inactualités et acribies

Pince-sans-rire… et sans le faire exprès*

26 Décembre 2019 , Rédigé par pascale

 

  Le doux Racine, a-t-il tenté d’empoisonner la Champmeslé comme on le dit ? Question sans la moindre pertinence, absurde, et rapprochement parfaitement criminel que celui du talent et de la vertu, du génie et de l’honnêteté morale. Ainsi parlait Gabriel de Lautrec, en 1923, le cousin d’Henri, le peintre. Gabriel fréquente assidûment Le Chat Noir1, Alphonse Allais et les cigares. Frasques et canulars. Ça rime. Aussi, jeter des chaises dans les bassins du Bois de Boulogne pour que les poissons puissent s’asseoir, est menu fretin dans la besace des bambocheurs2. Dont voici quelques autres noms, histoire de saliver un peu, certains passant plus ou moins par hasard, d’autres fidèles abonnés, sans oublier le crayon de Caran d’Ache, au trait si fin et tranchant. Ainsi, pour les plus connus, pressés dans le même asoret, j’appelle : Georges Fourest3, Francis Jammes, Willy, Germain Nouveau, Albert Samain, Charles Cros, Jean Lorrain, Robert Salis — le fondateur du noir félin —, Aristide Bruant, Eric Satie, un certain Paul Verlaine… entourés d’une cohorte bruyamment joyeuse et franchement arrosée, d’autres moins connus de nous, Achille Mélandri, Léon Riotor, Léon Xanrof, juste pour dire.

   Traducteur de Marc Twain, Gabriel de Lautrec affiche en exergue du texte court — L’Éléphant —, paru dans la revue Le Chat noir, le 7 janvier 1893, cette délicieuse formule de l’écrivain américain : L’éléphant est un animal qui mange avec sa queue. Des lignes parfaitement noires comme l’humour semé, récolté et cultivé, rue de Laval, puis Boulevard de Clichy. Tout le monde sait, en effet et par exemple, qu’en cas de nostalgie pachydermique fréquemment causée par une paralysie des cheveux, il ne faut pas hésiter à prendre la peau de l’animal pour en faire de menus objets, porte-monnaie, porte-carte en peau de crocodile. J’entends qu’on se récrie ! Inutile, c’est délibérément loufoque et gratuit, pour réchauffer les pisse-froid.

   Aussi, revenons aux propos de Gabriel de Lautrec pour lequel il n’y a aucun rapport entre l’art et la morale, dans cet article4 étonnant où il se pique de parler d’un rapprochement plus injustifié encore, celui de la Philosophie et des Mathématiques ! On lève le sourcil, on s’alarme, on s’inquiète. Certes, Gabriel a enseigné le latin et le grec, ce qui est un gage de sérieux, même pour un humoriste, et même surtout pour un humoriste, mais de là à l’adouber double maître ès réflexion épistémologico-ontologique, faut peut-être voir. Nous n’avons pas hésité. L’animal est malin, aussi, quelques assertions pourraient passer pour valides, comme la différence des deux démarches : a priori pour les mathématiques, dont on peut lui accorder qu’il connait la signification fine et précise de ce mot, inductive pour la philosophie, et là, rien n’est moins sûr… comme la suite le confirme ; où Platon est qualifié de poète — lui qui voulait les jeter hors-les-murs de la Cité, pour être trop soumis à la puissance d’une inspiration immaîtrisable. Ou les insaisissables assertions de Malebranche et Leibniz — insaisissables par excès de généralités — placées au-dessous du ridicule. Bien sûr, tout cela avance sans la moindre preuve textuelle, preuve à son tour que ce Lautrec, qui n’est pas un imbécile, a l’intention de se moquer de nous. Car si trois pommes n’égalent pas trois poulets, il n’y a justement aucune raison de comparer le fruit du pommier et le gallinacé sinon sous le seul rapport du chiffre trois, qui n’a jamais présupposé l’égalité de ce qu’il décompte. Sans la moindre hésitation, si l’on peut dire, le doute méthodique de Descartes, est une simple plaisanterie. Ce qui le fait écrire n’importe quoi… ou presque ! Subtilement, Gabriel de Lautrec avance des pions, et suggère, par une métaphore mobilière qui nous ravit5 que le raisonnement cartésien n’est probablement pas simpliste, bien que lui-même le poursuive en accusation d’infantilisme, et affiche, avec un culot assumé (car enfin, cet article a vocation à être lu) le contre-sens de tout débutant livré à lui-même à propos du Cogito. Doublé de la confusion la plus répandue entre vérité et réalité… doublée de celle entre intelligence et entendement… doublée d’un contre-sens sur le terme de sensibilité. Le diable ne se cache pas dans les détails, mais dans la grossièreté des arguments. Aussi tout aussi grossièrement, l’humoriste nous lâche tout à coup, passant à Pascal, dont il loue la poésie, mais surtout comprend la souffrance d’être trop intelligent, il eût mieux valu, pour lui, avoir la mentalité de la dame des chaises ou du bedeau.

   Bout  d’oreille mathématique qui pointe sous la cagoule. Jolie formule d’un manieur de mots qui a fait de la gouaillerie son credo quotidien et préfère un effet d’accroche à un développement éclairé et sérieux, qui est pris à son propre jeu et le reporte sur des systèmes de pensée qu’il fait tenir en une phrase, pas plus. S’il est aisé de jongler avec ces mots — ce qu’il reproche à ceux dont il parle — il est plus aisé encore d’inverser la charge de la désapprobation. Pourtant, et jusqu’au bout de ce petit texte, les phrases sont trop sérieuses pour être sincères, et dans cette apparence aussi polie qu’un miroir déformant, il est bien difficile de penser une seule seconde que Gabriel de Lautrec voulut donner là une leçon. Sinon de persiflage. Qu’il suffise de retourner au sous-titre de l’article : Considérations d’un humoriste.                 

*titre librement adapté d’une phrase d’Eric Satie : D’aspect très sérieux, si je ris, c’est sans le faire exprès.

1 Célèbre cabaret montmartrois (1881-1897), fondé par Rodolphe Salis.

2 Lire l’excellente Préface d’André Velter au volume Les Poètes du Chat Noir, 1985, Poésie, Gallimard.

3 Ibid. archives, 23 septembre 2018.

4 Mercure de France, 1923 : « Mathématique et Philosophie. Considérations d’un humoriste ».

5 « Ce déménagement provisoire » duquel « le moindre meuble » ne peut s’égarer

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D
Un humoriste considérable.
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P
L'époque, la nôtre, est d'une tristesse infinie à côté de celle-ci !