inactualités et acribies

Le petit peuple des limbes et des ronces.

27 Mars 2024 , Rédigé par pascale

 

Les écrivains savent-ils que, souvent et involontairement, leurs lecteurs bousculent l’ordre du temps ? qu’ils ne les lisent pas toujours dans l’ordre – la chronologie – qu’ils ont voulus pour eux ou que leur écriture a imposés ? qu’un livre, un livre qui (vous) marque, que vous allez garder en vous bien au-delà de toute mémoire pointilleuse, minutieuse ou méticuleuse, n’a pas toujours été (é)lu en raison de la loterie plus ou moins prédéterminée des contingences multiples qui nous menèrent à lui, dont une partie, une faible partie seulement, nous est connue ? et que le premier – pour soi – n’est pas toujours, parfois est rarement, le premier pour celui qui l’écrivit ? Ce petit chaos accidentel que le bibliophage impertinent introduit dans le cosmos d’un auteur qui trace son chemin, ledit auteur l’ignore le plus souvent … y pense-t-il ? même un peu ?

 L’inactualité étant de mon usage, je pratique avec une obstination certaine la lecture anachronique — qui ne s’attarde ni aux annonces, ni ne tombe dans le battage et matraquage des publicités « littéraires » qui mettent en joie les revues et émissions du même nom et les libraires. Et puisqu’à toute règle il faut exception pour être crédible comme règle, j’excepte des parutions récentes, qui me sont indifférentes, celles qui – possiblement assez loin du barouf et des consensus médiocres – me sont de plume et-ou de savoirs décisifs ; je peux dire avoir eu ces derniers mois, quelques bonheurs inattaquables, de ceux qui me font lâcher (un peu) les philosophes auxquels je suis accrochée comme une moule à son rocher.

 

Dans cette petite liste enchanteresse Jean-Michel Maubert apparaît ici pour la troisième fois non seulement sans avoir préconçu l’ordonnancement de ma lecture – quelle horreur ! – mais en ayant avancé à contre-courant, sans aucune volonté consciente, bien sûr : après Le Sacrifice du Géomètreparu en décembre 2022Décombresen novembre 2021* – je viens de refermer Limbes suivi de Roncesnovembre 2015.  Voilà peut-être l’enchantement de cette remontée, rien n’y est étranger quelle que soit l’étrangeté : elle est semblable – en cela il y a une œuvre – elle ne l’est pas – en cela aussi. Une question me taraude à laquelle je ne pourrai jamais répondre : et si j’avais suivi le sens de l’écriture ?

Limbes et Ronces** réunis dans le même volume se ressemblent par l’essentiel – l’écrivant, je mesure la sottise de cette formule – aussi je précise, l’essentiel maubertien, lequel sera – au futur des œuvres à venir – était – au passé proche de mes lectures antérieures – revêtu de noir, maquillé de gris, couvert de rouille – y compris dans le lumineux Sacrifice du Géomètre - ; les enfants sauvages, en ce sens qu’ils vivent à l’abandon et entre eux aussi avec quelques adultes, sont difformés,  malades, parfois déficients, toujours tendres ; les chevaux, rhinocéros, chiens font un bestiaire infirme et souffrant  ; les convois ou déplacements processionnels, les rêves, les cauchemars ; les obsessionnelles mécaniques et machines zoomorphiques ou anthropomorphiques ; les lettres, les carnets, les écrits, les masques, béquilles, amputations et un rapport effroyablement insuffisant, voire nul,  avec l’alimentation qui donne à la maigreur, à l’asarcie, une présence oxymorique ; les couloirs, labyrinthes, excavations, terrains abandonnés ou incertains ce que font entendre les deux mots « limbes » et « ronces », même si, sauf erreur de ma part, il faut avoir tourné cent quarante pages pour voir imprimé le premier. Tandis que le second est partout, ou presque.

Lucas est mort ce matin. La phrase si camusienne dans sa forme et en sa place — la première du livre — installe un décor, un « intérieur » un mouvement, presque un récit, mais la lectrice – instruite depuis deux livres déjà – comprend qu’ayant les clés de son appartement, celui qui parle, ou écrit, use(ra) de mots de passe, mieux, de révélations, ce qui veut dire de secrets, de mystères aussi, et qu’il nous faut entrer dans l’univers onirique de l’auteur, c’est-à-dire fantomatique et mythique, qui ne tient que par une logique sans le moindre rapport avec le monde réel dont pourtant il vient. Nous sommes en ville, les tours, le béton, les toits, les murs de briques, sont là pour nous en convaincre, seraient-ils labyrinthiques et d’une ville-machine.

Mona aussi n’est plus. Avec Lucas disparaît une enfance de tendresse réciproque, incomprise hors d’eux. Peut-être vivaient-ils – Lucas certainement, J-M Maubert le dit – dans une sorte de Purgatoire, mais les Limbes, ce non-lieu entre Enfer et Paradis, cet entre-deux entre néant et éternité, ce bout de rien réservé, dans la sémantique chrétienne qui n’a plus cours, aux Innocents au sens biblique, ceux qui n’ont pas péché, les Limbes leur vont mieux, bien mieux. Car enfin, quelle fut leur faute qu’un baptême de quel ordre eût pu racheter ?

Souvent dans le récit – on cherche en vain quel mot serait le meilleur ou le moins mauvais – les uns en rencontrent d’autres qu’ils suivent un temps et laissent sans pour autant les abandonner : tel homme maigre, qu’on croirait sur le point de se métamorphoser, tel employé d’une boucherie chevaline, qui anticipe ou joue prémonitoirement la scène nietzschéenne d’un cheval roué de coups ce qui le mène à l’internement et à être poursuivi dans ses rêves par d’incessantes images en fragments

Toutes ces zones en friches dessinent autant des paysages « réels » bien qu’ils soient d’abandons, de misères, de maladies et de mort, qu’« irréels » parce que rêvés, souvenus, décrits ou écrits sur la ligne étroite et quasi invisible entre démence, déraison, spectres, mirages, chimères et précisions quasi narratives : incroyable plasticité de l’écriture de J-M Maubert nourrie d’un univers visionnaire infini où tout existe puisque les mots sont là « pour le dire » – quelque chose en moi pense. Qui a mis en moi cette pensée ? se demande étonnamment celui qui parle avec l’accent du Descartes des Méditations – à cette nuance près que les mots qui naissent pour le dire se décomposent en poussière. Ce monde, jonché lui aussi – cf Décombres – d’os, de crânes, de squelettes, d’animaux crevés, tanières, boues, bunkers, tunnels, est noir, tout noir, noir partout. Pas une seule page où le mot ne soit conjoint à un objet, une sensation, une impression, une vision, une idée et si ce n’est lui c’est le gris, la grisaille, les ombres, l’ardoise … Nous arpentons la nuit – nous qui sommes de la chair grise faite de nuit. Pas une page où il n’apparaisse, multiplié, surnuméraire, hanté, hantant jusques aux cendres elles-mêmes. Un monde où les portes n’ouvrent pas sur la lumière ou le jour mais sur des trouées d’ombre.

J’ai tout marqué à la pointe grise de mon crayon, il y faudrait des longueurs qui desserviraient le travail maniaque – au sens d’exclusif – de J-M Maubert. Une page m’a retenue – au sens de ralentie dans ma lecture, devenue plus paresseuse alors – par sa beauté simple ; est-ce parce j’y ai retrouvé le regard d’Actéon fasciné par Diane au bain ? une page qui ferait de chacun un parfait anagnoste, où Mona se baignait nue dans le lac.

Partout sont les ronces dans le second texte – et plus court – elles étaient déjà très présentes dans les limbes – insuffisamment hospitalières sous cet aspect, on n’en retient que l’innocence et la tendresse de ceux qui les hantaient. On sait, par la 4ème, que Ronces nous porte dans la vie – mais plutôt dans la tête de Georg Trakl et ses broussailles. On savait depuis Décombres aussi que là où il y a la sœur, Grete, il y a le poète. Ici, la parole est portée par l’aimée à la folie qui parle à et de son frère-amant-amour de sa vie. Celui dont la lecture – l’écriture ? – donnerait à penser qu’il l’aime plus follement qu’elle ne l’aime qui pourtant l’adore. Je ne sais. Et qu’importe au fond, J-M Maubert écrit avec passion tant les étranges et forts sentiments de ces deux-là que leurs hallucinations, leurs visions, leurs rêves aussi, bien sûr. Ici encore les eaux sont noires, le métal noirci, noirs les sillons, les arbres, noires les phrases, les racines, les bêtes et la rouille envahissante. Georg parcourt – du moins c’est une errance que J-M Maubert écrit pour nous – les champs de bataille de la guerre, celle qu’on dit la première mondiale. La biographie du poète confirme ces moments qui durent être au-delà du pensable tant les atrocités y culminèrent. Une page – là aussi inoubliable pour la raison inverse de celle que je nommerais d’ Actéon – tant le fracas des mots – importance de la ponctuation – en petites expressions courtes nous arrivent aux yeux et au cerveau par rafales : « l’inquiétude d’un pauvre chien – pluie lourde, tourbillons d’eau noire — lumière d’ardoise — opaque, dure, coupante — un amas de pierres gris anthracite sur le bord du chemin — la route — dans la poussière, les corps raidis d’un essaim de corneilles — ils jetèrent les cadavres dans une fosse boueuse (…) » ; la tête de cendre d’un cheval congelé dans la glace à peine le temps de nous étreindre, remplacée par celle d’un cheval amputé et d’une jeune femme, ensanglantée, à demi nue, comme crucifiée au milieu d’un tas de ronces … une contre-nativité – elle est entourée d’un âne et d’un bœuf – pour faire obstacle et offense à toute bonté divine dans ces champs de la mort.

Une autre page, magnifique, est mémorable – un récit de rêve, comme tant d’autres – parce qu’elle nous porte à nos propres mémoires de lectures et j’ai la conviction chevillée au cerveau qu’aucun grand texte n’existe seul, mais qu’il a – l’ignorerait-il et il l’ignore parfois – des béquilles au-delà de lui ; quand j’écris texte, je dis auteur ; ce peut être un tableau – la contre-nativité rassemble contre elles toutes les Nativités de la Renaissance – ce peut-être un récit qui a traversé les âges duquel ce texte est un bourgeon, un drageon, un rejeton, un scion, une greffe : nous sommes à Pompéi, au terrible matin où la ville a disparu sous la cendre, même la mer est grise, Pline ne reviendra pas, son corps dans la lave pour toujours. Georg fait de manière réminiscente et labyrinthique ce rêve où, étendu sur un rivage (…) le sable de la rive était gris (…) ce qui fut autrefois une peau d’homme n’était plus à présent qu’un mince voile de chair grisâtre (…) tu reposais sur un lit de galets noirs.

Texte où « les gueules cassées » nommées bouches fracassées par J-M Maubert nous percutent sans nous effrayer bien qu’elles soient effrayantes. — pouvoir absolu des mots justes — qui s’achève par l’inattendue découverte d’une petite hermine au dos marron, au poitrail et au ventre blanc, laquelle gisait dans un roncier mortel ; l’hermine – qu’il fallut achever, le mot est doublement juste, tant elle souffrait – peut-être pour préserver son innocence christique. N’avions-nous pas quelques pages auparavant touché du bout des mots et des vieilles mémoires qui nous constituent bien plus et mieux que nous ne le pensons, n’avions-nous pas frôlé cette présence et ce drame ?

*in Archives : 13 janvier 2024 : "tracer une ligne dont il faut penser la brisure serpentine" ; 28 février 2024 : "le désespoir d'être un mutant dans l'insomnie du monde ; ** Jean-Michel Maubert, Limbes suivi de Ronces, éditions Maurice Nadeau - 2015

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
P
Très bel article, excellente lecture. Vous écrivez : « J’ai la conviction chevillée au cerveau qu’aucun grand texte n’existe seul. » Savez-vous que Jacques Réda, dans *Quel avenir pour la cavalerie* [Buchet/Chastel, 2019], use de cette belle image : « Tout écrivain puise dans la nappe phréatique de ses lectures. » Une façon de renouveler la notion de palimpseste chère à Julien Gracq. Bravo à vous, Pascale que je connais pas, bravo pour votre belle lecture. Je vous enverrais bien un livre ancien de ma part, si je connaissais votre adresse. Très cordialement,
Répondre
P
Grand merci, Cher Pierre Perrin, vos mots me touchent, si navrée que les gens ne sachent plus lire, partant écrire et, bien sûr, parler.Je ne connais pas ce livre de Jacques Réda - dont j'aime par ailleurs les Mirabelles et les mots qui disent Paris. Je note, bien sûr, cette référence. <br /> Je peux vous transmettre mon adresse postale par courriel privé si vous me joignez à mon adresse électronique : pascale.martello@wanadoo.fr<br /> Soyez assuré de mes pensées sincères.<br /> Pascale.