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La force des traces

11 Avril 2024 , Rédigé par pascale

 

 

L’Italie ne suffit pas, il faut naître en Sicile et tout près de Palerme, à Bagheria, petite ville côtière assez peu remarquable, sinon par cette Villa des monstres devenue curiosité pour touristes appâtés par ce surnom prometteur de frissons. Villa Palagonia ou Villa dei Mostri en raison des soixante-deux statues — mais six cents à sa construction — de nos jours rongées et noircies par le sable et le sel venus de la mer en face, qui ornent son mur d’enceinte dont les portails et arcs voluptueux aussi l’allée principale, ne sont plus dans la configuration du siècle où ils furent élaborés ; on dit l’ensemble baroque sicilien, adjectif d’importance qui démarque par sa tardivité, on lui préfère haut-baroque ; et ses sculptures que l’on dit grotesques* quasiment deux siècles après que Montaigne employa ce terme pour nommer les décors alambiqués déjà venus d’Italie, essentiellement des dessins et gravures. Venir au monde sur ce lopin de terre d’extravagances, de folies – y compris au sens architectural – et d’exceptions remarquables a fixé plus d’un destin.  Renato Guttuso y naquit le lendemain de Noël 1911.

On ne rencontre pas par hasard ce mal connu de la peinture moderne, sinon au sens qu’André Breton donne, dans les années 30, au hasard objectif : la présence imprévue de circonstances ou de faits telle qu’ils deviennent des coïncidences liées par la nécessité de leur coprésence, nonobstant la carence de toute logique rationnelle.

Voyez plutôt : que Pieter Aertsen, Hollandais du début du xvi-ème siècle (me) menât à Guttuso, Sicilien du début du xx-ème, se fit en une étincelle, une sorte de « mais bon sang, mais c’est bien sûr ! » ce que d’aucuns appellent tout simplement une « évidence ».

Voyez surtout :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aersten -1551- Étal de viande avec la Sainte Famille faisant l’aumône durant la Fuite en Égypte, huile sur bois, 115.6 x 168.9 cm - détail

 

 

 

Guttuso – Vucciria 1974 – détail - [nom tout droit venu et déformé depuis le français boucherie parlé par les Normands passés par là au 12ème siècle n’est-ce pas ? – est une œuvre tardive à l’inverse de la Crocifissione, 1942, exceptionnelle et moins connue qu’on peut voir à la Galleria Nazionale d’Arte Moderna de Rome, i.e la somptueuse Villa Borghese.]

Photographie personnelle

 

 

Plus de trente ans séparent Vucciria de La Crocifissione, (1941, huile sur toile )

surnommée le « Guernica de l’art italien », on comprend pourquoi, découvrant les études de Guttuso d’après la Crucifixion de Picasso, œuvre de 1930 a) ; l’époque, justement, percluse de censure fasciste, exposait natures et paysages comme autant de sujets volontairement les plus éloignés de tout engagement politique. La Crocifissione, fit évidemment scandale, bien qu’elle fût la commande privée d’un collectionneur génois ** ; et si elle figure de manière officielle à l’exposition du IV Premio di Bergamo de 1942 où elle obtint le second prix du jury, c’est parce que son commanditaire la refusa et qu’elle fut rachetée par un autre collectionneur et peintre qui en comprit toute la puissance, loin des anathèmes qui pleuvaient de tous côtés, i.e en Italie, les omnipotentes autorités religieuses menaçant du pire tous ceux qui auraient l’audace d’aller la contempler. Celso Costantini, président de la Commission Pontificale pour l’Art Sacré, ne retenait ni sa colère ni ses mots : « bacchanale orgiastique de figures et de couleurs avec une femme nue qui tend les bras vers le Christ (…) ». Il fallait y voir, en effet une désacralisation délibérée d’une scène fondatrice de la chrétienté : que l’humanité christique mourût pour que sa divinité fût. Or le poing levé du Christ de Guttuso ne rappelait-il pas le très païen salut communiste ? La ville en ruines en arrière-plan ne venait-elle pas d’être bombardée ? Nous apprenons qu’en 1969 les autorités religieuses catholiques changeront d’avis pour voir en Guttuso « un narrateur biblique, d’une Bible en flammes, jamais finie comme l’est notre histoire. » Et le pape en exercice en 1973 – Paul vi – rencontrera Guttuso, un secrétaire plus inspiré, Mgr Pasquale Macchi, sera intervenu en ce sens. L’intention d’offrir la Crocifissione au Vatican ne fut pas retenue pour autant, mais Guttuso offrit trois œuvres dont le Triomphe de la Mort (1957) aux musées vaticanesques et sous l’effet probable d’une miséricorde aussi inattendue que cardinalesque, en 2004, Mgr Angelini touché par la grâce esthétique profane et la force de sa peinture, consacra une biographie à Guttuso dans laquelle on a pu lire que le « nu blanc-plâtre (de la Vierge ou de Marie-Madeleine ?) pouvait déranger seul un psychopathe. » Alléluia ! Guttuso ondoyé de reconnaissance par la famille même qui l’avait condamné aux gémonies plus d’un demi-siècle en amont. Cela n’est pas si rare.

 

Mais surtout, mais encore, mais par-dessus tout, le vrai, le meilleur Guttuso est resté un authentique Sicilien dit de lui Dominique Fernandez qui montre avec sa finesse distinguée habituelle que celui dont les œuvres se souviennent de Goya et de Géricault, n’a jamais oublié son sicilianisme splendide : ses couleurs – celle du marché de Palerme tel un bariolage enfantin de contraires ; son dérèglement inventif ; sa fureur abstraite ; tout est excessivement sicilien à l’image de la villa Palagonia, féroce. Un simple relevé de ses œuvres – Fuite de l’Etna ; Femmes qui pleurent ; Mineurs de soufre ; Pêche à l’espadon – fait un rappel constant de son île, non point l’hellénique et harmonique, mais la rouge où coule le cramoisi des chemises et le vermillon du sang.

Nous n’avons pas pour autant abandonné Pieter Aertsen. C’est bien à son tableau – Etal de viande avec la Sainte Famille faisant l'aumône durant la Fuite en Egypte - 1551 – que nous devons nos chemins de traverse. Aertsen, l’un des premiers semble-t-il, à avoir désacralisé la peinture – ou inversé les plans dit-on aussi pour atténuer le choc – en déplaçant des scènes des Écritures saintes que l’on aurait pu croire intouchables, à l’arrière-plan, le premier tout d’objets et/ou mets, viandes et fruits constitué prenant toute la place et franchissant ainsi et aussi un premier pas vers l’effacement, initie le glissement vers les mal nommées natures mortes, défuntes il est vrai de toute réminiscence explicite au religieux. Ici, l’exaltation picturale, sensible, de l’ici-bas chatoyant et bigarré l’emporte, la saturation par la vivacité des couleurs et l’amoncellement des objets domestiques, tandis qu’au fond, au loin, le sujet religieux est traité comme secondaire. Cela est tellement frappant – et ce ne sera pas son seul tableau – que la dimension profane mais sans profanation, fait « oublier » l’arrière-plan, le rend … invisible, invisible sa profondeur. Était-ce l’intention ? offrir l’immanence de la condition humaine aux regards par l’accumulation de nourritures bien terrestres et quotidiennes ? Aertsen peindra plus d’un marché en ce sens. Guttuso – qui vécut dans les ombres monstrueuses, extravagantes, incongrues, excessives de la Villa Palagonia ne l’oublions pas – fut-il précédé, suivi, accompagné par les couleurs, l’énergie, la compacité d’Aertsen avançant dans un invisible et impalpable vestigium pedis dans les travées du marché de Palerme, ignorant superbement les siècles et les espaces, comme le font toutes les traces, à l’opposé des preuves ?

 

 

        *Sur la question : Philippe Morel, Les grotesquesLes figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance. Flammarion – 1997 ; aussi, André Chastel : La grottesque – Editions du Promeneur – 1988

**Nous devons tous les détails inédits qui suivent, parfois restés dans des fonds privés, à la thèse de Rafaèle Martello : Paris 10 en cotutelle avec L’Università degli studi Roma Tre, soutenue à Rome en mars 2014 intitulée : “La présence artistique française au lendemain de la Seconde guerre mondiale en Italie : l’exemple de l’exposition “Pittura francese d’oggi : Rome octobre 1946.” manifestation restée jusque-là étrangement peu documentée, très peu citée, référencée, étudiée. Une partie de ce travail a consisté à reconstituer intégralement le catalogue. 

Carlo Cornelio Suppo désire une crucifixion – 200 x 200 – à suspendre au-dessus de son lit. Question de Guttuso lui-même : Comment maintenir suspendue à ses rêves la scène d’un supplice ? Come farà a tenere sospesa sui suoi sonni la scena di un supplizio? Note personnelle du carnet de Guttuso, jamais publiée – datée d’octobre 1940 (in Guttuso, Capolavori dai Musei. Turin : Palazzo Brischerasio, Electa, 2005 p. 33)

 

a) Le tableau de Picasso, à la suite, trois études de Guttuso.

Picasso La Crucifixion - 1930 -Huile sur contreplaqué -51 x 66 cm Paris, Musée Picasso

 

 

Renato Guttuso - étude d’après La Crucifixion de Picasso -1938, (soit 4 ans avant sa propre Crucifixion.) - Encre sur papier - 31 x 34 cm - Rome, archives Guttuso

 

 

 

Renato Guttuso - Étude pour La Crocifissione - 1940encre sur papier - Rome, archives Guttuso

                                            

 

 

 

 

 

 

 

Renato Guttuso - étude pour La Crocifissione - 1941 (soit à l’époque de l’achèvement de son tableau)encre sur papier - Rome, archives Guttuso.

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