inactualités et acribies

Sans titre (de gloire).

6 Septembre 2023 , Rédigé par pascale

 

 

 

Il y en a qui cumulent les curiosités ergo les suscitent, ils sont à eux seuls une centrifugeuse douce de laquelle émane un mélange de tendresse et de peine, qui nous atteint.

Dans un cimetière involontaire — que je n’ai ni cherché ni voulu atteindre — qui se trouvait là, à mes pieds, sous un soleil bleu intense, je suis entrée parce que j’entre toujours dans les cimetières involontaires. Toujours ils cachent d’infinies petites attentions à qui veut s’en faire l’indiscret sans indécence. On ne dira pas, non, non, qu’elles sont un cadeau du ciel, mais un présent passé – très passé, trépassé – de la terre en tapis d’herbes sèches, litière pour nos semblables, nos frères, nos inconnus d’avant, devenus vives paroles pour toujours. Un regard suffit pour que passent en vous des tombereaux de condamnés à supporter l’éternité en solitaires. Et devant l’un, ou deux ou trois, vous ne vous arrêtez pas, quelque chose le fait en vous.

La prise fut patronymique, qui s’en étonnera ? mais là, nom et prénom, Théophile Athenes, ce n’est plus une trouvaille, c’est une gâterie. Si le silence est de mise dans les champs du repos – bien vu, bien dit, il ne faut pas réveiller ceux qui dorment, il ne faut pas réveiller les morts – en revanche, la courtoisie n’étant pas toujours réciproque, il y a des morts qui vous asticotent incognito. Théophile Athenes, ça vous gratouille, vos antennes neuronales, branchies philosophico-étymologiques, celles qui, même en veille, fonctionnent toujours et vous transbordent dans l’au-delà de l’instant et du lieu où vous croyez que le hasard a porté vos pas, alors que, peut-être, Théophile Athenes lui-même s’en est chargé, s’est chargé de vous, tel Énée pour son père mais tout à l’envers : il ne vous porte pas en terre calme et méritée, mais pour que vous le sortiez de là, oublié de tous. Je me rendis, au sens militaire du terme, aux hypothèses qui se présentaient, reddition de bonne grâce, une rareté dans l’histoire des combats, ce champ des morts devint un champ d’honneur depuis un champ de ruines.

L’année terrible a de la naissance d’Athenes, sans en connaître le mois, ni le jour ni l’heure, Jean-Pierre Brisset était dans sa 34ème année ; Hugo frôlait la soixante-dixième ; Pétrus Borel, mort depuis 12 ans. Rimbaud avait toujours 17 ans. Où Théophile vit — quelle magnifique homonymie entre vivre et voir ! — où il vit le jour, on ne sait, ni où il le quitta, on n’est pas forcément inhumé au lieu de son trépas. Décidément, les lieux-dits manquent ici, en revanche, les dates et l’onomastique verbiagent.

On oublie toujours trop vite ou l’on sait trop mal ou trop peu, qu’entre les deux néants où roule une existence, il se peut que les humains, les espaces, les évènements, se soient donnés le mot pour cumuler les tragédies. A peine le temps de souffler, déjà il faut mourir. 1871-1945 : entre la guerre contre les Prussiens, la Commune, la première boucherie mondiale et l’autre juste vingt ans plus tard, naître, grandir, souffrir, périr. Théophile Athenes fut coincé là. Las ! il ne fut pas le seul. Son prénom fit-il immunité contre l’adversité des temps et des hommes ? Ou lui fut-il donné par précaution, prophylaxie, par mode ou par choix ? en l’honneur de Théophile de Viau, ou Gautier – 60 ans à sa naissance ? pour honorer un oncle, un ancêtre, dont les amitiés particulières avec les cieux pouvaient faciliter les intercessions en faveur du petit ? On ne saura jamais en quoi la vie de Théophile, placée sous la haute autorité d’un aréopage forcément divin qui lui serait accommodant, fut meilleure qu’une autre. A sa mort, Le couchant n’était plus qu’une lame sanglante b. Dorénavant il repose sur les champs de France/Où dorment des morts d’avant-hier c.

Ici, au loin de tout, Athenes gît sous une pierre moussue piquée de quelques fleurs vernissées en bouquet de porcelaine fanée. Mais si La pierre sent toujours la terre maternelle d , pourquoi donc es-tu là si tu viens de là-bas ? Certes, il y eut des Ducs d’Athènes en des siècles anciens – dont un assez célèbre Othon de la Roche suffisamment établi pour correspondre avec Honorius III, le pape du moment e – mais gageons que Théophile mort au champ n’est pas de la ville et n’avait aucune noblesse ni noblaillerie en ses veines pour se porter aux confins de l’empire romain. Il nous faut lui broder lui rentraire lui festonner un manteau qui ne soit souquenille ni cache-misère. Rendons-lui une chlamyde de lin et son agrafe d’or et d’ivoire, juste le temps de l’écrire et lui tisser un texte, un vêtement sacré, sacerdotal, avec un tel prénom, ou un armement d’hoplite au bouclier de fonte, hommage à la Cité antique. Portes-tu, sous la terre, un chiton de laine qui sonne avec souterraine, Athènes, Hélène, hellène ; j’aimerais bien aussi te coiffer d’un casque, mais ça commence à faire lourd quand la cuirasse des mots cache mal l’émotion, peut-être reposes-tu ton crâne à l’abri d’une kunée   ( κυνέη )  pour garantir ton invisibilité ? ou cherches-tu les sandales ailées  ( πτερόεντα πέδιλα qui t’auraient permis – tel Hermès ou Persée – de parcourir les nuées, de passer dans l’autre monde, de voler comme la pensée. Quelque chose d’impalpable sous le soleil furieux, passa sans que je bougeasse, sans que la terre s’ouvrît ni l’éther se fendît : je revis l’homme qui riait avec les dieux qui, de toute banalité, fit son étonnement métaphysique quotidien, préférait Scot Érigène à Aristote décaféiné et, toujours la malice en bout de plume, se surnommait le barbouze de l’Antiquité. f

Et puis quel Grec es-tu, toi-l’Athénien-qui-aime-les-dieux, un mot que j’écris toujours au pluriel pour ne fâcher personne. Même Kierkegaard le fit : « J’ai été ravi au septième ciel. Là, tous les dieux étaient assemblés. » g Es-tu descendant (descendu) de ces Grecs nés en Gaule, je pense à Phavorinos (Favorinos d’Arles), l’ami de Plutarque de Chéronée, à une époque – I-IIèmes siècles – où le bilinguisme gréco-latin triomphait chez les lettrés ? ce Gaulois romanisé était un Grec, c’est lui qui le dit, c’est ainsi qu’il se présente depuis ces contrées où les idiomes les plus confus régnaient partout, que la langue grecque appelait barbaroi. D’aucuns franchirent tous les Rubicon dogmatiques pour lire par-dessus l’épaule des plus grands et ensemencèrent la terre gauloise où fleurent aujourd’hui toutes les racines doubles – les rhizomes – d’une langue si belle.

Je commençais à comprendre que le temps ne sépare pas ; il unit. f

  

a) Victor Hugo, titre du recueil lié à l’an funeste 1871, paru en 1872. b) ibid c) Rimbaud – Les Corbeaux (1870-71 ?) ; d) id. Mes petites Amoureuses ; e) début du XIIIème siècle f) Lucien Jerphagnon, bien sûr ; g) in Diapsalmata.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
E
Beau et émouvant tombeau pour Théophile, qui évoque tant de souvenirs littéraires et historiques, à commencer par ces inscriptions grecques et romaines qui adressent le salut du défunt au passant. Vous avez merveilleusement répondu à ce salut et à cette invitation à converser par-delà le mur de la mort. Et ce n'est pas seulement avec l'énigmatique et poétique Théophile que vous avez noué conversation, mais avec tous ceux qui vous lisent saisis d'étonnement et d'amitié devant tant de science et de conscience. On voudrait savoir où exactement se trouvent cette pierre si peu tombale et sa plaque de métal et mener une enquête historique et policière pour en savoir plus sur Théophile. Que de possibles s'ouvrent à notre imagination!<br /> Bien à vous,<br /> Eric Warot
Répondre
P
Théophile est un lambda pour l'éternité. Là où il repose, c'est à peu près nulle part, en presque campagne en bordure d'une presque toute petite ville, laquelle jouxte une moins petite. Il faut juste franchir la Loire si l'on est au-dessus ... Evidemment, ses nom et prénom m'ont intriguée - je me suis même demandée si ce n'était pas une manière anonyme de lui rendre un état civil peut-être perdu. Mais, oui, je me suis laissé porter par une sorte de méditation païenne, j'ai laissé venir tout ce qui le voulait bien. Ce ne fut pas difficile au fond. Dans ce même cimetière involontaire, je fis une autre rencontre intrigante, qui me tirera la manche un jour, peut-être. Merci, une fois de plus, merci.<br /> Pascale