inactualités et acribies

« tracer une ligne dont il faut penser la brisure serpentine »*

13 Janvier 2024 , Rédigé par pascale

J-M Maubert

 

Dans la grande famille des exhérédés de la littérature, voici un livre saisissant – troublant et bouleversant – quoique parfaitement insaisissable. Grâce soit rendue aux rarissimes signataires d’articles littéraires qui s’enhardissent à penser en lisant, qui élisent des écritures-pensées, ou — comme je lus dans une autre parution de la revue* où je trouvai l’une de ces profondes chroniques qui vous tiennent intranquille — qu’il y a une grande, une vraie joie si, quand, parce que, des livres font basculer quelque chose du monde. Il fallait que la fascination l’emportât sur l’audace, ce me semble, pour rédiger cet exigeant papier, à propos d’un livre hors sentier ** dans une petite maison d’édition qui a l’honnêteté de prévenir ses candidats-auteurs du ridicule mais réel montant qu’elle leur versera, toutes charges et autres contraintes déduites et détaillées. [Façon de dire, certainement : amis écrivains, non seulement le talent ne fait pas l’argent, non plus le rendement, ni la célébrité, encore moins la popularité ou la gloire. Chapeau !].

      Couronné du compliment qui pouvait à coup sûr me toucher avant toute lecture — Sa langue est celle d’une irrésistible hamadryade — le livre de J-M Maubert tint ses promesses au-delà de tout. Hypnotisée par une langue qui élabore le fond avec la forme, une écriture d’une concentration rare, consentant sans relâche à chaque page, chaque paragraphe, chaque phrase et ligne à ce qui m’avait attirée dans la présentation exigeante de l’ouvrage : il faut être possédé par son propre verbe pour écrire depuis l’intérieur comme de l’extérieur de celui-ci. Habité jusqu’à l’obsession triomphante, triomphale, par un rapport charnel, sensuel, physique, minéral, granitique à l’Antiquité mythologique, J-M Maubert reprend – tel un des ces enfants qui suivent les poètes maniaques, selon Horace – J-M Maubert reprend pour le remonter jusqu’à y perdre toute raisonnable composition,  le fil si abîmé par des siècles de distances mensongères, le fil des légendes que nous avons tous croisées un jour, ou peut-être seulement l’avons-nous cru, tant les atavismes mnésiques ont en nous d’insoupçonnées puissances.

Le sacrifice du géomètre et autres textes, est constitué – reconstitué conviendrait mieux encore – de plusieurs chants *** ou de plusieurs voix et à plusieurs voix. On ne sait pas exactement ni toujours qui parle, qui écrit, qui rêve, qui murmure ; grognements et chuchotements (…) dans l’idiome d’Astérion déchirent et emplissent de sons parfois inaudibles et de cris déchirants, un silence aussi épais que le ciel (est) intensément cru. Il faut se soumettre sans résister – ou alors se démettre et se sauver – à ce monde inconnu des logiques et des raisonnements, inadapté à nos besoins de comprendre, étanche à nos savoirs exacts ; à la beauté d’une écriture trempée dans le sang et les cendres, affûtée aux arêtes coupantes des pierres, des silex, des os, squelettes et autres carcasses, heurtée aux murs invincibles du labyrinthe jonché de cadavres et troué de malheurs ; aux métamorphoses douloureuses, aux amours interdites, aux souffles puissants, aux caresses voluptueuses ; il faut se laisser porter par des noms — Ariane, Phèdre, Icare, Dédale, les Amazones, Ulysse — que l’on croit familiers, ce qui n’est pas si vrai, et tromper par d’autres — Xherr, Aïsta, Thelxinoé … — ils ne sont pas de ceux que l’on connaît ;  il faut, d’une île l’autre — la Crête de Minos, la Sicile jamais nommée d’Empédocle, l’inconnue toute de poussière qui sent bon l’origan où, nous dit-on, dorénavant repose Ikaros —  reconnaître les mêmes incandescences, les enivrantes senteurs, poivrées, mentholées, résineuses, celle du thym et celle légèrement âcre de la lavande, et partout, partout, toujours, autour, à l’entour, l’odeur fraîche et ensorcelante de la mer.

Une pesanteur multipliée nous saisit de texte en texte, sept fois sans reprendre souffle. Les regards croisés entre humains et créatures, les visages, les voix, folies et transes, les souffrances – atroces – les hypnotiques peurs, ce goût de sel mortuaire sur les lèvres, la chute d’Icare toujours recommencée jamais semblable, dessinent de page en page un immense corps sanguinolent et déchiqueté par autant de plaies profondes et noires que le sable compte de grains et l’air de particules cendreuses. Blanc le visage d’Ariane, bleu indigo la mer, rouge écarlate le désert, nulle teinte n’aura pourtant la puissance minérale des gris de ce monde où un enfant-taureau devenu fou de sa difformité dans sa prison de pierre, cette forêt aride de murs et jonchée de charognes, pris au piège architectural, au piège géométrique d’un cerveau labyrinthique, se consume d’une insensée tristesse tandis que des hyènes, des vautours, aussi des scarabées, rodent au milieu des spectres doucement éclairés par la lune, et des insectes vert citron.

J’ai tant cheminé auprès et avec Empédocle que, d’un mot, je sus qu’à nouveau il croiserait mes chemins de pensée, d’écriture, de poésie. Les prairies fendues d’Aphrodite me happèrent d’un signe, déjà Sphairos me prenait par la main et des fragments des Fragments revinrent flotter en ma mémoire où ils reposaient déjà pour toujours. Je fus tant troublée de retrouver le même et différent, celui que j’ai toujours vu méditer devant la mer violette, dont je croyais tout savoir pour avoir beaucoup lu et un peu écrit ; il me manquait peut-être une autre liberté à conquérir dont J-M Maubert s’est emparé : Empédocle un familier glorieux, un proche déifié, le penseur absolu apprivoisé, l’éternel présent au monde et le solitaire résolu, de la Discorde à l’Amitié toujours recommencées tels de nouveaux fragments de discours amoureux. Il lui inventa des compagnies, des gestes, des itinéraires entremêlant d’inconnues légendes à la légende vraie ; le fit mourir par la cruauté d’hommes-loups qui jetèrent son corps supplicié dans le volcan ; Empédocle martyr présocratique de la fureur des hommes, Empédocle victime expiatoire de leur Haine, l’ennemie résolue de la Concorde qui à son tour la captera, quand les temps seront venus.

A quel sacrifice consentit le géomètre, l’homme qui, pour échapper à la vengeance des uns, fut à l’origine du malheur de plusieurs autres, le tortueux père d’Icare qui inventa un piège duquel – par tous calculs arithmétiques d’angles et de côtés, de lignes droites sécantes sans fin qui sont à elles-mêmes leurs propres limites – duquel on ne peut s’échapper sinon en croyant échapper à la mort par la ruse et l’artifice alors qu’on la reporte seulement ailleurs et un peu plus tard ? Le dernier texte qui compose ce livre vibrant et lui donne son titre, sous l’autorité de Diodore de Sicile invoquant Pasiphaé, Dédale et Icare, mêlant images et récits, prenant puis l’abandonnant pour s’en saisir encore, la première personne, construit en l’écrivant un espace labyrinthique d’ombres et de sommeils à la faible lumière où circulent plutôt des masques que des visages. Uniment et toujours minéral c’est un lieu d’initiation et d’apprentissage, sous l’autorité d’un maître de géométrie. Un nommé Aristoclès s’y est perdu, peut-être volontairement ? Il écrit.

A son tour prisonnier d’un illogique et allégorique bâtiment géométrique, tenu de coexister avec ses habitants, il apprend vite que tout labyrinthe en contient d’autres et qu’on ne peut jamais en sortir, métaphore architecturale de la destinée, d’où la peine la plus lourde pour le crime le plus odieux, est un exil plus secret encore à l’intérieur de soi. Aristoclès suspend sa réflexion et son écriture à une indécision profonde, il n’est pas loin de croire qu’au cœur du cœur, qu’au centre du centre, qu’au point crucial de cette construction si logiquement infinie, on (re)trouverait Dédale. De quoi tutoyer la folie que les Cyclophores – nom que se donnaient les habitants, qui, à lui seul, suffit pour contredire l’image usée des labyrinthes aux murs perpendiculaires et aux couloirs rectilignes – semblent s’appliquer à doucement provoquer par des artifices résolument ingénieux et vicieux. Dans l’espace froissé de sa chambre, Aristoclès s’efforce de déjouer et démêler le piège où sa pensée risque de s’enfermer à jamais.

        Alors, seules les sensations de l’enfance ont une force suffisante ; opposer les couleurs, les senteurs, les sons – éblouissantes, puissantes, tournoyants – au chromatisme cendreux du labyrinthe pour, lentement, très lentement, dans ses songes d’abord, faire entrer contre toute obscurité native la conviction innommée et renaître la certitude oubliée que le désespoir n’est pas sans fin. Sans cesse il se remémore des souvenirs, certains bien plus précis que d’autres, tel ce noyé aux restes de cire dans le dos et quelques plumes encore pour lequel, une fois sorti de l’eau, il éleva un bûcher et le brûler. Le pauvre jeune homme portait sur lui la carte d’une île au centre de laquelle était figuré un labyrinthe. Nous n’en saurons pas plus, Aristoclès passe à un autre souvenir d’enfance, J-M Maubert nous porte de rêves en rêves d’hallucinations en mirages de songes en visions de mythes vrais en mythologies supposées, fabuleuses, feintes ; et toujours cette écriture qui scintille par les sables, les pierres et les cendres, qui fait les gris lumineux, les minéraux radieux.

         Nous savions que la géométrie est une poésie, qu’elle plie et déplie les lignes, les angles et les points, qu’elle seule rend possible dans son imprévisibilité même la courbure mosaïque des artisans **** mais qu’à ce point si inattendu l’on pût ainsi le dire, quelle décharge ! Et tandis qu’Aristoclès écrit, réinvente à nos héros lointains des fins qu’ils n’ont pas eues, des vies qu’ils n’ont pas vécues, des amours qu’ils n’ont pas connues, nous l’accompagnons sans la moindre réticence, nous n’opposons ni refus ni déni, ni protestation, nous entrons dans ses rêves empoisonnés comme dans ses vertiges, nous sommes hantés de ce qui le hante, le labyrinthe serait-il une paradoxale mer verticale, nous en absorbons l’image et nous roulons dans ses murs-vagues.

 

 *En attendant Nadeau – 18 octobre 2023 – Tristan Felix : « Les chants du labyrinthe. » ** « Hors-sentier » est le nom de la collection aux Editions Sinope, dans laquelle parut Le sacrifice du géomètre et autres textes de J-M Maubert – (déc. 2022) *** sept « nouvelles » à l’origine indépendantes mais qui font chorégraphie et choral au sens musical du terme – échos, reprises, contre-points et basse continuée, voix en canon – le choix du mot « chant » par Tristan Felix, très pertinent à cet égard **** cf archives – 1er Janvier 2017.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article