inactualités et acribies

de l'ironie.

3 Février 2024 , Rédigé par pascale

 

Mentir, c’est formuler le contraire de ce qu’on sait ; ironiser, le contraire de ce qu’on pense pour que l’interlocuteur abandonne toute polémique par effet de surprise. Le menteur ne veut pas qu’on sache ce qu’il cache en mentant, l’ironique – ou qui se prétend tel – voudrait qu’on devine ce qu’il ne dit pas, en prenant un plaisir bien solitaire à signaler sa manœuvre, par un mot, un geste, une mimique, un changement de ton, et être reconnu dans son ironie. Dans le premier cas, il n’y a pas de « technique », il suffit de s’emparer du contraire de ce qu’on sait qu’il faut avouer, il y a un mobile. Dans le second, le maniement de ruses plus ou moins grossières signale une distance à combler entre ce qui est dit et ce qu’on voudrait qu’il soit compris … c’est, fréquemment mais pas seulement, le lieu de l’antiphrase : tout le monde comprend, alors qu’il fait mauvais temps, celui qui s’exclame « comme il fait beau ! » … ce genre de facéties peut satisfaire à bon compte, les bons comptes faisant les bons amis.

Mais l’ironie est aussi un double langage au sens du double-jeu, de la tartuferie, quand celui qui l’annonce — dans ce cas, toujours a posteriori, une fois que le mal est fait — éprouve le besoin de justifier bévue, maladresse, petitesse ou attaque : il avoue avoir usé de l’ironie, que l’interlocuteur n’aurait pas saisie, reconnue, comprise ; cet aveu nécessaire après coup contient une malhonnêteté, la véritable ironie se reconnaît d’emblée, elle n’a pas besoin d’être nommée, elle prend celui qu’elle vise pour digne de la reconnaître et ne répartit pas la finesse sur elle-même et la balourdise ou la stupidité sur celui qui en aurait manqué la portée ; l’ironie se marque au fer rouge de la sincérité, alors qu’en se prétendant ironique pour justifier des propos inaudibles, on fait la preuve du contraire.

Ces deux ironies se distinguent dans leurs intentions, leurs destinations et leurs objets. La première est à la loyauté, la spontanéité, ce que la seconde est à la fourberie. Dans la première, l’énoncé est porteur d’un sens qu’il n’est pas nécessaire de décoder : il est clair – si l’on peut dire – que saluer le beau temps alors qu’il tombe des hallebardes, non seulement génère un effet comique – c’est le but recherché – mais ne prend pas celui à qui l’on s’adresse pour un imbécile, c’est même le contraire, on sait qu’il mesure et saisit cette habileté de parole de laquelle il se fait complice. Dans la seconde, l’énoncé contient une intention implicite dont dépend la réception du propos : si elle contrarie l’énonciateur railleur, il dégaine dans l’instant l’arme de la dissimulation respectable qu’il appelle son ironie, sa malice, son talent à lancer des pointes et son esprit de légèreté. Tandis qu’il se désigne comme un chevalier blanc, il prend l’autre pour un crétin, à lui la probité, à l’autre les égarements. Cette ironie blessante et consciente de l’être, s’exerce contre les personnes plutôt que les objets ou les circonstances. Voilà pourquoi, bien qu’elle s’efforce d’être doucereuse, elle est acide, amère, voire humiliante. Malheur à vous si vous osez relever l’offense, il vous en coûtera une salve supplémentaire, définitivement vous n’êtes pas à la hauteur de celui qui se prétend ironique et léger alors qu’il envoie l’artillerie lourde. Evidemment, pour se sentir puissant – tout en jurant le contraire – l’ironique n’a ni argument, ni raisonnement à vous opposer, c’est bien pour cela qu’il brandit son droit à l’ironie.

L’ironie véritable se moque de l’ironie : elle est alerte, immédiate, elle ne sert pas d’excuse mais de moyen pour une fin toujours supérieure de laquelle elle se « détache » comme moyen. — Socrate la maniait avec adresse ; un jeu de l’intelligence, un jeu de l’esprit sous la forme prétendue d’un non-savoir qui se fait savoir et s’amuse à retourner les fats comme un gant. Feindre l’ignorance est une attitude, un comportement, qui, en soumettant autrui à un questionnement rude et malicieux tout ensemble, l’oblige à fendre l’armure de ses prétendues connaissances et compétences alors qu’il se voyait déjà, tel Hippias, lui faire la leçon. Hippias qui ironise pour se sortir d’embarras, finit par être acculé à l’aveu qu’il ne voulait pas faire, sous les applaudissements de Socrate, qui, il faut le dire aussi, ne rate pas une occasion de rendre la monnaie.

L’autre caractéristique de l’ironie négative, celle qui se sert de ce qu’elle ne sait pas pour se pousser du col sur le registre de la moquerie ou de la raillerie c’est l’étalage de ce qu’on ne lui demande pas. Hippias met en avant ses ambitions, ses relations, ses qualités d’omniscient … se mettre à la disposition de tous pour discourir, dit-il. Il n’en fallait pas tant pour que le malin Socrate aiguise sa vanité … ou quand l’ironie se retourne contre l’ironique, incapable de déceler les indices et fermé à toute perspicacité. La précipitation à se faire valoir, se vanter, en lieu et place d’une réponse sensée – dont la première marque serait l’aveu d’ignorance du sujet abordé – doublée d’un sarcasme qu’on baptise ironie croyant en alléger les effets, cette précipitation est un comportement de pouvoir qui ne dit pas son nom, mais échoue dans l’impuissance et se dilue dans l’ironie mordante, celle qui s’en prend à la personne. L’ironie, une lame à deux tranchants, l’une dénigre dans une jouissance possessive, l’autre adoucit dans la complicité partagée. Alcibiade, vaincu par la douce insistance d’un Socrate qui ne ménage pas ses moqueries ni ses refus, finira par se remettre en question. L’ironie est venue à bout de sa suffisance et (l’) a éveillé de sa torpeur.

 

Au début de son essai*, Vladimir Jankélévitch considère l’« l’ironie élémentaire » – comprenons celle qu’on manie sans précaution – trop cruelle pour être vraiment comique et lui dénie toute intention de servir l’amusement, la légèreté ou l’euphémisation d’une attaque, développant la métaphore d’une cage derrière les barreaux de laquelle se trouve le danger. L’ironiste ou l’ironique joue à se faire peur, il ose avancer une fausse vérité pour ne pas perdre la face : il se ment à lui-même autant qu’il ment à l’autre, à cette différence que ce mensonge est faux, c’est un jeu de dupes, chacun sait que l’ironie cruelle est formulée, fabriquée pour être cruelle justement, pour alimenter une éristique stérile qui repose sur des procès d’intention non sur une réflexion. De quelle culpabilité ou orgueil tus, celui qui répond par l’ironie mordante et cruelle à une question, proposition, demande, peut-il bien procéder ? Dans quel but paralyser l’interlocuteur par des attaques ad hominem plutôt que se laisser gagner par une démangeaison socratique de connaissance ? Dans le jeu incertain entre ironie cruelle et ironie philosophique, souvent la première l’emporte, il arrive que le philosophe soit impuissant devant des attaques injustes, Socrate boira la ciguë. Les ironiques qui devraient, pour les siècles des siècles, en concevoir leur mauvaise conscience – et Jankélévitch dût-il être contredit – n’ont pas occasionné une gêne durable, ni une aporie profonde hormis en philosophie. Les saillies ironistes blessantes se fécondent dans l’autosatisfaction de « gagner la partie » contre ceux qui opposent raison et libido sciendi à l’illusion des idées communes : il y a une part de cynisme – un moralisme déçu, dit Jankélévitch – dans le dilettantisme du paradoxe et du scandale, i.e l’ironie infondée de la moquerie gratuite. Si l’on approfondit encore la sorte d’hébétement dans laquelle on se tient quand on nous oppose une ironie cruelle plutôt qu’une réflexion, on rencontre une indifférence d’autant plus insupportable si, par malheur, elle vient de quelqu’un d’éduqué ou lettré et révèle non une faiblesse passagère mais une structure, un fonctionnement. La réponse ironique ad hominem à une proposition disons « intellectuelle », de celles qui mériteraient un échange fourni et argumenté révèle une négation de la valeur de l’esprit, l'esprit qui, pour vous, l’emporte toujours sur la frivolité et le rideau de fumée d’une saillie qui se prétend ironique. Jankélévitch la nomme la pseudologie ironique ; et de la feinte** quelque chose comme l’art de l’évitement, un maniement de l’immédiateté qui joue et se joue dans le cadre étroit de la « bonne conscience » et décide – sans sortir du cercle, sans ouvrir la cage – qui n’y entre pas : l’ironique cruel et blessant ne décide pas qui entre, mais qui-n’entre-pas, il prononce l’anathème qui, par définition, n’a besoin d’aucune légitimité rationnelle, le tout avec le sourire – à califourchon sur le mensonge et la vie** – ou la condescendance. La mendacité est l’une de ses composantes, sans laquelle elle ne pourrait atteindre son but. Paradoxalement ce serait par dénigrement de lui-même que l’ironique ironise, point de vue défendu par Pierre Hadot*** qui reprend une signification commune à Aristote ou Théophraste contenue dans le grec eironeia : se montrer inférieur à ce que l’on est. Pour ironiser parfaitement, l’interlocuteur, quand il se fait adversaire, ne ménage pas ses efforts pour paraître sans défense, mais à la différence de l’ironie socratique, l’ironie blessante n’échange pas, n’écoute pas, elle impose l’idée de la nullité de ce qu’on lui dit eu égard à ce qu’il veut entendre. Ce n’est pas à une aporie qu’il nous mène – celle-ci demande une réflexion dont la conclusion est inaccessible ou indécidable – c’est une fin de non-recevoir emballée dans une politesse immodeste ou pour le dire comme Cicéron****– un air de bonne foi.

 * L’ironie. ** ibidem, c’est le titre du chap. 2 ; ibidem. *** in Exercices spirituels et philosophie antique. « La figure de Socrate ». **** in De oratore, Livre 2, ch. LXVIII

[cf, dans le même état d'esprit, ibidem Archives Décembre 2023 : de la dévotion. ]

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