inactualités et acribies

Or Ouez,

27 Mars 2020 , Rédigé par pascale

 

Va petit livre, picque, marche,

Double le pas, et loing t’estens,

Fay te veoir en chacune marche

Pour donner joye et passe-temps.

Si aucuns en sont mal-contens,

Passe outre et n'acoute à leur dire :

Car aujourd'hui tel est le temps :

L'un veut plourer, l'autre veut rire.

 

     Il fut une époque où plus on était moine, plus on était leste, grivois, coquin. Rabelaisien sans le savoir, aux mêmes temps que lui. L’âge était aussi aux anagrammes, — Alcofribas Nasier ou Séraphin Calobarsy ou aux pseudonymes. Notre homme du jour se nomme, à l’envi : sieur de Néri-en-Verbos ou Philippe le Picard, exactement parlant Philippe d’Alcripe, en son monastère normand, près Lyons-la-Forêt, l’une des plus belles hêtraies d’Europe. Justement, il s’en passe de belles dans la forêt fréquentée par les coquins et les coquines et tout le bestiaire sylvestre ; mais le champêtre aussi. Il s’en passe de drôles dans la petite ville, ses ruelles, sa forteresse, et son église bien sûr, hauts lieux d’un petit peuple rusé bien plutôt que méchant, une assemblée de touillautz (bons vivants en patois normand) que n’inquiète ni ne surprend un quotidien métissé de merveilleux, l’ordinaire mêlé de prodigieux, le comique arrosé d’une larme de poésie — par la grâce rêche mais veloutée d’une écriture absolument jouissive, tant elle est riche jusqu’à la redondance heureuse. Prudes et pudibonds passez votre chemin ; fripons, fripouilles et polissons, cet homme est le vôtre, ses historiettes troussées en quelques lignes parfois, les culs par-dessus têtes, les obscénités toujours émoussées par une morale finale, brève et en vers qui clôt des récits d’une obscénité achevée mais les rend inaccessibles au jugement d’abjection ou de dépravation. Parce que c’est drôle, ironique, sous-titré avec la plus belle assurance, Livre pour inciter les resveurs tristes & melancoliques à vivre de plaisir (1579)*, notre moine éjoui est un baume, une prescription, une ordonnance à renouveler sine die, pour tous ceux qui ne confondent pas crudité avec vulgarité d’approche et d'écriture triviales et ordurières.

     Voici trois récits — prélevés dans un ensemble de 99 — de ce livre que l’histoire littéraire officielle s’empressa d’oublier. L’un, que les lecteurs de la nouvelle de Gogol (Le Nez) trouveront fort à leur goût, non qu’elle lui ressemble absolument, mais il n’est pas si courant que l’appendice nasal soit un héros de littérature ; l’autre pour un aperçu — si l’on peut le dire ainsi — de cet équilibre réussi entre écriture fripouille et excès maîtrisé de langage ; le troisième pour la débauche de… vocabulaire ornithologique, vertigineuse.

     Enfin, c’est délibérément que ces textes sont proposés dans l’orthographe d’origine, à peine révisée par une édition du 19ème siècle. Quelques mots peuvent échapper, rien ne nuit à l’ensemble. On peut lire tout haut, c’est même conseillé, et lentement, la voix franchira mieux que les yeux les (petits) obstacles. Que votre lecture soit sémillante, espiègle, plaisante, légère, badine, folichonne, mutine aussi ; guillerette, joyeuse et leste. Que Philippe d’Alcripe, moine cistercien de son état, en soit béni pour toujours !

*et titré : La Nouvelle Fabrique des excellents traits de vérité (1579). (Droz, 1983).

*

 

Ce qui advint à une Poissonnière

 

On ne se peut garder de sa fortune, quoyque l’on s’en guette assez. Cecy je dy pour une pauvre poissonnière de Rouen, laquelle l’hyver dernier (vendant son poisson au vieux marché) pour la grande et excessive froideur qu’il faisoit, eut le pauvre nez gelé, si bien qu’elle ne le sentoit plus bransler, et se pensant moucher elle se l’arracha tout net du visage sans y penser, et le jetta contre terre avec la roupie qui pendoit au bout. Une boure* qui là estoit le print et l’avalla tout de gob. Toutesfois quand il est question de dire verité, je vous jure que ce fut grand pitié, car, arrivant en sa maison ses petits enfants la descongneurent, lesquels s’enfuirent de sa presence, brayants et criants de peur, et couroient comme chiens qui ont l’engin bruslé. Neantmoins leur père les rasseura petit à petit, jurant le diable que c’estoit leur mere ; mais la regardant ne se pouvoient contenir, tantost de rire et tantost de plourer.

La defformité du visage

N’abbat l’honneur du personnage.

*Boure : cane

*

Ce qui advint le vendredy des grands vents à deux garces* de Rouen.

I1 y a environ quarante-sept ans, le vendredy des grands vents , que deux pucelles de ord mestier, les principales et plus miesvres du cul du bordeau de Rouen, l'une nommée Janne-cul-jaulne, et l'autre Marion Bydon, ainsi qu'elles se pourmenoient par la ville (pour trouver chalans) arriverent en la rue d'Herbanne, pres le portail dela maistresse Eglise , où le vent (par son impetuosité) s'en tonna dans leurs habits, que voulsissent ou non , les enleva et emporta jusques à la seconde galerie dudit portail. Et ainsi qu'elles doubtoient la mort, crocherent (1) leurs bras aux carneaux (2) de ladite gallerie, et furent ainsi suspendues l'espace de deux heures, leurs habits renversez devant leur visage, monstrans leurs ygrégeois à qui les vouloit voir, et n'y avoit celle qui n'eust la raye du cul avallée. Plusieurs jeunes coustillauz (3) furent assez empeschez (4) à les descendre.

Ceux là sont en peril souvent

Qui sont en la merci du vent.

*garce : féminin de garçon. (1) Accrochèrent.  (2) Angles on corniches. (3) Coustillauz :  jeunes gens d'une profession quelconque, ouvriers. (4) Eurent ni assez de peine.

 

*

De la plume qu'amassa un tueur d'oyseaux.

Quand j'estois petit, je n'estois pas grand, et toutes fois il m'en souvient bien, c'est d'un nommé Fiacre du Coin, lequel fut un an entier si fort malade d'une meschante fievre quarte qu'il en perdit tout net l'apetit, de sorte que tout ce qu'il mangeoit ne lui sembloit que bren. Un sien frere le voyant ainsi desgouté, lui demanda quelle viande il mangeroit volontiers pour soy ragouter. Il lui respondit qu'il mangeroit bien, s'il en avoit, des petits oyseaux, comme merles, maulvis, grives, litornes, passereaux , cailles , tourterelles , berées , alloüettes, cochevis, ramerots, martinets, perdreaux, linotes, verdiers, pigeonneaux, pinsons, chardonnerets, rougegorges, soulcicles, faulverettes, mezengues, brunettes, estourneaux, bergeronnettes, pierrots, roytelets, coucous, rossignols, piverts, arondelles, siffleurs, grobecs, chaussepots, torcollits, loriots, quiercheres, cornillarts, cauvettes, et autres petits oyseaux qui hantent les bois et les champs ; je vous prie m'en recouvrer, s'il y a moyen.

Mon frere, respondit-il, je vous promets que vous en aurez en bref, car il n'y a garçon de ma sorte en la forest qui ait meilleur moyen d'en recouvrer que moy. Et à l'heure mesme print son arbalestre, et entra dans le bois, et le premier coup qu'il tira fut sur une compagnie de merles qui mangeoient des chenilles et en tua sept, et au second coup quatre (quatre tant grands que petits), puis trois : aucunes fois neuf, d'un seul coup onze, vingt trois en deux coups : somme il ne tira fois qu'il n'en abbatist en grand nombre et de toutes sortes.

 Conclusion, il continua tout le temps que son dit frere Fiacre fut malade, à tuer, machaçrer, meurdrir, esgorger, rompre, bizcazier, et abbattre oyseaux ; et tant en occit, que quasi l'enge (1) en faillit à nostre forest ; de la plume d'iceux furent emplis sept lits fournis d'espauliers, traversins et oreillers, si lourds et pesants qu'à grand peine deux grosses chambrieres les pouvoient-ils manier, sans bien enhanner et vessir.

Le vray amy est toujours prest,

D'ayder, donner, et faire prest.

(1)L'engeance.

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D
Heureux d'être de ces "touillautz". En ces temps voués à l'inquiétude.
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P
Temps qui invitent à mesurer notre résistance aux passions tristes et autres opinions grégaires, l'efficacité de l'ataraxie épicurienne, l'inefficacité de la sévérité stoïcienne sur nos esprits, le pouvoir des croyances, l'intranquillité mesurée au bruit et la fureur des agitateurs immodérés...