inactualités et acribies

" La vérité est si petite à dire" *

14 Mars 2023 , Rédigé par pascale

 

 

Avec sa patte relevée, aviez-vous déjà songé que votre chat ressemble à une théière anglaise ? A cet instant — l’image est tant flagrante que vous n’en verrez plus jamais aucune autre possible — vous ressentez un de ces plaisirs minuscules et souriants qui font rioter en silence ; pour un peu vous rageriez de ne l’avoir jamais saisie ; monte en vous un léger picotis doublé d’une admiration coite pour cette puissance d’écriture qui, en trois mots simples, fait performance et vous percute. Vous venez d’entrer dans un monde où toute chose importe et compte – et conte – posée à l’envers sur le fil élastique des souvenirs et de leurs ombres secouées, entraînant dans leur chute jusqu’à la tentation du désespoir.

La vie avait écrit pour Lily le scénario du pire, oscillant alternativement entre gris et gris. Tante Ida a beau battre sans cesse les coussins plats des chaises, le niveau des consolations possibles ne monte pas. Pas de consolation possible. A moins de mettre toute tristesse à l’envers, ce qui rime avec le roi Dagobert, se revêtir de détails, trucs, riens et vétilles cousus aux fils d’or et de soie – fragilité et solidité tout ensemble – et régler la caméra au plus net, la pellicule à la sensibilité la plus fine, l’écriture à la virtuosité la plus ingénieuse, formidable composé de maîtrise et de spontanéité. Un travail prodigieux de haute couture, où l’envers est toujours aussi parfait que l’endroit. L’envers des ombres de Céline Navarre** est lumineux, rayonnant, radieux. Oui, c’est cela, radieux.

Quand, à l’âge de raison, – sept ans – la vie déraisonne, il n’y a pas mille solutions. Lily s’est pelotonnée dans le désordre de ses songes, pour mieux y tisser, un point à l’endroit un point à l’envers, la trame d’une existence qui partit de guingois, à laquelle livres, films et musiques vont faire des broderies tourbillonnantes. Ça virevolte de tous côtés, il se pourrait même que les images viennent sans être convoquées, comprenons sans le concours actif de la conscience réfléchie ; ainsi, que la robe de Tante Ida flotte autour d’elle comme un nénuphar géant, nous voilà chez Boris Vian ! L’ambiance est cinéphile jusqu’au bout des ongles — ah ! le pouce gauche verni tandis que, plus tard dans sa vie, Lily regarde tout autour d’elle à la terrasse du monde, qu’une bière démousse sur le plateau de la serveuse, qu’un écrivain dont elle a lu tous les livres passe et, superbe audace de la simplicité, qu’Un homme porte les chaussettes rouges du pape.

On ne sait — je ne sais — ce qui l’emporte sur ce qui emporte. La confection d’une toile dont l’envers et l’endroit dessinent des motifs alternativement et simultanément tristes-légers, rudes-badins, douloureux-heureux ? Quand on se surprend — pour qui ne lit pas la moindre ligne du moindre texte autrement qu’un crayon à la main — à ne laisser aucune page, aucun paragraphe intacts des traces et sillages qu’une écriture fait en vous, on ne sait plus de quels termes user pour en faire témoignage. Parce qu’enfin, tout est là : jamais un récit, sa narration, ses « rebondissements » ne suffiront. Il faut dire et redire haut et fort, ce que l’époque s’obstine à ne pas entendre : ils font obstacle à la littérature, s’ils en sont le critère, l’occasion, le seul indice. La vie, l’amour, la mort, les souvenirs, les peines, les joies, les vides et les pleins qu’ils laissent dans nos âmes … et quoi d’autre ? sur les étagères des librairies, et par les promotions de la presse paresseuse – oxymore volontaire – nous ne sommes pas en peine, ça déborde et c’est insipide.

L’envers des ombres échappe à toutes les facilités du temps présent. On serait bien incapable, par exemple de deviner ce qu’un mot, une expression, une image, appellent à leur suite. Aucun lieu commun, aucun poncif, aucune formule figée, stéréotypée, attendue, usée, à la mode, toute faite. J’en épingle (dorée) une au hasard : les fils noirs de la balayette et de la mélancolie, ou comment, d'un seul trait, faire un sort à l'inévitable quotidien et la tristesse incommensurable. Et quand la douleur en fait des tonnes — car ce livre dont l’écriture pétille n’est pas un livre de légèretés — deux mots suffisent, entre deux points. Dur silence.

Les ombres inversées de Céline Navarre brillent et brûlent de mille feux.

 

« La vérité est si petite à dire, et le conditionnel, cette jolie grammaire de l’impuissance ». Superbe ! Trois lignes avant la fin. **Gallimard – Janvier 2023son premier roman.

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