inactualités et acribies

de la pléonexie,

8 Mars 2024 , Rédigé par pascale

 

 

                          ça commence comme pléonasme et ce n’est pas pour rien. D’un préfixe grec qui festonne toutes les significations du « trop », du « plus », du « davantage », aussi du « de plus en plus », le pléonasme, par abandon de ses origines est devenu quasi synonyme de tautologie, ce qu’il n’est pas exactement. On devrait percevoir en tout pléonasme l’intention certaine d’en « rajouter » par insistance synonymique d’un ou plusieurs termes proches de celui qu’on surcharge. Cette intention ayant quasiment disparu, on retient aujourd’hui l’inutile répétition du même.

Au contraire, le mot pléonexie a gardé — parce que si peu servi qu’il ne s’est pas usé ni déformé — le poids de la surabondance et de l’excès. Il ressortit aux questions économiques, pécuniaires, financières quand il s’agit de les traiter du point de vue des richesses accumulées – ce qui, pour ces deux mots, fait véritablement pléonasme, dans l’intention et dans la signification. La pléonexie n’est pas tout à fait aussi vieille que le monde, elle est cependant très âgée ; la faveur et la ferveur avec laquelle une partie de l’humanité la reçoit désormais comme la fin de toute existence, s’oppose frontalement à l’autre qui la réfute ardemment, tandis qu’aux temps anciens de l’avènement balbutiant de l’usage public et commun de la rationalité, elle était très combattue. Sur ce point il faut relire Jean-Pierre Vernant 1 qui explique par le menu comment la pleonexia en grec représente le « désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. ». Pour la contrer, on ne pense pas seulement à Diogène le Cynique – qui prêcha par l’exemple et tel Socrate ne griffa aucune tablette de son calame – on peut convoquer à peu près tout ce que l’antiquité comptait de penseurs, de sages, pour qui l’apprentissage de la vertu ne peut s’exercer que par un esprit libre de toute préoccupation matérielle. Paradoxalement, c’est dans la modicité que l’on y parvient, voire la pauvreté. Mieux vaut le dire autrement : l’accumulation des biens et des richesses, la thésaurisation de son argent, sa capitalisation au-delà de ses besoins propres et des nécessités vitales, sont condamnées par les Stoïciens, les Épicuriens, les Cyniques donc, Platon aussi au nom de l’éducation contre les faux semblants, Aristote … tous ceux qu’on appellera philosophes, alors qu’avant eux, les fondements du pouvoir politique selon la richesse, la ploutocratie, – ou même ce que prôna Solon à Athènes la proportionnalité qui, à y bien songer laisse de côté toujours les mêmes – était la règle, jusqu’à ce que Clisthène vint pour lequel ce n’est pas négliger la diversité des fortunes qu’exiger l’exacte isonomie de répartition du pouvoir entre chaque citoyen, compte non tenu de ses richesses personnelles.

La pléonexie, on l’aura compris, ce n’est pas la richesse mais la course effrénée pour toujours plus de richesses indépendamment des besoins qu’elles satisfont puisque l’ordre des raisons est alors inversé : ce n’est pas la détention de richesses la mesure des nécessités à acquérir, mais le désir — l’ennemi du besoin — d’acquérir de plus en plus de biens qui induit l’accumulation des richesses jusqu’à la richesse pour elle-même … On n’est donc pas étonné que de très nombreux textes de Marx – pétri d’éducation classique et semant du latin un peu partout – reprennent cette idée élémentaire, textes qu’on oublie de (re)lire de temps en temps. Ils sont pourtant clairs, faciles, indiscutables, reflétant non pas l’irrationalité d’une idéologie qui l’emporterait sur l’analyse – le reproche le plus courant – mais un raisonnement auquel il faudrait une dose de mauvaise foi pour en nier la rigueur, sauf à poser pour axiome de départ que toute richesse est toujours insuffisante et qu’il est de sa nature d’être cumulée. L’argent un concentré de contradiction (1857) ; De l’argent comme drogue (1857) ; « Tout est achetable » (1858) ; autant de titres extraits des Manuscrits qui – hors vocabulaire manifestement économique au sens moderne du terme – reprennent des propos qu’aucun philosophe antique n’aurait pu désavouer.

Contrairement à l’acception la plus courante, l’argent selon Marx est une pure abstraction. Là où tout un chacun – confondant le moyen et la fin – considère qu’étant le moyen d’acquérir des biens sous une forme toute matérielle, tangible, il serait contradictoire voire ridicule, d’affirmer qu’il n’est pas matériel lui-même ; c’est pourtant le cas, puisqu’il est « seulement » échangé contre différents biens et objets acquis par son moyen. Il est exactement parlant en circulation, c’est même la seule façon pour obtenir la jouissance individuelle indéfiniment reproduite dans ce processus (Marx dit toujours procès) que nous appelons de nos jours la consommation, oublieux de la proximité étymologique de ce terme avec consumation, consumer, calciner – l’argent brûle les doigts – dit-on parfois, jusqu’à devenir une fois acquis les biens convoités leur pur fantôme pour un moment donné, le mécanisme reprenant ad infinitum jusqu’à confondre la valeur avec la quantité. Posons un instant que le mécanisme s’arrête là, l’accumulation perd en valeur ce qu’elle ne fait pas croître qui, de facto, diminue. La dépendance – caractéristique de toute drogue — est installée en dehors de l’individu qui en est pourtant victime, l’argent comme une chose qui m’est tout à fait extérieure, me met en danger comme personne libre et autonome : je suis, tandis qu’il m’est extérieur, incapable de m’en séparer, c’est une contradiction majeure.

Pourtant individualisé comme moyen de possession singulière, l’argent est le souverain et le dieu du monde des marchandises. En 2007 Dany-Robert Dufour reprit l’esprit de cette expression marxienne pour titre d’un essai 2 passionnant, précis, cultivé, référencé, foisonnant 3 où l’on comprend que la trame essentielle de l’analyse des rapports de l’homme à l’argent donc à la marchandise ne s’est pas modifiée avec les siècles, sinon dans les objets acquis, devenus plus nombreux et complexes, valeurs quantitatives s’il en est. Dans la mesure où la relation de l’individu à l’argent est contingente – elle ne le représente pas dans son individualité – étonnamment elle le domine et l’asservit dans des jouissances jamais assouvies, c’est le propre de toute drogue. Cette frénésie d’enrichissement — cumulatif donc matériel — est, dit Marx, auri sacra fames, citant Virgile, elle relève de la pulsion. Ce qui explique que les Anciens – c’est toujours Marx qui parle – l’aient tant critiquée pour ne pas dire plus : représentant concret d’une abstraction, la richesse, l’argent qui génère avarice et frénésie s’oppose directement à l’idée même de communautés (humaines, pléonasme !) il est la possibilité même de leur déclin.

L’argent contient en lui la puissance de sa propre pléonexie, devenant la richesse en acte. Il est l’agent de l’aliénation résultant de son dessaisissement pour acquisition, n’étant que circulation et échange permanents, on comprend le cercle vicieux par lequel « tout est achetable », toute chose n’ayant, par l’argent, d’autre valeur que la pure jouissance individuelle, rien ne peut plus avoir de valeur autonome – ou absolue – Tout est sacrifié à la jouissance égoïste. L’aliénation de tout par l’argent est alors illimitée jusqu’à l’argent lui-même qui peut s’acheter, se payer, s’accumuler, se capitaliser, thésauriser, sans préjuger des moyens pour y parvenir, fraude et violence etc.

La pléonexie, phénomènes mécanique et psychique mêlés , est négation des res sacræ ou religiosæ à l’instar de toutes les autres (en latin dans le texte), elle s’auto-alimente, digère et reproduit, l’argent devenant en tant que tel sa propre destination et réalisation.

1)Notamment dans Les origines de la pensée grecque, mais pas seulement ; 2) Dany-Robert Dufour : Le divin Marché – Folio Essais – 3) Cf Archives- 25 janvier 2017 – « L’égo-grégarité est la nouvelle humanité ».

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