inactualités et acribies

« le désespoir d’être un mutant dans l’insomnie du monde. »

28 Février 2024 , Rédigé par pascale

 

Par ces mots d’une infinie tristesse s’achève Décombres* de Jean-Michel Maubert un livre qui recueille trois textes — Bestiaire, Pénombres, Abattoir — écrits rampants dans la terre boueuse et le sang noir, modelés au plus près de visages fracassés, couverts de peaux déchirées et de corps blessés, poussés dans la rouille et le béton de paysages épais et lourds des souffrances de mille créatures pérégrines, effrayantes-effrayées, desquelles une terrifiante bonté ressue désespérément. 

Je ne sais pas si l’on peut parler — et se faire comprendre — d’hyperbole négative pour tenter de qualifier la force tellurique de l’écriture de cette prose époustouflante dans ses mots, ses phrases, ses organisations mêlées, où le sens premier et sacré du mot texte se crée à chaque ligne et page dans un tissage de motifs filés en teintes et sonals modifiés dans l’invariable. Il n’y a alors de négatif que le sens photographique d’un révélateur, la puissance de faire advenir d’étranges beautés troubles, d’apocalyptiques paysages, d’hallucinantes créatures hallucinées, d’infinies bontés et souffrances jointes au milieu des gravats, gravois et ruines d’un monde dont on ne sait s’il est déjà passé – il y a quelques dates à ce calendrier infernal et quelques indices, dans Abattoir notamment – ou s’il va nous submerger bientôt. Loin d’être une négation inféconde, ce « négatif » retient pour mieux les lâcher, contient pour mieux les montrer, l’infinité des possibles humains, rien qu’humains, l’écho nietzschéen est volontaire bien sûr, à cet écart près que Jean-Michel Maubert humanise tout ce qui vit et respire, naît et meurt.

 

Décombres paraît un an environ avant Le sacrifice du géomètre et autres textes** ; le hasard objectif et heureux de ma lecture en ordre inverse de parution, fut, il me semble, un atout, une chance, pour entrer dans les impressionnantes visions de J-M Maubert. Ce monde qu’on dirait préhistorique et-ou légendaire, translaté dans une époque post-industrielle apocalyptique — Bestiaire — est, à bien des égards, celui du géomètre à venir ; les variations chromatiques des gris, noirs et anthracites comme autant de fils croisés d’une tapisserie onirique ; le labyrinthe comme leitmotiv architectural et image obsessionnelle ; la femme-machine aux accents lamettriens – on n’oublie pas que La Mettrie, le philosophe du 18ème siècle, était médecin, une figure et un personnage centraux dans le livre, notamment dans Abattoir  – et d’anti-thaumaturges qui mutile(nt) des bêtes pour créer des animaux-machines dans le quartier des abattoirs qui était comme un labyrinthe ; les ailes, icariennes réellement, i.e nées avec l’enfant, mais icarien est aussi le nom qui désigne le monde du cirque, lequel avance et dépérit, sauf à avoir pu être cinématographié — Pénombres — ; les os, les crânes, les squelettes des morts ou des vifs, bancals, tordus, en miettes, les peaux ternes, toute d’opacité lunaire, les odeurs extérieures et internes, une puanteur d’égout dans la tête ; des agonies éternelles et des blessures inguérissables. Des rêves et encore des rêves sculpteurs de réalités sombres. Des textes, des lettres, des récits, des mémoires et autres cahiers — Abattoir — imbriqués les uns dans les autres, indescellables, autant d’écrits internes pour cimenter les mots qui retentissent d’un livre l’autre  ; des Pénombres et métamorphoses illuminées de lumière noire – Kafka, Trakl, Tarr, immergés anonymes dans les images tourmentées, une chapelle de ténèbres – ou quand l’axolotl peut côtoyer Hegel, et l’image à peine floutée de Nietzsche ou plutôt diffractée en reprises déclinées de l’épisode vrai de son effondrement physique et psychique pour avoir protégé un cheval des coups de son maître cruel***, l’épisode biographique est suffisamment connu pour n’être pas nommé. J’ai voulu deviner aussi – ai-je bien fait ? – parmi plusieurs Rhinocéros dont un muni d’une béquille, celui de Dürer, pour être chercheuse et trouveuse obstinée d’indices, le burin du sculpteur apparaissant quelque lignes plus loin ; un porc-épic schopenhauerien ? peut-être même – mais ne suis-je pas saisie par une sorte d’auto-fertilité au contact de ces pages ? – peut-être même une Frida Kahlo imprécise dans ce bref portrait de femme, des yeux noirs intenses, un teint de craie étonnant —( était) blessée, une barre de métal lui était entrée dans une jambe.

Les animaux et les humains ont échangé leurs membres, leurs peaux, leurs visages, indistinctement. Ils sont mutilés, blessés, agonisants, inexistants aussi, soit pour être ce qu’il convient de nommer des morts-vivants, soit pour être conçus par la seule plume de l’écrivain, soit pour survivre sans fin ni faim aux conditions qui mènent depuis toujours à la mort assurée : l’exemplarité du Jeûneur, l’artiste de la faim, l’une des plus fortes assurément. J-M Maubert, qu’on ne s’y trompe pas, ne déroule pas le monde des lamentations, ces Décombres feraient-ils signaux pour les ruines et destructions passées et à venir, réelles ou imaginées. Il y a une joie sombre et antique qui nous ravit au sens le plus fort et ancien de ce terme, un rapt, non une délectation. Et notre âme – quels que soient les sens que l’on donne à ce mot, les philosophes ont des réserves en leurs besaces – en est toute chavirée.

L’âme est en vérité chose étrange sur terre dit Georg Trakl dans un de ses poèmes — vers commenté sur toutes ses facettes par Heidegger dans le chapitre qu’il consacre au poète, in Acheminement vers la parole — **** chose si étrange que les animaux n’en sont pas dépourvus : leur bonté pour les humains, et souffrance comme eux, si l’on voulait être plus que concis. Dans un autre poème, toujours cité par Heidegger : … Un visage animal/Saisi d’azur, devant l’azur sacré se fige. Et le philosophe de poursuivre évoquant la fixité du masque animal pour entrer dans le tacite. Dans Décombres et précisément Abattoir, le troisième et dernier texte, on sait, on apprend, on comprend, on lit que J-M Maubert reproduit, loin, près, l’itinéraire de Georg Trakl, où il opère sinon un renversement, au moins une inversion des masques : ils couvrent les visages humains, tandis que les animaux ont figure d’hommes — oh ! cette araignée qui sourit telle celle d’Odilon Redon — et inversion n’est ni contradiction ni négation. Dans ce monde à la Jérôme Bosch, où l’on croise un agneau-chat, un chien fumeur, une souris chanteuse, on côtoie les pires atrocités et les plus hautes bontés dans un partage inattendu et jamais définitif entre les mondes humain et animal. De Trakl, chez Maubert, on retrouve les traces transposées mais lisibles du charnier de la grande guerre – les horreurs auxquelles il dut – au sens d’obligation – prendre part comme assistant médical ; l’obsession pour la sœur – ici édulcorée tandis qu’elle fut réelle parce que réellement incestueuse pour le poète – la sœur qui, dans Pénombres, a écrit des poèmes géométriques ;  aussi l’usage du terme pourriture et synonymes explicites, titre d’un poème, Verfall, parmi les plus célèbres de l’écrivain autrichien.

 

Ces boucles qui nouent les trois textes de Décombres entre eux et avec le Sacrifice du géomètre à venir en termes de date de publication, se font par le vocabulaire, le choix des mots, leur usage intensif ou rare, ce qui, dans les deux cas, les rend remarquables. L’un des plus visibles, pour une empédocléenne non repentie, est celui de fragment. Certes, mon œil sélectif est coupable, mais les fragments, comme motsont si présents qu’on ne peut pas ne pas les saisir pour toute image de l’écriture et du monde écrit, décrit de et par J-M Maubert. Et pour autant qu’on les rapporte – audace de la lectrice emportée par le texte – aux labyrinthes et masques de toutes espèces, les mondes maubertiens faits de mille morceaux dispersés et souffrants qu’il recoud, répare et panse par son écriture colossale, font un univers d’éblouissantes et sombres créatures portées par « le soleil noir de la mélancolie. »

 

* Editions de l'Abat-jour, Collection Lumen. **Éditions Sinope, novembre 2021** cf archives 13 Janvier 2024 « Tracer une ligne dont il faut penser la brisure serpentine » ; *** (Neal) Il s’était accroché au cou d’un cheval qu’un charretier battait à mort. On l’a emmené à l’hôpital. Depuis, il passe sa vie en institution. **** « la parole dans l’élément du poème ».

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