inactualités et acribies

Lire en arborescence.

13 Juillet 2022 , Rédigé par pascale

 

Parce qu’une page vous mène à d’autres, que la mémoire en vous n’en finit pas d’aller plus loin, de plus en plus loin, tout en tournant toujours le même chant, le même contre-champ des Pas perdus, dans lequel des mots ou des noms riment avec des souvenirs flottants à la surface du monde, le vôtre, le seul. Ça commence toujours comme ça pour moi, ouvrir un livre. Puis deux puis trois. Ça ne finit jamais, l’infinitude des textes dessine en vous – in fine – un univers, le vôtre, le seul, d’arabesques tissé ou plutôt de guipure, cette fine dentelle et ajourée qui, invisiblement, danse autour de vous.

J’avais besoin d’en savoir plus. Le poète dont le nom paraissait plusieurs fois par page avec d’autres, m’était bien sûr familier, mais – c’est l’inconvénient des crises aiguës d’acribie, elles ne se résorbent jamais – chaque fois tricotait un nouveau rang à l’épais manteau de mes réminiscences. Il fallait vérifier que ces Champs magnétiques n’étaient pas plantés de traîtres mancenilliers. Il y a des chemins dans lesquels on avance les yeux fermés, sans qu’il soit nécessaire de les sillonner chaque jour ; les premiers pas qu’on y a posés ont fait trace pour toujours. Aussi légère qu’une Gradiva, aussi inoubliable, ineffaçable, inguérissable mais irremplaçable que le souvenir du nom de Breton pour Dušan Matić dans un livre — André Breton – Oblique — bien moins ancien que tous les autres, qui fit prétexte à bousculer un peu le rangement presque réussi des ouvrages surréalistes, comprendre écrits par les Surréalistes ou à propos d’eux, pour retrouver La Clé des Champs de mes voluptés intactes.

Les pages s’ouvrent là où elles doivent. Les marques, les traits, les signets, les repères, sont exactement là où je les aurais mis si j’avais dû le faire aujourd’hui. Cette nécessité là est sans résolution volontaire ou consciente, elle vous a fait depuis et pour toujours. Vous l’avez écrite, vous l’avez laissée cette trace pompéienne sur la première page : vous aviez moins de vingt ans, l’un des livres fut lu en Juillet, l’autre en Août cette année-là : cela dit aussi que, loin des amphithéâtres et des cours de l’Université, mais tenue par une libido sciendi augustinienne à tout ce qu’il s’y disait, vous lisiez, déjà la plume à la main ; foin des romans qui mangent le temps pour n’y rien apprendre ni retenir, pour ne s’y former point. Ce n’est pas sans émotion que je réalise avoir souligné – déjà ! – un passage entier consacré à ce que Marx dit de l’écrivain, qui ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent … Mission accomplie pour la plupart. Mais Marx voulait dire, et il le dit clairement plus loin, qu’écrire n’est pas un moyen, mais un but en soi. Plus loin encore, un autre passage consacré à Chirico, subit le même sort – marques et signets – il s’agit du portrait qu’il fit d’Apollinaire ; dans l’autre livre sorti de son étagère … Chirico toujours ! précédé par cette célèbre phrase de Kant – non attribuée mais qui ne pouvait échapper à l’autre mémoire, la philosophique : « Quand Galilée fit rouler sur un plan incliné etc. » ; dans les pages consacrées à Lautréamont, beaucoup de coups de crayon pour fixer les accordances ; et aussi Jacques Vaché, que personne, ou presque n’a lu, mort à 23 ans d’opium et de divertissements ; Breton commence ainsi : Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes. On n’arrive à se faire une place au soleil que pour étouffer sous une peau de bête.

Alors qu’il y a peu je visitais au 19 Berggasse à Vienne, l’aménagement nouveau qu’on fit des cabinet et appartement de Freud, je rappelais que Breton, en 1921, y rencontra celui qui eut tant d’influence sur lui, sobre entrevue cependant. Aussi, je ne m’étonne même plus que la page « Interview du Professeur Freud » – formulation totalement inadaptée – fut, elle aussi signalée d’une marque et qu’elle s’ouvrit d’elle-même. Mais, mon émotion s’intensifie, apprenant que dans le salon d’attente il y avait quatre gravures faiblement allégoriques : l’Eau, le Feu, la Terre et l’Air qui ne sont plus de nos jours. J’en demande pardon aux mânes de Breton, mais faiblement allégoriques est une double erreur de lecture – osons dire d’interprétation – car les quatre Éléments sont la spécificité des philosophies préplatoniciennes – atomistiques matérialistes – ils ne sont ni allégoriques ni faibles, particulièrement dans la physique d’Empédocle, que Freud vénérait – en dépit de traductions imparfaites – pour avoir présenté le monde en équilibre entre Haine et Harmonie autant dire Principe de Plaisir et Principe de Réalité. Ce raccourci est un affront tant à l’un qu’à l’autre … Le hasard objectif de Breton porte-t-il en lui quelque chose du Kairos grec ?

Tout près il y avait aussi, pour achever de rapporter cette expérience arborescente dont je suis coutumière, un autre livre – collectif – dont l’un des articles, signé Jean-Luc Steinmetz, achève son introduction par ces mots lumineux où il dit que ce qu’on croit ne plus être, se poursuit et se réalise pourtant dans ce qui sera : … dans le très vieux tissu des jours et la conformation millénaire des êtres une nouveauté, de tout instant, peut naître … où il faut comprendre que les affinités électives intellectuelles qui se tissent des œuvres aux esprits, ne s’achèvent jamais, sans pour autant se répéter à l’identique. Pour précision dernière et secondaire, dire que je ne lisais ni André Breton, ni un essai à lui consacré cet après-midi, mais qu’il se présenta par porosité bienvenue de mon attention et que cela est totalement indépendant de toute satisfaction de lecture, qui est d’une autre nature, et c’est tant mieux, sinon aucun travail, aucune réflexion intellectuels n'auraient jamais pu se constituer dans le monde. 

Pour un seul mot - qui était un nom propre - il y avait sur la table quelques heures plus tard, sept (7) livres ouverts … 

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