inactualités et acribies

Les Menus de Marie.

27 Mars 2021 , Rédigé par pascale

 

J’aime bien aller voir Marie. Elle habite dans l'une des deux villes de sous-préfecture du département ; j’ignorais, jusqu’à l’écrire ici, qu’un département pût avoir plus d’une sous-préfecture ! Sur la fiche de présentation de la ville on peut lire : commune aux multiples facettes. Elle possède un patrimoine riche le tout dans un cadre naturel préservé. (sic). Autant dire que les 36 000 communes de toutes les France – y compris les métropoles qui doutent peu de leur cadre naturel préservé – répondent peu ou prou à cette description due au zèle écrivain d’un conseiller-au-conseiller-municipal-chargé-de-l’environnement-du-patrimoine-du tourisme-et-de-la-culture. Ici comme ailleurs, on ne recule devant aucun cliché – on fait du grand angle :

Les haies bocagères et les prairies caractérisent ce milieu naturel (…) et on préserve les sols et leur fertilité ainsi que la protection et la qualité des nappes phréatiques comme celle de la faune et de la flore. Un environnement paysager de type rural particulièrement protégé où les haies bocagères préservent la richesse de la vie animale et végétale. (re-sic !)

Préservation et protection sont les deux mamelles de ce coin d’hexagone, nonobstant quelque difficulté à l’écrire joliment. Je m’en voudrais de dénigrer ce qui tant me rappelle chaque brin d’herbe normand, chaque talus où ramasser – en équilibre au-dessus des fossés tout en évitant les épines dans la broussaille – noisettes et mûres dans mon panier. Le bocage, les pâturages, un environnement de type rural et, deux fois en quatre lignes les « haies bocagères » – cela se passe aussi au-dessous de la Loire, et fait pour moi une copie fort réussie, ma foi, de la campagne où je grandis ! Aussi, incompréhensiblement créés ou inventés de toutes pièces, les sentiers pédestres et autres voies vertes vous garantissent la nature en ville – c’est toujours la promotion municipale qui le dit – avec l’inévitable château ou ruines de château, des parcours de santé et espaces pique-nique aménagés  ou encore, ou bien sûr, les animations, évènements et autres rendez-vous culturels  [ici convoqués, sans rire, la Fête de la Musique et le Feu d’artifice du 14 Juillet, comme si ladite commune en était à l’initiative ] ; quant au « Festival Lettres et Sport » (diantre !) le lien qu’on vous invite à explorer, ouvre sur … une page blanche ! ce qu’on peut toujours interpréter comme un signe d’espoir. Restons courtois.

         Cependant, je persiste et signe, j’aime bien aller voir Marie, qui a l’immense privilège d’avoir deux demeures, l’une en cette ville-à-la-campagne où elle réside peu, l’autre à la campagne tout court, à l’écart du centre-bourg où elle vit de plus en plus souvent, se tenant loin non seulement des surfaces de jeux-tables-bancs-poubelles-toilettes mais du parcours à la découverte des éoliennes (re-diantre !) qui vous sont promis si vous voulez profiter du calme ambiant au bord de l’étang, les promesses n’engageant ici comme ailleurs que ceux qui y prêtent foi. Marie, quand elle habite là, à 10 minutes pas plus, virages compris, de la sous-préfecture, vit alors dans la maison familiale, un ancien café-restaurant, de ceux où l’on recevait les appels téléphoniques pour tous les voisins et leurs voisins aussi, qui a gardé la cour et le grand portail, le jardin, les hangars – où dorénavant nichent en paix des chouettes effraies – la distribution des pièces ; presque tout le reste désormais remisé aux greniers – notez le pluriel – on vous parle d’un temps que les moins de vingt, trente, et même quarante ans ne peuvent pas connaître. Certes, il reste dans les armoires du linge de maison, et dans les placards des assiettes et verres du temps du Café, mais aucun de ces appareils ménagers sans lesquels nous ne saurions même plus faire une vinaigrette ou fatiguer la salade n’encombre un plan de travail qui n’existe pas ; à quoi bon, la grande table suffit bien ! Le café dans l’ancien Café a le goût d’avant et les pierres de sucre (c’est ainsi que l’on disait n’est-ce pas, et plus joliment que les morceaux du même !) dans une boîte en fer avec couvercle, de la taille exacte du paquet acheté.

         Dans l’un des greniers de Marie, il fallait bien qu’il y eût un trésor, sinon l’histoire n’en vaudrait pas la peine, mais tarder aussi un peu est une technique de narration des plus élémentaires, contraindre ses effets, laisser venir. Certes, chacun pense qu’un trésor qui retiendrait mon attention à ce point, ne peut être que de papier. Bien ! et d’écriture. Encore bien ! donc de livres. Perdu ! de cahiers ? de correspondances ? de journal personnel ? rien, rien de tout cela. Depuis l’un de ses greniers, Marie descendit un jour au rez-de-chaussée des quantités de … menus. Menu : nom commun masculin, vous pouvez oublier l’adjectif, celui qui s’accorde en genre (grammatical) et en nombre avec le nom qu’il accompagne, ces menus n’étaient point menus, mais magnifiques, grandioses, touchants, émotionnants, émouvants, passionnants, oui, voilà, passionnants ! Concoctés pour des repas d’épousailles, parfois de fiançailles, par le grand-père et servis par la grand-mère de Marie, au début du 20ème siècle – le plus ancien revenu des soupentes (1902) tient en une dizaine de lignes sans compter les vins et se compose de Hors d’œuvre, Relevés, Entrées, Rôt, Entremets, Desserts, suivis de Café et Vins (dont Bordeaux-Champigny 1893). Aux Beurre – Crevettes – Radis plutôt modestes, répondent des Langoustes en Bellevue et Asperges en branches à la ligne des Entremets (oui, oui) qui achèvent l’ingestion des Galantine, Anguille, Pigeons, Faisans, Romsteack (sic) répartis en lignes intermédiaires aux appellations plus appétissantes les unes que les autres – truffée, salmis, béarnaise, des bois rôtis … Les temps n’étaient pas gourmands de sucre, Fruits et Gâteaux, cela suffisait pour desserts.

         Il y a là un véritable sujet de thèse pour sociologue-anthropologue-historien-gourmand-gourmet-gastronome-maître queux et autres amoureux des mots des mets. Le 6 Mai 1944 – tout le monde ignorait qu’un mois plus tard, jour pour jour … les heures n’étaient pas encore aux réjouissances ; pourtant, le 6 Mai 1944 réunit une famille pour un déjeuner de noces (les initiales entremêlées le disent) où les viandes et légumes n’étaient pas de rationnement, mais venaient tout droit du jardin, de la basse-cour et de l’étable sans le moindre doute. Outre un potage royal pour se mettre en bouche (on notera qu’il n’y a jamais dans ces repas, y compris les somptueux, indication d’un apéritif ; les vins – ici blancs et rouges ordinaires, bordeaux, seuls signes peut-être de la misère des temps – sont servis à table) une triple entrée (Poularde à la Ravigote – Escalopes de veau Mascotte – Grenadins Mireille) précède les Légumes sans autre indication, suivis d’Émincés de Veau ; un seul Rôt au nom réjouissant de Cherche Grain dont Marie me dit qu’il s’agit avec certitude d’un poulet ou l’un de ses cousins ; les Entremets et Desserts alignent Crème à la Vanille-Gâteaux Secs et Coupes de Fruits dont on voit ce qu’ils doivent aux produits qu’on dit aujourd’hui locaux, pour bien signifier qu’on dispose dorénavant de produits lointains. Mais il nous revient que Laurent Tailhade dans son Petit Bréviaire de la Gourmandise se plaignait déjà (rédigé en 1914, paru en 1919) que la gastronomie succombât aux impostures de la mode, et réclamait des bouillons sincères*. Cet honorable repas de mariage à la campagne, en pleine guerre et en zone occupée à cette date, n’a rien à envier à certaines pages de Colette qui, aux mêmes heures sombres, écrivait à ses petites fermières bretonnes qu’elles lui envoyassent à Paris, des colis avec poulets, pots de crème et beurre. Quelques mois plus tard – en Novembre – un menu de noces affichera du Pâté de campagne, du Céleri, certes Pompadour, et des Fruits au Sirop, ceux qui furent mis en conserve pendant l’été dans des grands bocaux de verre et remisés au cellier, peut-être au bûcher, avec les confitures, souvenance d’une page de Colette encore.

         Un Déjeuner du 14 Avril 1943 émeut par une attention délicate à l’orthographe des Assiettes Anglaise que notre époque écrirait assiettes anglaises par facilité et sans se préoccuper de ce qui s’y joue, lors qu’il s’agit d’assiettes garnies à la façon anglaise, c’est-à-dire de la charcuterie et des cornichons, ou comment on ruse avec l’ordinaire pour le rendre exotique et – qui sait ? – avec un parachutiste allié, pour le moins avec un comprenne-qui-pourra. Un ajout manuscrit signale que le Filet Mignon – là encore une majuscule signifiante eu égard à sa préparation et non une qualité de gentillesse d’un filet de bœuf – est servi avec du Saint-Émilion. Les grands crus sont encavés depuis longtemps et les temps des guerres autorisèrent qu’on se servît dans les réserves plus souvent qu’à son tour. Là aussi, relire Colette et comment elle raconte que les grands vins de la maisonnée furent protégés des Allemands dès la guerre de 1870 par sa mère**, et qu’elle put, petite fille, les goûter tous pour des plaisirs qui l’accompagnèrent toute sa vie. Au printemps 1939, avant la catastrophe, la Galantine de volaille est truffée, et la ligne des légumes porte l’indication de Gerbes de Libbys à l’Angevine. Libby est une marque de conserve outre-Atlantique, un Menu de Noël dans un restaurant parisien en 1937 (date de la création desdites conserves) affiche : Asperges Libby’s vinaigrette. Il est bien possible que les gerbes à l’angevine servies en 1939 fussent des asperges enconservées par la marque américaine et parvenues comme un signe de modernité dans le bocage de Marie. A moins qu’il ne s’agisse d’asperges de saison ramassées au jardin, ou d’asperges en bocal de l’année précédentes, rebaptisées Libbys pour faire bath ! Je laisse ouvertes toutes les hypothèses, j’ai oublié de demander à Marie. Il est certain en revanche qu’en ville dans ces années-là, la presse le dit, « la mode » est aux légumes crus – radis, céleri en branches – et aux crevettes, lesquels et lesquelles on retrouve dans de nombreux menus, ces dernières parfois précisées de Cherbourg, ce qui fait une trotte !

         Finissons par le premier nommé, le plus ancien, bientôt 120 ans d’âge, le Déjeuner du 21 Avril 1902 : mets de luxe à n’en pas douter (galantine truffée et langouste) côtoient les increvables crevettes et radis qui me rappellent, à l’instant même, que sur la table familiale – et je garantis que ce n’était pas dans ces décennies mais de très nombreuses décennies plus tard, il y avait toujours et immanquablement, pour le quotidien il est vrai non plus pour les cérémonies, radis et crevettes – grises de la Manche, du beurre pour accompagner. On ne s’en lasse pas, je parle des menus de Marie. Aussi faut-il en garder pour la bonne bouche, faire des repérages, retourner interroger la mémoire vive de Marie qui en connaît autant sur les mariages que sur les enterrements et chaque occupant de chaque tombe du cimetière, y compris ceux qu’elle n’a ni connus ni côtoyés, tant elle en a entendu des histoires, des potins, des commérages, tous parfaitement véridiques comme il se doit dans tous les bocages.

        

*cf archives, 14 sept. 2018 : l’Anarchisme est-il soluble dans l’assiette ? **Archives 7 février 2017 : La petite fille et les grands vins : « l’enterrer [le vin] est la première des préoccupations de sa mère à l’arrivée du soldat allemand en 1870. »        

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N
Comme ça sens bon de terroir ! Tu nous as offert un agréable moment de lecture qui faisait naître : odeurs, saveurs, images et souvenirs. Merci, c'était délicieux !
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P
… et ce n'est peut-être pas fini ! Moi aussi je me suis … régalée !<br /> Merci merci pour la lecture et les petits mots. J'en suis très touchée.