inactualités et acribies

« l’impertinence polie »

24 Avril 2024 , Rédigé par pascale

[cet envoi fut déjà exécuté le 24 avril, mais il semble qu'il ne soit pas arrivé à tous les bons ports ; en présentant mes excuses à ceux qui l'auraient reçu - le site fut en travaux récemment - et qui pourraient penser que je hoquette, le voici pour les autres. ]           

 

 L'impertinence polie,                     

                                           l’eutrapélie de son vrai nom, lequel n’est pas seulement perdu mais aussi inconnu, sauf des hellénistes (toujours) distingués, des lecteurs d’Aristote, de Cicéron qui, tout en causant latin connaît un peu son grec, Saint Thomas d’Aquin un Père de l’Église qui s’autorise une glissade, Saint Paul pour ne manquer jamais un trait moralisateur ; sans l’avoir forcément appelée par son nom, l’eutrapélie fut l’objet de débats, de querelles, de développements allégoriques, d’essais, de parodies, de commentaires de commentaires et autres approches qui montrent, s’il en était encore besoin, qu’il vaut mieux avoir un terme pour punaiser une définition mais qu’en girandolant gracieusement autour par ajoutage, balayage, torpillage comme autant de nuançages, on distille par vaporisation sémasiologique des bouquets plus ou moins puissants de significations latentes à disperser en semailles fécondes ; ce que firent – entre autres – Ambrogio Calepino ou Robert Estienne, Érasme, Noël Du Fail pour les moins connus – encore que le calepin de Calepino nous soit familier … – Descartes, Pascal, Molière, mais surtout leurs commentateurs arc-boutés ou tordus mais penchés quoiqu’il en soit, au-dessus de mille équivalents d’un mot dont pourtant les supra nommés n’usent point. D’autres, au succès à peu près nul dans la grande braderie scolaire de la connaissance des Lettres, comme Guez de Balzac – dont la traduction de eύtrapelia par urbanité, francisation ultra fidèle de l’urbanitas cicéronienne nous laisse sur notre faim : elle ne tient pas bien compte du préfixe d’or – eu, eύ – qui, en grec, illumine doucement tout ce qui le suit par un poudroiement de bonté, de vertu ou de beauté – selon, une fois encore, la proximité des termes aux alentours, ce qui est, paradoxalement, vertigineux.

Cette approximation – ou ce floutage – dans les traductions françaises et latines de l’eutrapélie grecque a fini, évidemment, par la vider en partie voire totalement de son sens, puisque de « l’impertinence polie » – l’une de ses meilleures traductions chez Aristote – aux « propos grossiers, stupides ou scabreux » pauliniens, de l’idée d’un repos, d’une détente bienvenus pour l’âme chez Thomas d’Aquin à la toute simple bonne humeur, la vertu contenue dans les textes du Stagirite qui visent toujours la mesure médiane – l’eumétrie n’est-ce pas ? – cette vertu qui précède un enjouement adapté entre l’excès des bouffonneries et la sécheresse des rustreries*, a totalement disparu, en « faveur » de débats sur le rire, la parodie, la raillerie, l’hypocrisie, la bienséance – le quod decet – voire la convenance, où Molière est mis sur le gril avec Tartufe – mais répond dans une magnifique Préface trop passée aux oubliettes – ; Pascal mis à la question par les Jésuites qui ne semblent pas avoir saisi au plus fin l’enjeu de l’usage du rire chez ce janséniste avisé et ancien libertin, au moins nous offrent-ils un nouveau terme perdu sans avoir eu à le rechercher,  la scurrilité ou la bassesse et le mauvais goût en matière de plaisanterie. La scurrilité est donc bien plus fréquente qu’on ne le croit puisqu’elle est contenue dans toute ironie mauvaise** – celle qui s’habille de bienséance et de beau langage pour condamner sans procès, sinon ad hominem, ce qui (le) dérange, ce qui s’appelle de l’abattage et de la bassesse. Reconnaissons à la scurrilité une plus-value d’élégance verbale.

Dès 1890, dans un article de « La Revue des Deux Mondes » intitulé sobrement Les Provinciales, un certain J. Bertrand faisait remarquer que le mot eutrapélie a(vait) disparu de nos dictionnaires. Se référant à celui de Trévoux (sous la direction de Jésuites) il fait valoir qu’il ne s’agit pas seulement d’amabilité, de politesse, de plaisanteries et de gaîté, il y faut trouver de la joie et du plaisir, faute de quoi cela ressemble fort à de l’hypocrisie, de la bouffonnerie. L’eutrapélie ne se peut, en conséquence, qu’entre gens d’esprit. Ajoutons, pour ne point troubler, qu’on peut être « gens d’esprit » sans pratiquer l’eutrapélie, les « gens d’esprit » ne sont pas exempts de quelques défauts, dont celui d’être dévorés du désir d'être facétieux à tout prix – y compris celui de la méchanceté. (formule du R.P Garasse, un des correspondants de Descartes). Tous ont lu Aristote dont ils « adaptent » l’Éthique à Nicomaque aux temps actuels et de laquelle ils reprennent les traits de l’homme noble par l’esprit, la conversation, l’invention d’une « douceur » dans la fréquentation de ses semblables qui n’est pas loin de ressembler à une sorte de bonne humeur d’honneur. Il y a de l’eutrapélie dans, par exemple, les Lettres à la princesse Elisabeth de Descartes et chez tous ceux qui en appellent – on pense à Gassendi – à la noblesse de l’esprit laquelle s’agrandit et se répand par capillarité entre gens vertueux, pourvu qu’elle ne soit pas posture mais principe de bonheur et de joie, le contraire — redisons-le fermement, c’est une exigence omniprésente — le contraire de l’ironie basse et vulgaire.

Dans L’Ethique à NicomaqueII, 7 ; IV, 11 ; IV, 14 – Aristote a formulé à ce point l’essentiel, que la tradition chrétienne qui lui succédera aussi et d’abord dans l’exégétique des Pères de l’Eglise – Saint Jérôme, Saint Augustin, pour les plus fréquentés – n’a jamais eu à en corriger les principes si bien adaptés aux vertus chrétiennes. Loin d’elles – en des siècles plus laïcs ou des raisonnements athéistes – Aristote ne vieillit pas plus : cette disposition particulière est remarquable en ce qu’elle touche celui à qui elle s’adresse. Cela s’appelle le tact qui est d’un esprit libre, c’est-à-dire non porté par son intérêt privé à outrager l’autre. — la raillerie constitue une sorte d’outrage, ibidem 1128, a. Aristote ne manque pas de relever l’inconséquence qu’il y a à s’adonner à la bouffonnerie sans ménager les autres — tenant des propos que ne tiendrait jamais l’homme de bon ton, (et) qui ne voudrait même pas écouter certains d’entre eux, ibidem 1128 b — Il a fallu chercher un peu, mais dans l’Ethique à Eudème, le terme grec d’eutrapelia apparaît en III 7, 1234 a, traduit dans l’édition saisie au vol, par l’enjouement. Capacité de qui peut se situer à mi-chemin – la médiété si importante chez le Philosophe – entre l’homme grossier et l’homme froid à quoi je vais ajouter une petite pincée de mon sel et risquer de dire que les deux se confondent. Si l’on est assez grossier pour plaisanter aux dépends d’autrui on est donc – ergo, répondit l’écho – dépourvu de toute chaleur humaine. La médiété aristotélicienne désigne qui est capable d’inventer des plaisanteries dont un bon juge puisse se réjouir (l’enjouement) même si elles s’appliquent à lui-même. D’aucuns diraient, ont dit, disent : ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse, ou entendre ou lire ! Manier « l’impertinence polie » ne va pas de soi (l’expression est encore d’Aristote, in Rhétorique II, 12, xvi,) on y perçoit une quasi contradiction, il faudrait n’y voir qu’un ajustement mesuré (médiété) par l’évitement de l’hypocrisie – un terme trop « moderne » pour Aristote, mais pas pour Bossuet : « N’y a-t-il pas des hypocrites d’honneurs, des hypocrites d’amitié, des hypocrites de probité et de bonne foi », ceux-là n’ont de saintes maximes que pour eux-mêmes …

         Cette politesse du cœur, on la doit à ses amis qui vous la doivent en retour. Y manquer – au nom d’une prétendue sincérité qui obligerait, par une nécessité de quelle nature ? à être blessant, au nom justement de l’amitié ! – en est l’exact contraire et montre de manière éclatante qu’il n’y avait que postures. Descartes pratiquait l’eutrapélie dans ses conversations (correspondances) privées et/ou savantes. La joie – l’enjouement – en sont la marque et la conséquence, ses Lettres à Chanut, remarquables à cet égard : Une longue fréquentation n’est pas nécessaire pour lier d’étroites amitiés, lorsqu’elles sont fondées sur la vertu. Il faudrait, hélas ! être bien plus vertueux que nous ne le sommes pour, comme lui, élever si haut notre esprit, qu’il ne pourrait s’abaisser à une offense reçue. Face à Christine de Suède qui, c’est le moins qu’on puisse dire, ne pratiquait et ne pratiquera pas l’eutrapélie envers lui, la déception de Descartes sera infinie, lui, incapable de dérision ou moquerie (cette) espèce de joie mêlée de haine … Tout honnête homme doit faire paraître la gaieté de son humeur qui est, avec la tranquillité de son âme, les marques de sa vertu car un esprit agile, sait donner une apparence agréable aux choses dont il se moque. Bien que le mot eutrapélie n’apparaisse pas dans le Traité des passions – peut-être même dans toute l’œuvre de Descartes, il faudrait vérifier – l’essentiel y est. Qui la pratique est plus vertueux, plus heureux, plus joyeux ; qui use de railleries d’autant plus immodestes qu’elles se prétendent justes et nécessaires, doit être profondément insatisfait et jaloux.

* ou rusticités si l’on voulait donner un écho à l’urbanité ci-dessus insatisfaisante. ** ibidem, Archives, de l’ironie, 3 février 2024                                  

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