inactualités et acribies

L’instantané petit portrait d’une ruminante.

2 Mai 2022 , Rédigé par pascale

Les bonnes occasions viennent toujours d’ailleurs : si nous avions pour nous-mêmes et sans hésiter la mesure de ce qui (nous) convient, nous ne les autoriserions ni à nous provoquer ni à y consentir, et si nous ajoutons le zeste de procrastination qui avantage souvent les surprises fructueuses et avec elles l’énergie et la concentration pour nous y adonner, nous passerions plus de temps à ne rien faire qu’à nous agiter. A la seule condition, cependant, que ce temps – cet usage de soi – fasse réceptacle pour un travail en soi en dépit du monde ; à condition, disons-le autrement, que tout – ou partie, bien sûr, l’inconscient choisira – de ce que nous avons appris, retenu, oublié, enregistré, accumulé, fasse acharnement silencieux, entêtement incessant, activité permanente. Je pars de loin tandis que ces remarques liminaires (me) viennent à l’instant et procèdent assurément de ce que je décris.

         Je pratique méthodiquement l’absence de méthode : ouverture simultanée de chantiers multiples, près d’une dizaine de livres béent à portée de ma main, ici ou là, des paperolles partout à la fois sur les bureaux et les tables, des rangements toujours provisoires de documents ou autres textes – ce qui annule le principe même du rangement – des dossiers en attente et en vue de, des notes à lire, à relire, à rerelire, sans oublier la saisie incalculée – du moins le pensè-je – d’un volume qui se présente per se, sans que rien – n’est-ce pas ? – ne l’ait provoqué, dussé-je le sortir de force d’entre deux autres.

L’absence de méthode est un alibi formidable pour, en ratissant large, ne retenir qu’un peu, abandonner beaucoup sans jamais abandonner ; nourrir obsessionnellement la volonté insensée – incomblable et impossible à contenter – de toujours occuper mon esprit, de le nourrir, gaver et gorger sans jamais le rassasier. Ce qui exige non point un emploi du temps, ni un emploi de mon temps, mais l’inemploi volontaire du temps ordinaire, le dessaisissement du temps commun qui commence – horresco referens – par le refus de gaspiller les heures à lire les recommandations des librairies et autres médiathèques clientélistes et grégaires. 

         Aussi, l’inactualité est mon rythme, que je ne confonds pas avec le démodé, l’anachronique, le vieilli, le vieillot, le ringard, l’usagé, je laisse à d'autres le choix de ces mots qui font cache-misère. J’essaie de cultiver, cette force qui permet à quelqu’un de se développer de manière originale et indépendante, de transformer et d’assimiler les choses passées ou étrangères, ces mots sont de Nietzsche in Considérations inactuelles, II. Distinguant, quelques pages plus loin, les savoirs de l’homme moderne de ceux de l’homme ancien, il précise que la culture (prudence pour la traduction française de ce mot à partir de l’allemand) du premier est une sorte de savoir sur la culture ; nous autres modernes, nous ne possédons rien en propre et nous (r)emplissons cumulativement. Il propose cette image efficace d’une encyclopédie qui par destination contient l’ensemble des savoirs constitués, mais dont le titre, autrement dit, ce qu’on lit sans ou avant de l’ouvrir, serait « Manuel de culture intérieure pour barbares extérieurs ». Il y a là deux volontaires ambiguïtés. La première est de penser cette culture intérieure à l’égal d’une profondeur, alors qu’elle est à l’intérieur d’un contenant auquel on va soustraire du contenu, le puiser, voire l’épuiser. La seconde, est d’oublier – ce qui ne risque pas d’arriver pour Nietzsche – le sens premier de barbare ce qui fait quasiment pléonasme en le qualifiant d’extérieur, on n'y revient plus. Aussi, l’usage instrumental des livres et des textes – y employer son temps en vue de le remplir quantitativement, quand il n’y a plus rien d’autre à faire – fait contre-sens. Dans Considérations inactuelles III et à cette aune, Montaigne est placé très haut – aussi haut que Schopenhauer – pour cette qualité qu’ils ont en partage comme écrivains : ils apportent la sérénité à l’existence. Du fait qu’un tel homme (Montaigne) a écrit, le plaisir de vivre sur cette terre en a été augmenté. Lisons bien, justement, Nietzsche ne parle pas de passer de bons moments, ni de se changer les idées, comme on peut l’entendre si souvent, mais du plaisir de vivre, la différence entre l’extérieur, même savant, auquel on est profondément indifférent  quoi qu'on en dise – sinon pourquoi cette boulimie de livres commerciaux ? –  et l’intérieur, le soi-même, ce qui nous rend définitivement des humains ruminants.

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