inactualités et acribies

N’en faire qu’une bouchée ou le(s) manger tout cru.

8 Février 2024 , Rédigé par pascale

 

 

Précédemment titré Le cru et le recuit (2018) – ce qui suit (entièrement revu et corrigé de ses imperfections) s’est rappelé à moi par et grâce à une opportune remarque d’un excellent avisé et fidèle lecteur du billet précédent De l’ironie.

Un(e) quelqu’un(e), un jour de basse inspiration, me prêtant une « nature » sarcastique — ce que je pris et continue de prendre pour une offense et un contre-sens, offense parce que contre-sens — je rédigeai les lignes qui suivent :

 

je ne me savais pas cannibale, carnivore oui, omnivore d’abord, mais cannibale, non, car de tous les mots et maux dont on me charge pour nommer ce qu’on me reproche, j’entendis aussi celui de sarcastique, ce n’est pas sans rapport. Pratiquant la rumination pourtant réservée aux herbivores – par déformation professionnelle et goût privé – je me suis mise à mâcher, mâchouiller, remâcher, régurgiter ce mot.

Parce qu’il appartient à la catégorie bouchère, le sarcasme – qui signifie arracher la chair n’est-ce pas, σαρκάζω – fait toujours un carnage. (Sans oublier un sens attesté encore au xiiie siècle qui l’oppose au carême, ce temps interdit de viandes et autres nourritures carnées avant les fêtes pascales.) Le sarcastique accomplit ainsi les basses œuvres de dépeçage, découpage, que sais-je encore, étripage peut-être – n’ai-je pas vécu une partie de mon âge en ce coin normand qui fleure bon la pomme, le calvados, la crème double et… les tripes à la mode ? On est toujours rattrapé par les entrailles qui font ripailles et rimailles… un vrai bain de sang !

Mais quittons ces abattoirs d’occasion et faisons un peu le larron.

Pratiquer le sarcasme ne se peut, étymo/logiquement, sans une certaine cruauté – un mot cher à Clément Rosset* – qui vient de crudité, cru s’opposant à cuit dans les sociétés initiales, comme disent les ethnologues d’aujourd’hui. Lévi-Strauss préférait traditionnelles, gardiennes de leurs traditions, résistant à l’entropie.  Il y a bien des chances qu’en ces temps et ces lieux d’antan, la Sarcophaga carnaria fût de compagnie le premier animal : la mouche grise mangeuse de viande, à moins d’avoir été gobée sans sommation par le terrible et aujourd’hui disparu Sarcosuchus, un crocodile sans limite et sans pitié. Dans tous les cas, les mangeurs de chair se mangent entre eux dans un sarcasme réellement accompli qui ne manque pas de mordant. Victor Hugo appelle bourreau cette plaisanterie cruelle qui cloue ceux qu’elle atteint au pilori de l’offense pour mieux l’anéantir. Est-il des sarcastiques ignorant qu’ils le sont ? la faute en serait vénielle avec l’assentiment de Socrate pour qui nul ne fait le mal volontairement. A quoi il faut rétorquer qu’on ne peut manger – qu’on dévore, broie ou engloutisse – sans savoir que l’on mange …

Pour peu que vous le voulussiez**, il vous serait possible d’éviter de mettre votre interlocuteur sous emprise par sarcasme, le maintenir sous l’étau de telles puissantes mâchoires et l’achever d’un coup de dent. Incisif et pointu, le piège mortifère se referme, il ne peut s’agir que d’une mise à mort, loin de toute drôlerie, de tout faire-semblant. Le sarcastique est un sacré tueur. Aussi, si de loin croyez en deviner, si pensez en avoir près de vous, si jugez votre air gâché par sa proximité, si voyez se déployer au loin les mouches sarcophages, les pamphiles voraces et oublieuses, si à votre tour voulez faire mouche en visant cette cible et vous montrer mouche plus fine qu’indicateur de police ou espion révolutionnaire, il vous faut raison garder. Le sarcastique de l’espèce chevillard, louchebem, viandeur, n’a rien d’un enfant de chœur. Il n’est point gentillet usant de quolibet – quod libet, ce qui plait – à moins d’envisager qu’en plus d’être assassin il y prenne plaisir … je me mets à l’instant à envisager sérieusement  la profondeur de cette boutade enfantine : celui qui l’dit qui y est !

Planter ses dents carnivores et cruelles pour que coule le sang, se repaître du cadavre, s’en lécher les babines : tel est l’homo sarcasticus qui partage avec l’homo diabolicus le défaut d’aimer la renommée. Il ne pratiquera jamais le sarcasme à l’encontre d’un inconnu, son rictus sardonicus se doit de résonner de par le monde : en conséquence, qui se fait accuser de manier le sarcasme se doit de rappeler à son sycophante sans conséquence qu’il se donne du mal pour rien : un gentilhomme ou femme en sa gentilhommière – il se peut que voici là une sorte de métaphore pour désigner celui qui préfère son chez soi que paraître au dehors*** – aime l’impertinence, la plaisanterie, l’ironie**** évidemment, l’ironie toujours, fouailler, disputer, gourmander, se moquer un peu, remettre en place, analyser, synthétiser, dépasser les platitudes par piques, pointes et saillies, se draper en sa fantaisie, ne manquer ni redan ni ressaut, décocher et décrocher à propos… Mais le sarcasme, anagramme de massacre, n’est point de sa manière, n’est point de la mienne.

*Le Principe de cruauté. Editions de Minuit, 1988. **admirable conjugaison, in Pétrus Borel, Croque-mort (1840) *** c’est un peu moi, en somme ****la socratique, telle que décrite dans le billet précédent …

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