inactualités et acribies

...et autres mémorables... Saison II, épisode 4 : Misenum

14 Août 2019 , Rédigé par pascale

     Faut-il vouloir désavouer par avance les stratégies du destin pour baptiser un bateau Fortuna, surtout s’il est militaire ? On peut le penser. Puis l’oublier si l’on croise dans la baie de Naples. Les champs Phlégréens ne le sont pas tant que ça, seule la beauté de la mer allume mille feux aux yeux des poètes, des penseurs, des habitants eux-mêmes capturés par et retenus dans la magnificence des paysages, et s’en remettent depuis toujours à la quiétude que l’air, la terre et l’eau, répandent alentour.

 

     Il fait bon. On reconnaît le changement de saison à la fraîcheur des petits matins, aux nuances orangées du ciel le soir, aux raisins arrivés sur les tables de Stabæ la luxueuse, Misenum la portuaire, Oplontis la résidentielle, et les olives nouvelles, la sorbe en couleur d’automne chez Lucius Crassus Tertius qui fait allumer des braseros pour dîner sur sa terrasse et admirer l’anse dans laquelle la flotte impériale vient de prendre ses quartiers. Il y a bien une sensation tout à la fois insignifiante et prégnante, de celles qui vous retiennent parfois devant un ciel immense et sublime, mais Lucius Crassus n’est pas homme à prêter attention à l’infime, trop soucieux de garder intacts les signes de sa réussite, sa villa, ses fresques, ses bijoux… qu’il manqua de perdre il y a dix-sept ans dans un séisme aussi inattendu que violent, lui causant des dommages considérables qu’il réussit cependant à réparer. Il ne faudrait pas que le souvenir d’un moment si douloureux vienne gâcher ce sentiment de bien-être et de satiété qu’il goûte devant la mer chaque soir et jusqu’aux premiers froids de l’hiver, et que le léger rappel que le sol envoya il y a deux ans environ dans toute la région ne réussit pas à entamer. Alors, quand le ciel se rétrécit, enfermant tout dans une épaisse enveloppe de fumées grises, Lucius Crassus ne s’aperçut de rien. Il était encore trop tôt ce 24 Octobre, il n’avait pas mis le pied hors de sa luxueuse demeure.

     En revanche, à Stabæ, un peu plus au Sud, une inquiétude extrême tourmente deux habitants, au point que l’un -ils sont parents- décide de réagir : on vient lui porter la supplication d’une connaissance romaine, prise au piège du déchaînement soudain du Mont Vésuve, ce qui conforte sa décision de partir sur le champ rejoindre Misenum et la flotte impériale qu’il commande. Depuis ce jour, son jeune neveu et fils adoptif resté sur place ne l’a jamais revu vivant.

      Vingt-cinq ans plus tard, il raconte ce qu’il sait, ce qu’il a reconstitué, ce qu’on lui a rapporté. Comment son oncle et père adoptif, après avoir parcouru l’Empire du Nord au Sud, de la Gaule à l’Espagne, rempli tous les devoirs de ses charges, conseillé Vespasien, réalisé la plus grande Encyclopédie d’histoire naturelle jamais écrite, étudié Sénèque, infatigable travailleur, omniscient, comment cet homme admirable trouva avec la mort, le linceul de cendres dans lequel on le découvrit intact et parfaitement conservé (corpus inventum integrum). Dix-neuf siècles et quarante ans plus tard, on en sait beaucoup plus, on sait presque tout, mais on ne peut s’empêcher de relire les deux lettres que Pline dit le Jeune écrivit à Tacite sur la disparition de Pline dit l’Ancien et l’éruption du Vésuve. L’itinéraire de l’un pour rejoindre Pompéi et Herculanum, compliqué par les fumées, les ponces, les nuées ardentes, les coulées de lave brûlante de l’autre. La foule qui s’enfuit vers la mer pour échapper au pire. La mer qui recouvre le littoral dans un raz-de-marée inouï. On apprend des fouilles, des recherches, des travaux, qu’ils sont morts asphyxiés, ceux qui sont sortis de chez eux et carbonisés ceux qui sont restés. Ou selon qu’ils vivaient à Pompéi ou à Herculanum. Que le tapis de cendres dans les rues était aussi épais, et peut-être bien plus, que celui de la neige en hiver sur les flancs de l’Etna, l’autre monstre et connu de tous, à jamais légende du philosophe d’Akragas. On sait aussi, et cela dès la correspondance de Pline dit le Jeune, que ce jour-là le jour se confondait avec la nuit, tant fumerolles, émanations, vapeurs contraignaient toute lumière. On a même appris très récemment qu’il fallait réécrire les livres d’histoire et de latin, ou seulement les premières lignes consacrées à l’Éruption –ou aux Pline– pour la rajeunir de plusieurs semaines : preuves ont été dûment, irréfutablement établies qu’il s’agit du 24 Octobre et non du 24 Août –de l’an 79 de notre ère. Cela fait 20 ans, 20 ans seulement, que l’on a authentifié le squelette de Pline dit l’Ancien, au milieu de plusieurs dizaines, mais légèrement à part, à l’embouchure du fleuve Sarno, porteur de nombreux et riches bijoux. On sait où son cadavre avait été trouvé, on a lu Pline le Jeune, mais on le croyait disparu, corps et biens. On avait à moitié tort, car du corps s’il ne subsiste que quelques os, les biens, quand ils sont bracelets et torque d’or et d’ivoire, font des restes bien plus présentables, accompagnés d’un glaive richement orné. Et les motifs en coquillages des indices très suffisants d’appartenance à la marine et son haut commandement ; on apprend aussi et encore que ce squelette remarquable peut raisonnablement être rattaché, comme Pline dit l’Ancien, à la classe équestre par les têtes de lion caractéristiques sur le bracelet sus nommé. Enfin, le crâne déposé au Museo storico nazionale dell’arte sanitaria de Rome, un musée de la médecine en somme, a toutes les chances d’être reconnu plinien, de Pline l’Ancien mort devant Pompéi en allant secourir ses concitoyens en application de la sagesse stoïcienne, puisque l’étude de ses dents a révélé un cocktail d’isotopes ad hoc…

     Ergo, il faut tenir pour acquises deux choses –et quelques autres, mais deux– à propos des philosophes : primo qu’il leur faut demeurer éloignés des volcans ; deuzio, rédiger leurs dernières volontés sur le devenir de leurs os et particulièrement de leur crâne, qui a une fâcheuse tendance à être décollé de leur corps*… Mais aussi que non solum l’œuvre de Pline a vécu loin et hors de sa dépouille présumée, sed etiam, ce que l’on vient de découvrir, ne la modifie pas d’un iota. Qu’il ne faut pas manquer de revêtir le mort illustre d’autres habits bien mieux taillés. Ce que le Jeune Pline dit de son oncle l’Ancien montre aussi et d’abord un homme de l’antique, pétri de ses lectures stoïciennes, là où l’on pourrait voir et s’en offusquer, une certaine indifférence à l’urgence, voire un certain mépris. S’il y a mépris, c’est à l’égard du danger et de la frayeur qu’il suscite ; le détachement affecté de Pline rapporté dans les deux lettres de son neveu, est le contraire d’un désintérêt ou d’une désinvolture, ils entreraient d’ailleurs en contradiction avec sa décision de partir mettre les nefs et les liburnes au service de la population. Pline le Jeune rapporte que son oncle, qui s’est arrêté préalablement chez un ami à distance du volcan, prend un bain, se repose, se détend. Il n’y a là aucun scandale, l’image de la tranquillité de l’âme, l’ataraxie -équanimité- commune aux épicuriens authentiques et aux stoïciens est une obligation d’ordre moral. Le neveu est précis : l'oncle soupe avec gaité, ou en feignant la gaité ; à quoi cela sert-il de propager et multiplier les peurs ? avons-nous le moindre pouvoir sur les éléments ? pour le dire en termes précisément stoïciens, cela ne dépend pas de nous. Il faut donc, en dépit de la gravité de la situation, éviter le trouble de l’âme. Cela s’appelle aussi, dans ce registre, la temporisation que l’on pourrait traduire par la suspension des effets dramatiques ; entre le défi posé par le volcan et la souveraineté de sa volonté, Pline l’Ancien ne choisit pas, il sait. La seconde est la seule sur laquelle il a du pouvoir. Il va (tenter de) s’adapter à la situation. Raison contre émotion. Cela lui coûta-t-il la vie, et celle de ceux, ils furent nombreux, qu’il ne put sauver à temps ? Mais qu’il n’aurait pu sauver de toute façon chuchote Sénèque à notre oreille….

Il avait appelé son bateau Fortuna, on s’en souvient.

 

 

[*cf l’aventureuse histoire du crâne de Descartes, archives 8, 10 et 14 Mai 2017]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
D
La temporisation, cela s'apprend. Comme le chi kung.
Répondre
P
Pensée pour le regard doré/cendré de Monsù Desiderio.