inactualités et acribies

Le riz : spécialité normande.

23 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

   Quelques-uns -et même quelqu’une- ont déjà tout compris ! Ils savent ce que ce titre doit à la vérité historique et l’ethnologie culinaire tout ensemble. Avec la cannelle. Le riz et la cannelle. Vous avez bien lu, vous qui n’allâtes jamais dans vos pérégrinations touristiques jusques aux confins de la Basse-Normandie, mais acceptâtes d’entrer dans des aéroplanes bondés pour aller au bout du monde et en groupe. Organisé, le groupe. Vous avez bien lu, riz et cannelle en majesté en Normandie.

   A ce moment encore très peu approfondi de notre affaire, il manque le sucre et le lait, ce dernier, seul produit authentiquement pur normand. Encore faut-il l’aller prendre au pis de la vache. Pour le sucre, il y a discussion : aujourd’hui issu essentiellement de la betterave (beta vulgaris !) cultivée dans les zones nordiques de la France, il y eut un temps où le nord était un peu à l’ouest ; disons qu’on peut disposer d’un nuage de sucre quasi bas-normand* si les cultures n’ont pas été attaquées par la teigne ou la cercosporiose, bien sûr. Ni par la rouille, un risque certain en pays de pluies et de crachins ! Ni remplacées par de la beta destinée à nourrir les bêtes — mais ce n’est pas la raison de son nom latin.

   Avançons sans pédaler dans la s’moule — l’apostrophe qui fait du dégagisme de voyelle ou de consonne est d’usage courant de ce côté nord-ouest de la Loire, pas la semoule. Mais il y a le riz. Ajoutez du lait, de la cannelle et du sucre dans les proportions que votre grand’mère ou tante vous ont transmises, le tout dans une (grande) jatte à bec et en terre fabriquée à Noron-la-Poterie si possible, car en nommant ce village d’environ trois cents âmes, ça dépend des saisons, commencent les joutes savantes — les joutes des jattes — sur l’origine du monde. C’est-à-dire l’origine de la Teurgoule. Prononcez bien teur en appuyant comme dans du beurre, bien que de beurre, ici, point n’y en a. Quant à la goule qui achève le mot de manière fort élégante, on y vient. Mais sachez que tout autre appellation est hérétique. La teurgoule canal historique, bien que tenue dans une terrine noronnaise ou d’ailleurs, d’ailleurs, n’a pas vraiment contrôlé ses origines et nourrit ainsi et aussi de tempétueux débats.

   D’aucuns préfèrent afficher leur ignorance, celle de leur fidélité à la teurgoule de leur enfance, parce que ça rime, et assènent qu’il ne saurait y avoir d’autre teurgoule que celle d’un boulanger de la petite-moyenne ville de l’Orne qui les porta sur les fonts baptismaux avec les brochettes de tripes et les usines de godasses. ** J’en suis. D’autres, nous avons vérifié, attestent, preuves historiques inconsistantes en main, que son lieu de naissance est Honfleur, consentant à ce qu’elle ait essaimé jusques à Caen et ses environs. Enfin, la feue Basse-Normandie comptant trois départements, il se devait que la Manche eût un avisé avis et garantît que c’est bien en Cotentin qu’il faut la loger ; les deux autres crient au scandale géographique et biffent la proposition sans hésiter. Disons pour ramener le calme, qu’on peut, bien sûr, trouver la teurgoule dans la Manche — non, point de mauvais jeu de mots, les Manchots en ont marre ! — mais que ce n’est pas là qu’elle advint.

   Accordons une mention spéciale à la légende politico-historique mélangeant mémoire populaire et documents, comme le riz et le lait dans la jatte, qui naît avec la recette et dont on ne trouve aucune trace avant le milieu du XVIIIème siècle. Aucune des deux, la légende et la recette, ne précède l’autre ; un cas unique passé totalement inaperçu dans l’histoire de l’Occident ! Tentons d’en donner une idée digeste, même si la frustration l’emporte. Car la teurgoule serait la solution innovante (s’empresserait-on de dire de nos jours) à une situation désespérée. Traduisons et informons : au mitan de ce siècle qu’on s’obstine à qualifier de lumineux, le XVIIIème, un certain Intendant Général de sa Majesté Louis XV, François-Jean Orceau de Fontette régnant en la bonne ville de Caen, fit livrer aux habitants alentour soumis à une terrible disette, les pleines cargaisons de bateaux chargés de riz, réquisitionnés par ses soins vigoureux. Ce souci de charité officielle n’a pas, toujours selon les documents, débarqué aux mêmes lieux. Ceux qui disent Honfleur font valoir que lesdits bateaux auraient été capturés aux Anglais, remplis, les bateaux, jusqu’à la gueule de denrées ramenées d’Amérique, et auraient accosté dans le petit port susnommé point encore rempli à l’époque, et lui-aussi jusqu’à la gueule, de touristes ahuris. Mais on peut subodorer qu’en qualité de fils de son père, trésorier général des galères, François-Jean eut quelque facilité pour accéder aux soutes revenant des Antilles, chargées on sait de quoi et jusqu’où…

   Famine et insurrection populaire étant synonymes, Fontette fit déverser dans le pays d’Auge des sacs de riz qu’il ne restait plus qu’à recouvrir de lait. A l’époque point de reporter pour immortaliser l’instant, cela viendra plus tard ; ne doutons pas que Fontette, qui n’a pas laissé que de bons souvenirs dans le coin, aurait été au centre de la photographie ! En ravitaillant le pays d’Auge, le titre d’Intendant Général du Roi ne fut point usurpé. François-Jean Orceau assura l’intendance en effet et sa propre légende, au milieu de contingences historico-économiques réelles. On envisage que la cannelle voyageât dans les mêmes cales, venue des mêmes Amériques. Et qu’un audacieux risque-tout, ou un accident de débarcadère — ces deux propositions non recensées dans les documents — la fît se répandre, ramasser et serrer dans un réflexe conservateur bien normand ; qu’un brasse-bouillon téméraire osât, à moins que ce ne fut par malignité, verser les bâtons et/ou la poudre dans la terreine, la fameuse jatte pleine de lait cru et sans réputation à l’époque. Le mélange fut détonnant. Surtout allongé de sucre et après qu’un casse-cou chanceux alla l’oublier à l’entrée du four à bois du boulanger pendant plusieurs heures, six et même jusqu’à sept paraît-il. Il faut avoir bien conscience, à ce moment de l’enquête, que le résultat eût pu être catastrophique. Ce fut un miracle ! de douceur, d’onctuosité, de moelleux, de saveurs, cela après quelques ajustements, il fut bienvenu d’être têtu ; sur le moment, il suffit à improviser sans conteste de quoi caler la panse des affamés.

   Dans le très sérieux fonds de l’Intendance conservées aux Archives départementales du Calvados, on retint de la gouvernance de Fontette, son sale caractère, son autoritarisme, sa muflerie et autres défauts majeurs avec lesquels il entra immédiatement en conflit et s’y maintint, avec les édiles de la bonne ville de Caen. De cette gestion calamiteuse du point de vue des ressources humaines, euh… des relations de bonne intelligence, on lui garde cependant crédit d’un certain nombre de bonnes actions, au nombre desquels on peut retenir de belles réfections urbaines et travaux de voiries en Ville ; c’est à ce titre, probablement, qu’aujourd’hui encore la Place qui ouvre la trouée de la somptueuse place Saint-Sauveur à Caen, porte son nom. Mais point de teurgoule, de riz ni de cannelle, dans ces dossiers-là.

   Alors faisons un détour, et allons consulter à La Coulonche, lieu-dit La Blanchardière, près Saint-Michel-des Andaines, dans l’Orne, une des mémoires vives des coutumes et parlers locaux. Où l’on me rappela, car de cela je me souviens, qu’être de la goule et avoir une grande goule pour n’être pas incompatibles ne signifient pas la même chose : la première fait l’éloge de la gourmandise ou tout simplement du plaisir de manger, la seconde fait reproche de trop parler. Chacun aura constaté que la question ontologique de la distinction entre être et avoir s’y est infiltrée, et que pour un Normand qui normandise, le rapport à la nourriture est de l’ordre de l’Essence, celui de la parole de l’Existence. Le premier est de la Nécessité de l’Etre, le second de la contingence de l’Apparaître. Si vous grichez ou vous tordez la goule lisant cela, c’est que quelque chose ne vous agrée point, me dit-on encore, sûrement comme les premiers goûteurs de teurgoule -tor/goule- soit que le mélange riz-cannelle leur fut désagréable, soit qu’ils s’y brûlèrent en l’avalant trop vite et trop chaud. Soit les deux. Et on ajoute que ce n’est pas fini.

   En effet, une Teurgoule véritable, outre qu’elle doit être cuite dans le four à bois du boulanger pendant six ou sept heures, doit en ressortir couverte, recouverte, d’une peau qui s’apparente plus à celle du rhinocéros que du chamois, en ce qu’elle doit en avoir la couleur — brun, bringé, mordoré, couleur de pain brûlé — et l’aspect —lisse, brillant — mais céder souplement à l’introduction d’une cuiller gourmande ; laquelle vous fera entrer dans un océan crémeux, velouté, soyeux. Les grains ronds du riz ne sont plus ; engloutis, disparus, dans les abysses que la très lente cuisson creusa dans l’ensemble et referma en sa fin. Aussi, aucune teurgoule ne trouvera sa place dans un réfrigérateur moderne, qui va saisir sa somptuosité molle et l’assécher, il convient de ne la déguster pas en-dessous de tiède ; elle ne saurait non plus être servie, au Marché à l’ancienne de Cambremer par exemple, dans une barquette en plastique, de celles que l’on réserve de nos jours aux carottes-râpées-assaisonnées-prêtes-à-consommer.

[Petit message personnel : plus de place pour parler des longuets ni du bourdin, lequel, il faut insister, se fait avec des Calvi (ou Calville les deux sont acceptées, je parle de l’orthographie) non épluchées, c’est i-m-p-é-r-a-t-i-f !]

 

*ce qui s’appelle redoubler de précautions et de chauvinisme ! En réalité les usines sucrières françaises sont concentrées en 5 grands groupes champions d’Europe. ** on en parle là : Archives,  23 août 2018, un peu avant et après aussi.

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D
Que cet "océan crémeux, velouté, soyeux" me plaît!
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P
mais sans le goûter tu ne sais pas ce que tu manques ! <br /> Merci Denis.