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mes fichés S sont pas fichus

25 Juin 2017 , Rédigé par pascale

mais Sauvés des flots, Soutenus, Secourus, Servis. Fiches de service. Le service d’un office de célébration. Pas des bons offices -qui résonnent des chœurs de clergeons dans les grand-messes et les grandes orgues de la presse, toujours pressée qu’on se presse pour la suivre. Ni caudataire obséquieux ni courtisan. Mes fichés S vivent et Survivent hors des itinéraires balisés par les colonnes mécaniquement édifiées du tout-prêt-à-lire-puisqu’on-vous-dit-que-c’est-bien-et-même-formidable !

Parce qu’il s’agit de livres. Je ne sais pas tenir longtemps un suspense livresque. Et là, il y a deux types de suspension, celle qui accroche, append, étrangle et exécute. Une suspension qui descend, oui, oui, en flèche. Une pendaison. L’autre qui arrime, fiche, et rive, et visse, et rivette aux délicats rivages de la mémoire infinie de nos plaisirs empaginés et saisis de délectation, pour ne pas dire mieux, ivreté prégnante que certaines lectures infligent à l’administration ordinaire de nos jours. Celle qui me donne envie et occasion de ces lignes n’a que quelques heures.

Récent, non par l’âge, l’ouvrage date de 1979 et vient tout juste d’être réédité ; je l’ai dévoré –ses lecteurs à venir comprendront que ce mot n’est vraiment pas trop fort- d’un seul tenant, d’une seule goulée. Je n’en ai fait qu’une bouchée. Je l’ai avalé d’une lampée. Il faut quand même avouer de suite qu’il tient en à peine cinquante pages. Mais cinquante pages, c’est long quand c’est pas bon !

La grande vie, son titre, est déjà un pied de nez, un anti-titre, une rigolade puante… comme les pieds. Faudra se boucher le nez. Délicats de l’olfaction et autres sens, passez votre chemin ! Cette vie-là est tout sauf grande, et tout sauf minuscule, modeste ou humble. Mais c’est pourtant une vie de rien. Jean-Pierre Martinet qui l’écrivit, le passé s’impose puisqu’il en a fini avec la/sa vie comme un ratage –ne pas oublier de lire la postface d’Eric Dussert- devait en savoir plus long que tout autre*. On aimerait des compléments. Il n’y en a pas. De l’ogresse répugnante coincée entre quatre murs à l’avorton -mon petit Adolphe- homoncule demi-portion coincé entre ses bras graisseux, il ne faut pas coincer. Ni être coincé. Et avancer avec courage, ce dont manque vraiment hop, mon petit bonhomme ! mais pas l’auteur qui ne recule devant aucune fosse d’aisance, qui deviendrait d’inconfort s’il n’y avait une puissance du verbe proprement (!) ahurissante. Démonstration qu’en peu de mots on peut produire des effets pantagruéliques ou gargantuesques, comme on voudra. Choisir des patronymes. Inventer des rencontres, des occasions. De la banalité funèbre. Qui deviendra funeste. Des réparties comme autant de parades contre le désespoir. Du Cioran qu’aurait manqué l’emballage de l’écriture soignée, celle qui panse nos pensées malades de la vie. JP Martinet ne nous épargne rien. Et surtout pas le rire macabre qui danse sur les tombes où sont couchés nos espérances, nos prétentions et même nos proches, parfois. Le cimetière tient une grande place dans ce petit livre grinçant, on le comprend de suite, avant d’entrer dans la loge de Madame C. C’est Fritz Lang qui le dit en épigraphe. La grande vie, juste imparable. Implacable. **

*en exergue de la Préface ; **aux éditions l’Arbre vengeur, et Merci à mon gentil libraire pour l’avoir défendu en public, nonobstant de possibles grincheux à venir, qui sait ?

Un livre d’un tel souffle, et peu importe le nombre de ses pages, et que son souffle se transforme en miasmes et en remugles, met d’autant plus en difficulté un de ses semblables… non parce qu’il en diffère, mais qu’il en est la négation. Le négatif. Le titre a tout pour plaire, sans ambiguïté ironique, programmatique et explicite : Une jeunesse de Blaise Pascal.* Certes, l’article indéfini une, pour qui connaît sa grammaire, fait signe. Et ce n’est pas d’avoir opté pour une certaine lecture de la biographie du penseur qui fait difficulté, mais pour une certaine écriture qui relève du simplisme, de la facilité, voire d’une ingénuité qui touche à la niaiserie. L’invention du jeune –mais aussi de l’adulte- Pascal par Marc Pautrel n’a aucun coffre. C’est en-deçà du calme plat. Il y manque l’exaltation et l’inquiétude, les tourments et les transports, l’embrasement et l’angoisse. Pas un mot, pas un mouvement (je parle du mouvement des phrases) qui nous jette (nous sommes embarqués est-il écrit pourtant dans les Pensées) dans cette âme bousculée et meurtrie comme dans un brasier. Rien qui rappelle, balancement, rythme de périodes, choix minutieux d’un vocabulaire adapté, en quel temps, en quel siècle, et comment on y écrivait. Je reprends donc mon expression dorénavant consacrée pour ces livres oubliables (quelles qu’en soient les raisons, elles peuvent être multiples) : juste un livre ! **

*pourtant édité par la maison Gallimard dans la collection l’Infini ; ** les assidus et les fidèles se souviennent que j’ai ainsi titré un texte (archives 21 février) exprimant ma contrariété qu’on ose appeler chef d’œuvre un livre très insipide, lui ouvrant ainsi la voie à un succès immérité. Au moins, Une enfance de Pascal n’est pas (encore) encensé matin-midi-et-soir !

Enfin, m’apercevant que la page s’allonge et les ombres aussi, je réserve pour un futur proche une suite favorable à d’autres fichés S : sauvés et soutenus ; quoiqu’il en soit du bruit et de la fureur qui peuvent couvrir les chuchotis des livres aimés.

Asyndètes siciliennes. Affinités d’infinitifs à l'infini

20 Juin 2017 , Rédigé par pascale

A l’annonce de son retour, la Piazza Bellini dispose déjà les marches secrètes de ses deux églises. Dans quelques jours, dans quelques heures enfin, habiter un corps vacant abandonné à leur porte, en état de viduité. Et survivre à ces journées qui passent pour la seule raison qu’elles le préparent à cet enfantement inversé dans une chair primitive. Aimer Palerme au-delà de tout. Se soumettre à tous ses désirs, à toutes ses odeurs. Palerme appelle, comme un chien qui hurle la nuit dans la campagne. Alors, se jeter dans ses bras et son souffle chaud, à son cou se pendre comme personne. Et fermer ses yeux extasiés.

S’asseoir sur un banc ombragé de la Via della Libertà. Large et puissante, l’avenue avance d’un pas sûr. Elle a fière allure. Et cette façon crâne de devenir ardente. Trois heures. Le soleil dégouline. Se lever et marcher dans un délire halluciné pour passer d’un cauchemar à l’autre quand les arbres s’envolent au son des cloches de toutes les églises et que portés par un méchant sirocco, jasmin et glycine enivrent la rue, tandis que plus loin, la place Bellini se creuse. Il faut fuir Palerme. Descendre vers le Sud.

Agrigento. Coucher de soleil sur les temples. Etre bien dans ce bain de lumières. Devenir silence. Etre présence. Courir longtemps pour rattraper Empédocle au bord de l’Etna. Trop tard. Dans une main dolente reste la lanière de sa sandale dans la nuit glacée du volcan. Le lacet d’Empédocle autour du cou, redescendre de pierre de lave en pierre de lave. Ne pas poser ses pieds, revenir à Palermo. Et marcher dans la ville. Habiter des sensations hors de toute durée. Intensément. Transpercé de part en part, n’ être jamais en repos. Ne pas reprendre souffle. Demeurer dans un état hypnotique. Palermo, la barque et le nautonier.

Eglise San Domenico, à quelques pas du marché. La place pavée où les femmes entrent depuis les ruelles comme depuis les coulisses on entre sur une scène. A la terrasse d’un bar, à l’angle de l’une d’elle, manger avec maladresse une glace qui glisse entre deux gaufrettes et fond avec une célérité friponne, rappelant le temps passé d’une enfance gourmande et sage. A cet instant, un jeune homme long et brun, fin et musclé. Aux yeux verts. Transparents. Limpides. Traverse la place et disparait. Apprendre à recevoir le choc de ces regards qui charrient violence et tendresse. Celui-là. A tout jamais. Et comprendre que certaines villes ont une peau, une chair, une respiration. Insolentes dans leur désir, elles deviennent les mots de notre propre désir. Les mots par lesquels se dit la ville la déshabillent et nous mettent à nu.

Depuis tant de temps autour de San Giovanni degli Ermiti et voir enfin s’ouvrir le portail qui clôt son jardin. Il suffisait d’attendre et de le mériter. Etre dans cet état d’intense volonté qui transforme tout rêve en désir, tout désir en réalité, par sa force seule. Quelle volupté que ce cloître petit. Carré blanc recueilli au milieu du jardin. Mandariniers en fruits. Arums en fleurs. Les roses pâles, le silence qui tendrement chuchote aux pierres lisses et vieilles une couleur unique. Le cloître enfin. Pour n’être rien d’autre qu’une plénitude pensive dans l’insolente confusion des plantes et des arbres. Parfaitement désordonnés. Dans le cloître de Saint Jean des Ermites, dans le jardin qui s’ouvre après des années de démérite, dans l’église vide. Comme une obligation d’être. Et dans le piège des mots assassins, tenter une fois, encore une fois, le passage de l’émotion aux mots qui disent l’émotion, et repartir.

Scopello attendait dans la nuit. Inaccessible. Dormir dehors, l’espérer. Déposer ses pensers humains et l’éclairer faiblement depuis le chemin fouillis. Fautivement, observer les faraglioni qui reposent dans l’indifférence. Promesse d’un rêve qui se chauffe à lui-même. Et soudain, voir la peau de la mer frissonner. La soulever, s’y glisser. Sous la brume, Scopello attendait et délicatement la mer reforma ses plis.

Rentrer passant par les collines qui déroulent leur tapis vert et se répondent, lascives, courbes et douces, qui s’abandonnent. De village en village, s’éclairent. Passent du vert au bleu. Dressent les pointes de leurs seins. Retiennent des champs de luzernes en fleurs sur leurs flancs rouge sang. Traverser l’île par l’intérieur, par les Madonie, leurs routes impraticables, leurs villages inconnus et bordés de cimetières arabes. Entendre toutes les maisons qui appellent et font signe. La blanche, sa porte bleue et ses rubans de Pâques. La rose, porte verte et banc de bois. La beige, tonnelle qui croule sous la glycine en fleurs, toujours. Au bout d’elle-même. Entrer dans la cour d’une ferme et acheter des pains de figues, caresser le four à bois encore chaud où ils ont cuit. Le bleu si intense du ciel sur le porche d’entrée coiffé de quelques créneaux surplombés d’un clocheton en courant d’air. Rejoindre avec obstination et fureur les noirs villages au nord-est, leurs églises en pierres de lave. Des pleurs de cendre en corps à corps avec les mots qui ne peuvent se déployer. Au-delà, le volcan comme une écume imaginaire. Verser des larmes de feu. Une fois de plus, une fois encore, c’est à l’Etna qu’il faut revenir pour entendre toute vérité…

Taormina. Le soleil la caresse exclusivement. Il lui faut en passer par elle pour s’éteindre, et descendre en glissant les gradins du théâtre pendable où il finit toujours par disparaître. Aujourd’hui, comme hier. Lire. Ecrire. Ecrire encore. Tendrement le théâtre s’amenuise. Les pans des murs ruinés par tant de regards inassouvis et les colonnes usées par trop d’impatience. S’appliquer à chiffonner le velours du soleil, et le frôler ensuite en frissonnant pour défroisser la lourde étoffe crépusculaire et draper dans ses couleurs du soir toute la baie de Taormine.

Puis rentrer, une fois encore, une dernière fois à Palerme. Se blottir sous les racines des banians du Jardin public qui descendent au sol en rideaux d’ombre et de fraîcheur. Et toujours la glycine du regard bleu clair des filles de Palerme qu’entourent de leurs bras de bronze des garçons aux yeux verts. Rendez-vous au rez-de-chaussée du Palais Gangi.

 

 

 

Mon Aimée

17 Juin 2017 , Rédigé par pascale

   Mais comment donc les adjudants ignorants et féroces de l’usage des mots vont-ils supporter que cet adjectif possessif, diantre ! et masculin, précède un être féminin ? l’insupportable contre-argument de l’obsolescence, de la ringardise, en un mot de la loi naturelle (sic) selon laquelle tout évolue, donc la langue, va-t-il encore nous être opposé ? et que va-t-il falloir inventer pour éradiquer Mon Aimée

   Mon Aimée, que je lis à l’instant dans une Correspondance de la fin du XIXème siècle –pensez-donc ! est sûrement une insulte aux prescripteurs d’aujourd’hui - mon ne peut, ni ne doit, désigner une femme… et aux néo-précepteurs pour lesquels tout humain de sexe féminin a droit à porter son “e” en bandoulière, ce qui rime avec cartouchière et lanière. Le “e” pourtant si léger, le “e” dont le silence fait signe d’une présence mutine parfois, amuïe souvent, Mon Aimée, le “e” qui en dit long sans avoir besoin d’en rajouter…. Le “e” dorénavant malmené, brutalisé. Maltraitance pour une voyelle douce.

   Sauf, et j’avoue que mon aimée, aussi soyeux et velouté que s’il fût distrait d’un alexandrin de Racine, mon aimée me sert évidemment de prétexte- pour attaquer cellezetceux qui ne comprennent toujours pas qu’unE auteurE ou unE écrivainE n’existe pas, tout simplement ! Ou alors, dans la Famille Surérogatoire je demande la danseurE, l’instituteurE… mais rappelle que les (quelques) noms français en -eure de naissance (la prieure, la supérieure….) proviennent des comparatifs latins en or, en plaqué or ? mais pourquoi l’auteure et pas l’autrice, puisque l’actrice est féminin de l’acteur, si j’ose dire… ou l’auteuse, comme on dit la danseuse.

  J’en appelle donc à nos bien aimés Amis, dont je ne comprends pas qu’ils ne la ramènent pas quand personne n’ose écrire, s’agissant d’une femme, la bandite, l’escrocque ou la malfrate, (parité ! parité !) mais qu’on ose encore s’agissant d’eux, parler d’une victime, d’une personne, ou d’une star, d’une canaille ou d’une proie, j’en passe, j’en passe. Ou comment suspendre le sexe à la conquête de la cinquième lettre de l’alphabet pour faire avancer la cause des femmes et soumettre le monde à cette injonction absurde ! et comment le bon usage, la correction syntaxique, morphosyntaxique, orthographique et grammaticale, deviennent fautifs. D’office. Voilà qui est tout simplement sidérant.

   Qui ne voit que cette idée ridicule selon laquelle une langue est vivante et doit ainsi se soumettre à l’air du temps, est juste un sophisme, un paralogisme, le contraire même du raisonnement, l’ignorance crasse de la philologie, pire l’inféodation au plus mauvais, à la paresse, l’assujettissement à un prêchi-prêcha détestable. Et que la parité(E?)et l’égalité(E?) se jouent dans la loi, et donc dans les luttes ? Nos amis anglophones n’auraient-ils donc plus de soucis à se faire, ni de problèmes à régler, n’en ont-ils jamais eus, bienheureux qui ne connaissent pas la distinction grammaticale entre le féminin et le masculin, a friend is a friend, et nos cousins italiens ont-ils perdu tout sens commun, qui disent La sabbia (fém.) pour le sable, ou Il mare (masc.) pour la mer… on me rétorquera (pan sur le bec !), qu’il ne s’agit point là d’humains, mais d’objets inanimés et non pensants. Certes, je crois bien que je vois la différence. Je veux juste montrer que la partition grammaticale et syntaxique du monde entre masculin et féminin dans une langue (à condition qu’elle en soit pourvue !) ne doit rien à l’idéologie des rapports entre les hommes et les femmes, et que l’on est typiquement devant une pitoyable récrimination d’aliborons analphabètes –là je fais pléonasme pour le plaisir de l’allitération, quand on exige sous peine d’immolation publique que soit dite et écrite la rapporteurE (il est vrai qu’une rapporteuse, hum….) proviseurE, procureurE. Fondre et confondre sexe, genre et fonction est devenu la règle, et résister, une faute contre la moitié de l’humanité, contre une nouvelle réglementation autoproclamée (et totalement … fautive), mais aussi, mais surtout une faute morale, une faute idéologique ! Ah ! où le jugement moral va-t-il se loger de nos jours, et au nom de quoi ? On a le combat féministe léger et court vêtu, qui s’en sort à pas cher, rétréci, sommaire et crapoussin s’il suffit de mettre en demeure quiconque prend une plume, pardon un clavier, ou un micro, de dire et écrire une écrivainE (qui compte, forcément), lui ajoutant un “e” en appendice –substantif masculin qui désigne une partie surajoutée à une autre, en complément, prolongement ou accessoire… pour marque de quoi ? du féminin ou de sa féminité ?

   Et tout le monde obtempère. Sans (se) poser la moindre question… Douce tyrannie de l’air du temps, qui flotte d’autant mieux qu’elle ne repose sur rien, sinon sur elle-même, qu’elle est sa propre justification, sa propre mesure, et qu’un peu de savoir est dorénavant compris comme beaucoup d’arrogance, et l’impéritie pour la norme. J’ai donc lu récemment ces formidables choses : les personnes auteures (devenu adjectif, dorénavant auteur s’accorde avec le nom !) d'agressions ; la pivot de l’équipe (pourquoi, mais pourquoi donc n’avoir pas écrit la pivote….) ; cette médecin (évidemment cette médecine n’avait pas le même sens, j’y reviens) ; sa sauveuse (tiens, point de sauveurE cette fois ?) et autres joyeusetés, comme chauffeure de taxi, la chauffeuse étant déjà occupée. Chacun fait ce qu’il veut.*

   Je voudrai juste rappeler que la marque du féminin, en français, n’est pas le “e”…. on se calme ! j’ai bien dit la marque. Tant de mots féminins le sont sans lui, notamment tous les mots dits de qualité (bonté, imbécillité, vérité, fausseté et sqq… et bonheur, malheur, senteur, sont féminins sans “e”) ; il ne suffit pas d’ajouter inconditionnellement un “e” à la fin d’un substantif pour réussir un changement de sexe indolore, et gagner ce combat. D’autant qu’à l’oral, l’auteure ne dévoile pas son intimité, et si par cumul des guignes son prénom est Camille, Dominique ou Claude… on est mal barré comme on dit aussi ! là, je sens que je me ratatine. Mais surtout, il existe des mots masculins qui portent (comme un fardeau, une punition) ce “e” insupportable, dont il faudrait peut-être les …. châtrer, ou les châtier, qui sait ? un macchabée doit-il s’arrimer un troisième “e” s’il est une femme, même question pour un pygmée, ou un sigisbée… athée ? Certes, voilà des mots qui ne font pas le quotidien de nos écrits, mais le lycée, le musée, le prytanée sont bien des noms masculins, affublés pourtant de ce “e” maudit mais adhérent !

   Restent les cas drolatiques où le passage du masculin à un féminin existant, s’accompagne d’un changement de sens, et confirme ainsi que lorsque l’idéologie l’emporte, le grotesque aussi. Je veux dire que l’obligation, l’objurgation qui nous sont faites de féminiser à tout-va tout ce qui peut l’être est un caporalisme indolore, insidieux, dormitif, de ceux qui rassurent mais abêtissent, puisque, n’est-ce pas, c’est devenu l’habitude, et qu’il faut bien être de son époque…

   Aussi, le manœuvre s’use à la manœuvre (!), le mousse dégage la mousse envahissante (?). Et la pluie menaçant, le pèlerin enfile une pèlerine….ok... Le concours est ouvert. Je me demande si c’est eu égard à sa soutane que le Pape est appelé Sa Sainteté. Suis-je de mauvaise foi ?

   ...et dans cette logique sans raison, il faut donc castrer, émasculer, amputer, tous les noms épicènes –et ils sont nombreux- quand ils désignent des hommes… pour les distinguer des dames. Ainsi, un philosoph, un artist, un mair… doivent renoncer à leur “e” pour mieux en revêtir les femmes. J’exagère ? ah bon?

  ... reste à dire deux mots du dictionnaire convoqué sans jugeote comme juge de paix, alors qu’il se contente d’entériner l’usage le plus fréquent, en nombre, puisque, dorénavant, le nombre a toujours raison sur tout, même sur la grammaire. Les dictionnaires courants sont des objets marchands, ils présentent ce qui plaît, ce qu’on est prêt à acheter. Ils enregistrent l’air du temps, et vous le vendent. Article “tendance” dont on ne manque pas de présenter le nouveau modèle chaque année, et les 'innovations' qui vont avec. Comme au salon de l’auto !

 

*surtout les journaleux de la presse écrite  -mot sans la moindre épaisseur désormais- en passe de nous dicter nos conduites... l'éducation nationale laissant le champ libre au plus accessible, au plus facile, au plus "ludique" et considérant qu'il faut élever le niveau par le bas.

De la prose du monde* à la rage de l’expression** (III)

13 Juin 2017 , Rédigé par pascale

… mais le plus dur reste à faire. Car du monde pensé et écrit sans volonté affichée de produire des effets, à l'écriture qui enrage de toucher le mot au plus juste, on pourrait croire le premier du philosophe et la seconde du poète. Le philosophe use d’une écriture acribique, les grincheux diront pédante, absconse ou abstruse. On ne dit pas, pourtant, d’un compositeur qu’il est cuistre, fat ou prétentieux au seul prétexte qu’on ne sait le solfège ou l’art de la composition, ni de l’instrumentation… et là, je pousse un soupir –bien vu ! Le philosophe, pire, le métaphysicien, responsable de l’incompréhension de ses lecteurs au motif qu’il n’écrit pas clairement ! Pourtant il le fait. Ne s’autorise ni sous-entendu, ni polysémie, plurivocité, ambiguïté ou ambivalence. La charpente, et partant, le corps tout entier de son raisonnement s’en trouverait menacé et même faussé. [Qui a lu et ruminé l’Ethique de Spinoza peut en témoigner]. C’est pourquoi il faut lire les philosophes non point de l’extérieur, mais de l’intérieur, à partir d’une connaissance minimale de leur lexique propre. Les Idées platoniciennes ne sont pas les idées de mon voisin, la science ne recouvre pas le domaine scientifique, et les questions existentielles ne sont pas existentialistes….

Voilà pourquoi, on l’aura compris, la philosophie, la métaphysique et/ou l’ontologie requièrent l’usage de formulations explicites, -claires et distinctes dit Descartes, ici comme ailleurs, d’ailleurs ! Et plutôt que partir de définitions comme le suggère vulgairement la plupart des livres dédiés aux lycéens, c’est aux définitions, ou plutôt à des significations qu’il faut arriver, accostage qui parachève une navigation rarement tranquille… de l’importance des métaphores, qui ne sont pas le contraire de la précision, mais en sont l’ornement ; le philosophe est toujours (un) écrivain –affirme avec force Merleau-Ponty, rendant hommage à Socrate, le seul qui ne le fut pas ! Premier lieu commun à abattre : la poésie n’est pas réductible à la question des figures, pourtant si couramment posée par des commentateurs étroitement scolaires et scandaleusement bornés. Et le discours philosophique non seulement n’est pas exempt de procédés, mais il en a besoin. Il met en œuvre des stratégies*** pour que soit dit ce qui ne peut rester non-dit. Et bien que l’écriture philosophique relève du plus petit écart possible entre signifié et signifiant, et ne puisse disséminer plusieurs significations dans des signes uniques, elle rompt avec le langage ordinaire en recourant à des images, des métaphores, des analogies pour que le travail de la pensée s’accomplisse quoi qu’il en coûte. Mais le philosophe n’est pas économe. C’est un bavard impénitent. Il déplie et déploie des formulations qui s’enrichissent et se compensent, il revient, il recommence, il avance lentement. Il n’a qu’une obligation répliquée de mille manières, le principe de non-contradiction. Aussi, syntaxe, grammaire, lexique, rhétorique, tout a pour lui un pouvoir structurant. Il est l’ornemaniste de sa réflexion propre, qui a besoin de temps long et de rumination. Il lui faut remettre, déposer, faire tenir une prose du monde, serait-elle aporétique. Aussi, quand Heidegger affirme que le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur de la métaphysique, il dit que l’énonciation, pour être signifiante, ne peut pas se passer de cette puissance sémantique, qu’elle profite en quelque sorte de cette vivification*** sans laquelle le discours purement spéculatif s’assècherait. Ce n’est pas la question irrésolue parce qu’irrationnelle –bien qu’artisanale et artiste- du style, c’est de l’usage des mots dont il s’agit. C’est de la structure linguistique de la pensée.

Difficile, impossible parfois même, tant les pré/jugés et les indignations résistent, d’expliquer que les mots font nos pensées. Que nous ne sommes pas des êtres parlant parce que nous pensons, mais des êtres pensant parce que nous parlons. On me dit “langage des gestes”, “émotions”, “sentiments”, “images” que sais-je encore qui traverseraient nos pensées “hors mots” comme certaines tomates de nos jours poussent “hors sol”. Merleau-Ponty, décidément notre référence sur cette question, emploie le très joli mot de sédimentation. La langue que nous parlons est parlante. Tautologie nécessaire pour tenter de rendre compte de ce rapport de quasi-corporéité que nous avons avec les mots, et même bon nombre d’expressions, tellement en nous et même tellement nous, que nous sommes incapables de réaliser qu’ils nous font être et non pas que nous les faisons exister : mes paroles me surprennent moi-même et m’apprennent ma pensée. Jusqu’au trébuchement pour trouver le mot juste, jusqu’à l’échec de l’expression, jusqu’au contre-sens, jusqu’à la rage de l’expression, qui me fait croire que ce que je tais, je ne le dis pas…. Ce serait ni plus ni moins que Le fantôme d’un langage pur ! quelle impudence, quel orgueil, quelle méconnaissance !

Dans cette impuissance grossière et coutumière, la poésie nous est indispensable. Elle esthétise notre regard et nous apprend le monde en nous faisant voir ce que nous ne voyions pas. O. Wilde ne disait-il pas que les brouillards de Londres nous sont un Turner, et non plus le signe d’un rhume de cerveau à venir, depuis…. Turner justement ! Nous savons d’un savoir puissant, irréfragable, exact et précis que les rosiers sauvages sont pleins d’une douce et inflexible volonté**** ; et que Le rauque incarnat d’une rose, en frappant l’eau (…) Me poussa dans l’avenir comme un outil affamé et fiévreux. Le philosophe aurait ex-plicité, donc expliqué, que les apparences sont trompeuses et peuvent faire illusion, au point que le vouloir s’affaiblit alors même que nous avons l’illusion du contraire… La Charogne baudelairienne pour nouvelle image de toute Vanité, comme une métaphysique implicite de la condition humaine. Epicure, Lucrèce, Montaigne et Pascal tout ensemble ; et un Parfum, respiré/Avec ivresse et lente gourmandise*****  dit mieux que Le Traité de la Nature Humaine de Hume ce que nous devons à nos sensations puisque nos connaissances sont d’abord empiriques….

Plus encore qu’aux Roses d’un Jour de Mai, c’est aux mots des poètes que je dois de savoir qu’une Rose noire peut être ensoleillée….

 

*Merleau-Ponty (repris pour titre du ch. 2 des Mots et les Choses de Foucault) ; ** Francis Ponge ; ***Paul Ricœur, La Métaphore vive ; ****René Char ; *****Baudelaire

poésie et philosophie (II)

9 Juin 2017 , Rédigé par pascale

… alors je suis allée chercher dans ceux de mes livres qui chapechutent à mon oreille intérieure, celle qui s’est constituée dans le silence très organisé mais invisible des lectures définitives. Et c’est à Bachelard que je suis revenue, l’épistémologue-poète. Je feuillette, je me souviens. Je cherche. Je sais que je vais trouver. J’aime ces moments que je pratique de plus en plus fréquemment où je m’en remets aux œuvres et aux auteurs sur la seule foi de mon intuition (ce qui est assez bachelardien disons-le) laquelle est évidemment informelle, mais assez sûre.

Instant poétique et Instant métaphysique, tel est le titre d’un texte publié par Bachelard en 1939 dans la revue Messages. Première phrase : La poésie est une métaphysique instantanée. L’excitation intellectuelle est de celles qui figent, pétrifient, consolident. J’installe confortablement mon cerveau. Bien sûr Bachelard déroule là une réflexion, une méditation, sur le temps -mais un philosophe qui médite le fait toujours avec Raison. J’avance. Cette instantanéité ne signifie pas que le temps étiré s’abolit, qu’il est in-sensible, im-perçu, ni que se juxtaposent des éclats de moments comme autant de points discontinus adossés les uns aux autres et qui finissent par dessiner la ligne, continue cette fois, que l’on croit voir. J’éloigne de ma lecture la destination bergsonienne de ces propos, et je m’engage dans le texte par une certitude in-forme mais solide. Et je comprends ce que cette métaphysique instantanée signifie pour Bachelard : si la métaphysique suppose et impose la clarté due à l’élaboration longue, interminable, de ses outils (ses concepts –seul usage licite de ce terme), si elle use du doute, c’est-à-dire des suspensions de jugement (ἐποχή) nécessaires à l’établissement et la formulation de principes vrais, (que valent des affirmations soumises à la fausse prudence de la relativité des opinions?), la poésie, quant à elle, se passe de ces moyens, de ces intermédiaires rationnels, elle refuse les préambules, elle est l’expérience, méta-physique en effet, de l’instant, elle abandonne, sans en formuler la volonté consciente, la nécessité de construire une pensée continuée, alors qu’elle laisse en nous ce murmure continu, la basse continue, d’un autre rapport au réel, à ce qui existe. Le poète, le poème, n’a pas besoin d’un rapport horizontal au temps que l’on appelle aussi, depuis Platon, le devenir. Il y a, dans sa relation sonore aux mots, un rapport aux mondes tout de remous, de mouvements, de chocs qui écrase l’élaboration d’un raisonnement dans la durée, sans l’anéantir, ni l’ignorer. Il s’agit de jaillissement. Et de convoquer Mallarmé. Et Baudelaire.

Mais c’est l’usage de la syntaxe, de la ponctuation, de la grammaire, du vocabulaire qui réalise ces pulvérisations. Sinon, quoi d’autre* ? Dans Le droit de rêver, dont je me saisis fébrilement, là, juste à côté, je lis que la poésie doit rompre avec nos habitudes, c’est-à-dire nos habitudes poétiques. Je souris. Je reconnais bien là la réflexion de l’épistémologue, je retrouve mot pour mot l’expression célèbre de La formation de l’esprit scientifique : refuser les séductions premières. Le chapitre intitulé “La dialectique dynamique de la rêverie mallarméenne” est mieux qu’une invitation à poursuivre. Il me tire, sans le moindre tiraillement car la chose est lumineuse. Une vibration ontologique, de l’ordre de l’être-même pour dépasser tout paraître –cette fois c’est Bachelard qui a souligné- traverse le poème.

Ainsi J’attends, en m’abîmant, que mon ennui s’élève,  ne dit ni mieux, ni plus, mais autrement, la possibilité différée du divertissement, la conscience de l’absurde qui l’accompagne, et l’un de leurs corollaires philosophiques, l’usage ou non du libre-arbitre. La métaphysique existentialiste (expression fautive puisqu’il n’y a pas d’au-delà de l’existence pour l’Existentialisme doctrinal) je veux dire le questionnement sur le sens de l’Exister- est ici submergée, ou engloutie, c’est selon, par l’envoûtant alexandrin de Mallarmé. Et Bachelard d’user par ailleurs* de l’adjectif dynamique pour qualifier cette ontologie. Gageons qu’il s’agit là du sens étymologique (δυναμικός) qui a à voir avec le mouvement, la cinématique, deux branches de la … physique, bien sûr ! Aussi, je ne peux empêcher un regard attendri vers Empédocle, le physicien-poète-philosophe, dans un mouvement d’émotion, ce qui fait pléonasme… et avec lui vers tous ces philosophes qui pour penser le monde, et le pensant en minuscules particules de matière, ont eu recours à des écritures poétiques, pour la puissance de leur dire..

Je tourne encore quelques pages. Et retrouve le verbe pulvériser. Cette fois je me souviens qu’un petit livre moins connu de Bachelard –Les intuitions atomistiques- a pour premier chapitre : la métaphysique de la poussière. Nouveau télescopage. Je cherche… oui, c’est bien le livre –magnifique- de Jean Salem à propos de Démocrite qui a pour titre… Grains de poussière dans un rayon de soleil. Je me rends. Quelle heure est-il dans la nuit ?….

Je suis, dit Bachelard, un rêveur de mots, un rêveur de mots écrits. C’est de ce dernier terme dont il me faut maintenant rendre compte.** L’implicite n’est ni l’absence de mots, ni leur défaillance, mais un autre dire, dont la philosophie formule l’explicite….

 

* dans l’Introduction de La Poétique de la rêverie - **dernier volet à venir de ma méditation depuis le Jardin des Roses d’un jour de Mai, et poursuivre là le partage des mots avec l’ami A.B -

Je me souviens des Possibles futurs de Guillevic*, et de quelques autres…( I )

5 Juin 2017 , Rédigé par pascale

     Duchesse de Montebello, Pénélope, Pierre de Ronsard, Cardinal de Richelieu... Rose est la première, blanche la deuxième mais ancienne et hybride, compacte et grimpante la troisième, pourpre foncé la dernière. Double la corolle doublement ailée de Chevy Chase ; blanche aussi la liane de Château du Rivau, tout exprès créée pour le lieu ; Vierge de Cléry, une centifolia vigoureuse ; Falstaff la discrète -un rosier oxymore en somme- et la persane de Damas revenue des croisades et tant croisée depuis. Mais The Dark lady, ma préférée bien sûr. Sombre et délicate. Comme une pivoine obscure. Au puissant parfum de l’antique.

     L’esprit des mots s’en mêle et emmêle ses pinceaux, s’envole et disparaît pour mieux se ramentevoir des rosiers du palais de Cnossos, qu’on a dit d’Abyssinie, ceux des jardins de Cyrène, ou ceux que Midas porta avec lui de Lydie en Macédoine. Les noms chantent les temps d’avant, les temps où les roses étaient les mêmes qu’aujourd’hui –cultivars- sous les mêmes chaleurs, les mêmes cieux. De Milet, le pays des philosophes d’avant Socrate, de Pangée ou d’Alabande, d’Egypte ou de Cyrénaïque, c’est toujours Virgile qui chante la même rose, de Paestum, la damascena, née d’Aphrodite, c’est attesté.

     On dit que Duchesse de Montebello est d’un rose si tendre qu’il offusquerait presque son ancienneté par sa fraîcheur. Les roses n’ont pas leur pareil pour obliger les mots, égruger les verbes, briser les adjectifs, pulvériser les noms en autant de surprises lexicales. Elles sont défi pour l’écriture sûrement plus encore que pour le pinceau. L’affrontement est inévitable. La pâleur de la Duchesse de Montebello n’est point d’une malade, d’une livide, la rose n’est ni fade, ni anémiée, elle n’est pourtant ni rose soutenu, vif ou nuancé. La Duchesse est rose pâle… juste rose pâle, presque blanc nacré, ou opalin peut-être, et son parfum léger. Léger ? délicat, subtil, certes, mais infiniment léger, on le croirait vaporisé autour d’elle, léger dans l’aile alerte du papillon qui le frôle et le porte et l’emporte. Un parfum désinvolte au fond, qui ne deviendra ni fragrance ni senteur, par excès de souplesse, un parfum délié, mince et pénétrant comme un parfum de rose, une toile de Renoir.

     C’est à Théophraste que l’on doit le probable premier Traité des Odeurs. Surprenante inconsistance du corpus ancien sur la question, absence de lyrisme ou simplement d’admiration pour les roses qui ne sont que des fleurs, voire des plantes parmi d’autres, dont on préfère développer minutieusement les vertus, les usages, les cultures, comme le fait l’intarissable, inépuisable et généreux Pline l’Ancien. Description quasi clinique, entomologiste, botanique. Rien qui nous transporte au-delà du végétal, sinon ce que nous y mettrons nous-mêmes par rétrospective sensibilité. Au moins apprenons-nous qu’on élaborait du vin de rose, et que la tête du rosier sauvage mêlée à de la graisse d'ours fait merveille contre l'alopécie.

      Pourtant la rose est aussi fleur de légendes. Il ne fallut pas moins que Chloris, Aphrodite, Dionysos et Apollon s’employassent chacun pour soi et tous ensemble à sa confection pour que la rose inaugurât mille et mille voyages divins inachevés, ou que les mêmes devinssent Flora, Vénus, Jupiter… cela ne changea rien, les légendes non seulement ne s’arrêtent jamais, mais le temps, c’est-à-dire les poètes, les rapetasse et les ravaude à sa manière, cousant un tissu de rêves au fil de l’or des mots.

      Alors un jour de Mai, un jour de roses, me fut occasion heureuse de raviver et partager une intuition très ancienne, très tenace, très vivace et intime, une illumination, de celles dont un rude philosophe montra qu’elles sont aussi les plus fécondes** : il y a, de la poésie à la philosophie, non point une rupture, un changement qualitatif irréversible, un abîme d’abîmes infranchissables, mais juste une différence dans l’usage des mots. Je m’explique.

     En un Jardin tout de roses fleuri, plus une noire en boutonnière, deux poètes se promenaient avec leurs amis Chantant en vers/Chantant en prose/Venue de Perse ou de Damas/La rouge sang, la blanche éclose/Couvrant les murs et les terrasses/ je retrouve dans la fulgurance la formulation d’une conviction qui, au fond, ne m’a jamais quittée. Les poètes et les philosophes ne sont ni opposés ni étrangers. Ils ont les mêmes questionnements, les mêmes suspensions métaphysiques devant le réel, devant ce qui est, qui aurait pu ne pas être, ou qui aurait pu être autrement, les premiers choisissent, ou sont choisis, happés, entrainés, par les mots d’â côté, les mots qui pour mieux dire manquent la cible, et jettent mille feux, attisant le brasier, envoyant des étincelles et des flamboiements, nous plongeant d’aussi haut qu’il se peut dans la fournaise, l’aciérie, jusqu’au point d’incandescence, et nous y engloutir ; les seconds transpirant, prenant suée, sécrétant le goutte à goutte du terme pour l’exprimer au plus juste de son sens, ne point le tordre ou le blesser pour ne pas déserter. De l’implicite rayonnant de l’un à l’explicite lumineux de l’autre, nulle différence, nulle opposition, la même appréhension méta/physique de ce qui est, soit par ce qui n’est pas, détournement des mots –poésie, soit par stricte adhésion du contenu et du sens –philosophie.

     Toujours au-delà de ce qu’elle donne à voir, et disant toujours plus et mieux que ce qu’elle montre, existence et essence confondues, et les mots pour la dire distendus, distants, tendus, toujours échoués au bord de son image, la Rose comme une leçon d’ontologie méditative. Dans cet au-delà –μετά- des rosiers qui s’offraient à mes perceptions sensibles -φύσις, mais aussi de la poésie qui les exaltait tous sans en citer un seul, je me suis laissé aller entre tension et équilibre fragiles. Tandis qu’aux mots les rosiers se laissaient prendre, ce jour des roses, un jour de Mai.

*en hommage et remerciement au Jaseur, qui sait.

**Kant, parlant de Thalès…

Duchesse de Montebello

 

Jour de mon anniversaire

3 Juin 2017 , Rédigé par pascale

actualité inactuelle du temps qui passe

inactualité actuelle du temps passé

*le blog n'étant probablement pas sur le même fuseau horaire que moi (encore une affaire de temps...) la date officielle est bien le 4 et non le 3, d'ailleurs, c'est à 00 h et quelques étoiles que j'ai commis ce vaniteux forfait....

Les Gémeaux sont de retour

2 Juin 2017 , Rédigé par pascale

 

Plutôt deux fois qu’une…

J’en ai une brassée autour de moi, une paire en tout cas. A qui je souhaite tout ce qu’ils désirent pour eux-mêmes : des livres, des livres, de la musique, de la musique, du bon vin, du bon vin, du chocolat, du chocolat, et puis des fleurs, tiens des fleurs… de rhétorique. De beaux moments ensemble, je veux dire avec moi. Pas trop rares quand même ! F&F qui se reconnaîtront, que l’on reconnaîtra, et ne m’en voudront pas de les lier en ces anniversaires, même si je sais que quelques jours les séparent, cette fois, l’un de l’autre ; tout se passe au mois de Junon, c’est l’essentiel.

 

Plumes de Paon, l'oiseau de la Déesse

Laetitia est heureuse ! *

29 Mai 2017 , Rédigé par pascale

In extremis, elle vient de déposer son curriculum vitae. A priori ce n’était pas gagné. Mais elle a eu de la chance se disait-elle. Ajoutant, in petto, que si sa candidature n’était pas retenue, elle n’aurait pas à faire de mea culpa, le dossier était complet, elle avait joint les pièces ad hoc et les documents officiels photocopiés pro forma pour les uns, en fac simile pour les autres. Grosso modo tout allait bien.

« Alea jacta est » chantonna-t-elle en guise de satisfecit légèrement hésitant, et saisissant son agenda, elle vérifia l’heure du concert auquel elle assisterait demain, choisi en raison de la programmation du Requiem de Fauré, dont le De profundis et le Dies iræ la faisaient toujours pleurer. Tout va bien… elle allait s’offrir de facto un bout de journée de liberté, avant de reprendre ses activités ordinaires, en attendant la réponse à son courrier, laquelle pouvait arriver sine die

Elle venait de vivre une annus horribilis. Aucun de ses desiderata, les plus simples comme les plus intimes ne se réalisèrent. Pire, les ennuis s’accumulèrent : persona non grata un jour, victime d’un quiproquo aux conséquences fort désagréables un autre, d’attaques ad hominem auxquelles il fallut bien répondre, et ainsi ad nauseam. Elle crut que cela ne finirait jamais. Difficile, impossible même dans ce contexte de s’en tenir à sa devise favorite : carpe diem. Elle n’était pas croyante, détestait toute forme de pensée magique, mais pour un peu, elle serait bien allée mettre un cierge à quelque divinité improbable, en raison de quoi elle aurait même rédigé un ex-voto ou récité un Deo gratias si succès. N’importe quoi pourvu que les choses changent pour elle ! C’était une insulte à son prénom.

Fluctuat nec mergitur ! elle se surprit à s’appliquer la devise parisienne et se sentit, sur le champ, bien plus légère au point qu’envie lui prit de s’offrir une balade, nez au vent, sans autre excuse ni alibi que son propre plaisir, la condition sine qua non pour renouer avec soi-même, hic et nunc. Aussi, inutile d’aller très loin, qu’il lui suffise de rester intra muros. Cette ville qu’elle aime tant regorge de tentations pour la flâneuse qu’elle est. Elle allongea le pas.

A sa droite, un cinéma d’un autre âge, vestige inattendu, ruine moderne, décatie, nostalgique et désertée. Déchiffrant la dernière programmation à l’affichage, elle sourit. Quo vadis ? elle ne raffolait pas vraiment des peplum mais leur reconnaissait un puissant effet analgésique, donc bienfaisant. Il suffisait juste de se laisser porter, ce qui n’est pas toujours facile si, comme elle, on a un peu plus de mal que le vulgum pecus à lâcher prise, comme on dit familièrement…

Plus loin, à sa gauche, un cimetière. Lieu de déambulations s’il en est. Le portail est ouvert. La lumière blanche du bel après-midi d’été fait luire les pierres. Invitation à entrer en méditation. Vanitas vanitatum et omnia vanitas... L’évidence gravée dans le marbre ramena ipso facto à leur juste dimension les agitations de ces semaines passées. Et telle une héroïne dont la bravoure ignorée de tous viendrait ici à la rencontre de son destin, passé le brin de nostalgie, elle renoua très vite avec l’enthousiasme lucide qu’on lui reconnaissait volontiers. Morituri te salutant … peut-être, mais le plus tard possible ! Elle retourna vers l’entrée du Jardin, R.I.P –requiescat in pace- lisait-on encore sur les dalles les plus anciennes, les plus abandonnées, les plus émouvantes, toutes de vert-de-gris revêtues, qu’elle regardait rapidement. Et joignant le geste à l’intention à la parole et à la prière, elle repartit en laissant, en effet, la paix faire son œuvre aux royaumes oubliés.

Ce n’était pas vraiment son genre de forcer le destin, les bonnes choses finiront bien par arriver ! Elle avait le fatalisme optimiste : les sévères Parques et autres trancheuses de fils, vont l’épargner c’est sûr, et ajuster leur nom à leur mission, qui n’est pas, quoiqu’on en dise, de jouer seulement des ciseaux. Ragaillardie et revigorée en quelques secondes à peine, elle sautillait dans sa tête et ses escarpins, frôlant de si près les murs et les portails qu’elle dérangea un cerbère qui ne dormait que d’un œil et lança, à son passage, des aboiements terrifiants. Son cerveau, son pas et son pouls accélérèrent la cadence…. Rétablis dans un rythme acceptable quelques longueurs plus tard, ils retrouvèrent le calme et Laetitia aussi.

Je vais me désaltérer et me poser se dit-elle. Rien ne vaut une boisson fraîche sous une terrasse ombragée. Dans la petite liste des devises ajustables aux situations imprévues qui donnent une légère illusion de grandeur, elle ne pouvait quand même pas vérifier, in situ, l’efficace de celle qui lui trottait dans la tête : in vino veritas. Elle commanda donc un soda avec glaçons. Il lui restait encore un peu de temps pour lézarder avant de retrouver ses pénates. Lézarder, elle ne savait le faire sans ouvrir un livre, un œil sur la page, l’autre sur le monde environnant… Et elle avait même le choix, puisque sortant de chez elle, indécise, elle avait jeté dans son sac Les Fleurs bleues de R. Queneau, déjà commencé, et le dernier Houellebecq. Son petit côté Zazie l’impertinente l’emporta, et elle poursuivit sa lecture là où elle l’avait abandonnée la veille, au milieu d’un flot ininterrompu de "houatures”. Ah ! vraiment elle adorait ces jeux permanents et subtils avec les mots, entre langue savante et langue parlée, et qu’on puisse lire tout autant "itemissaeste" qu’apprendre qu’il y eut –mais y a-t-il encore ? des évêques in partibus, en l’occurrence le délicieux et épatant Onésiphore Biroton. Elle ignorait aussi qu’elle faisait un peu de parémiologie, comme Monsieur Jourdain etc….

Son téléphone signala l’arrivée d’un message. C’est vrai, elle devait retrouver son ami, Quentin -le bien-nommé, au cinquième rang de sa fratrie- qui la prévenait d’un léger retard, mais par un lapsus calami qui la fit sourire, il avait écrit : “un petit regard, désolé” ! Elle avait le choix entre s’attarder encore un peu avant de ranger Queneau ou se diriger vers le lieu du rendez-vous via les ruelles et les squares pour musarder. Elle préféra la lenteur à l’immobilité, une manière peut-être d’aller quand même vers son alter ego bien qu’il ne fût pas ponctuel. Elle emprunta un passage souterrain, s’étonna que l’on écrivît partout Exit mais jamais Incipit comme s’il eût été plus important de ne pas rater sa sortie plutôt que son entrée….. Etait-ce une contamination oulipienne ? et, bien sûr, arriva encore légèrement en avance.

Assise sur un banc, elle observait. A sa droite, à sa gauche, des quidam marchaient, couraient, avançaient, l’air grave. Elle ne pouvait, de visu, y reconnaître celui qu’elle attendait, il arriva derrière elle, et plaquant ses mains sur ses yeux lança un triomphal mais un tantinet déplacé Ecce homo ! c’était tout lui. «Tu as lu mon second sms, c’était un post-scriptum, j’avais envoyé trop vite.» Bien sûr, elle n’avait pas lu. Pointant l’index vers le ciel, il proposa : ciel dégagé, température idéale, je te propose un petit tour sur la côte ! Le nec plus ultra pour achever en beauté cette journée. Aucun veto, répondit-elle, ravie. Alors, idem pour moi ! on y va !

Une heure plus tard, ils couraillaient comme deux mômes sur la plage à marée basse. Certes ce n’était pas Capri, la Corse, la Sardaigne ou les îles grecques, ce n’était pas Mare Nostrum, tout juste une petite évasion pour se donner a minima une poignée d’heures libérées du bruit et de l’agitation, en attendant demain. Les petites communes normandes de la Côte de Nacre font cela très bien. Elle grimpa sur la digue et, lançant ses bras vers le ciel s’écria ex cathedra : Fiat Lux ! Interdit, Quentin se demandait ce qu’elle voulait véritablement faire accéder au jour par cette incantation. Mais rien, rien du tout, répondit-elle. J’adore cette formule depuis que j’ai compris qu’elle n’a rien à voir avec la marque italienne de voiture… je l’envoie Urbi et orbi c’est mon côté prédicateur d’un autre âge ! je t’épate hein ? Puissent les forces invisibles peser sur les évènements ! Quel est ton vœu le plus cher dans l’instant? demanda-t-elle à son ami. Etre du bon côté du numerus clausus, répondit-il sur le champ, retombé aussitôt dans la gravité de ses soucis. Il attendait les résultats des examens. A l’évidence, l’appel joyeux aux forces surnaturelles n’avait pas eu l’effet attendu, et la légèreté s’en fut.

Lætitia et Quentin, après une gaufre, un beignet, une crêpe, un bol de bon cidre et d’air iodé reprirent la route et le cours de leurs pensées. Mais ils ne pouvaient demeurer bien longtemps sans se parler. Tu sais quoi ? Hors de question de se laisser abattre… Demain est un autre jour dixit ma grand-mère ! pour aujourd’hui, il nous reste, au choix, un petit restau, un ciné, une terrasse, un dvd… Le contraire serait un casus belli entre toi et moi ! Elle blaguait bien sûr, mais tenait vraiment à rendre son sourire à son ami. Aussi, ils bousculèrent juste l’ordre des propositions, pas d’option a minima : une terrasse, suivie d’un petit restau, un ciné, et même un dvd à suivre, enfin ce dernier seulement si l’épuisement ne l’emportait pas. Après tout, demain il fallait reprendre le rythme, dura lex sed lex. La journée, l’après-midi, la soirée, les heures, furent, in fine, à la hauteur de leur éphémère insouciance.

* ceci est une rediffusion.... à la demande amicale de Stéphanie.

 

 

 

 

 

 

 

être là, simplement être là

25 Mai 2017 , Rédigé par pascale

     Yangshuo ma brumeuse embrumée, chuchotant dans la bruine une grisaille propre, une poésie simple. Et murmure dans la douceur les mots palpables de toute la peinture chinoise. Yangshuo qui impose son contact ouaté à mon corps ruiné de fatigue, réceptacle consentant pour toutes sensations, pourvu qu’elles le sollicitent sur le mode de la bonté. Comment dire un brouillard fulgurant mais tendre, une lumière blanche mais attendrie, la caresse douce mais ferme du petit matin, où je n’ai su voir pendant plusieurs minutes qu’un immense rideau de nuages tombé du ciel jusqu’au sol, dont le tissu par endroit usé, un peu plus translucide, un peu moins opaque, faisait deviner les masses vert sombre, vert-noir, des innombrables pics plantés là autour de la petite ville pour en dessiner le décor idéal.

     Je sais ce que l’épuisement ajoute à la beauté simple pour en faire une vision de rêve, une vision touchée par la grâce. Un jour, elle finit par se déliter, sans douleur, et insensiblement reprend sa place dans la grande affaire de notre mémoire sensuelle, exotique, distinguée, aux côtés de tous nos voluptueux Etna, ou autres délicates fleurs de jasmins, ou de charnels et puissants temples d’avant les temps du raisonnement. Alors, par une violence contraire à tout ce qui m’enveloppait, je me suis défléchie de ce qui me câlinait, me cajolait, et je me suis laissée suffoquer, noyer, anéantir par les ténébrantes brumes de Yangshuo.

     Après un moment que je crus très long sans avoir pu le vérifier, j’ai accepté le jeu de la séduction naturelle des lieux, de la conquête consentante du spectacle superbe, magnifique, unique, dans le registre de mes émotions paysagées, car je le savais gagné de haute lutte par un combat sauvage, primitif, archaïque. Le regard apaisé, la chair humanisée, calmée, repue, je pouvais découvrir Yangshuo qui, progressivement, entrait en mouvement aux rythmes de l’animation matutinale, et des occupations domestiques. Peu à peu, des vivants, hommes et femmes, animaux, entrèrent dans le réel ; des véhicules, des maisons, des panneaux, des rues, et autres artifices meublèrent le décor. Il me fallut résoudre l’urgence du manger, du repos, de la gestion du temps ordinaire, même dans une situation aussi extraordinaire que ma présence dans cette petite ville du Sud-Ouest chinois. Je suis passée devant le Bâtiment de la Poste et du Téléphone sans même l’avoir cherché. Il ouvrait à huit heures. Je m’étais donc retrouvée : dans moins d’une heure, je pourrai laisser quelques mots sûrement banals sur un répondeur.

     En deux heures les brumes se sont estompées. Toute chose semblant reprendre une place abandonnée pendant la nuit, ce matin dont je ne peux pas dire qu’il s’est levé mais qu’il est arrivé, m’apparaît comme la suite normale du précédent que je n’ai pourtant pas vécu là. Reprise de l’animation, au sens cinématographique du terme, après interruption de la machinerie, ce moment toujours un peu magique où, à l’arrêt sur image succède le mouvement, quand le moteur tourne à nouveau, rendant aux gestes suspendus leur vraie destination.

     Des femmes sont entrées, isolément, dans la rue principale où le bus m’avait jetée, ahurie, quelques heures plus tôt. Elles ont installé leurs cyclopousses, leurs cyclomoteurs, leurs vélos à louer. De vraies garnisons en rang serrés et obliques, roues coincées dans les caniveaux encore humides. Des camions, des bus, toujours klaxonnant, se mirent à rouler, des stores de magasins à être relevés, des échoppes, des tables, à être installées sur les trottoirs. J’assistais à cela en spectateur docile mais conscient de sa place. Je n’étais pas dans la pièce, ni sur la scène, mais bel et bien devant, dehors, à distance, et je pressentais d’emblée ce recul comme impossible à réduire. Tout s’offrait à moi sans que je puisse y pénétrer. La réalité, choses et gens, n’était pourtant pas virtuelle, elle était bien réelle, mais étrangère. J’y lisais comme dans un livre d’images, de peintures et de poèmes chinois, et m’émerveillais que le monde autour de moi fût conforme au livre : hommes et femmes portaient les chapeaux pointus, les pantalons amples et les chemises longues, droites, bleues, auxquels je m’attendais, ils traînaient bruyamment les pieds qu’ils avaient nus dans des sandales qui ne quittaient pas le sol. Certains marchaient en poussant leurs bicyclettes chargées de paniers tressés, remplis de fruits, de légumes, de fleurs. D’autres supportaient de part et d’autre d’un long bâton souple passé sur une épaule, la double charge de plateaux débordant d’herbes ou de fourrages. Petite ville dans la campagne, Yangshuo m’émerveillait.

     A cinq kilomètres environ de là, le petit village de Fuli, signalé dans tous les dépliants comme “pittoresque”, me servit, ce matin, de promenade initiatrice. Je réalisai, dès que le cyclopousse au maximum de sa vitesse eut passé les dernières maisons, que je retrouvai le paysage embrumé de l’aube, dévêtu, déshabillé et séché, mais qui n’avait rien perdu de sa captivante beauté. Elle avait seulement changé de tons, de teintes, d’intentions, comme si le peintre, dans un geste de repentir profondément pensé, l’avait recomposée autour des seules nuances du vert et du jaune.

     La petite route étroite mais goudronnée me sembla posée là au milieu des champs, des rizières, eux-mêmes tranquillement installés entre les pics rocheux, plantés et dressés par dizaines à l’horizon, comme autant de monuments formidables dans cet ensemble organisé autour d’eux et pour eux par la nature. Un vert profond qui se confond avec un noir étrange pour l’arrière-plan, des vert-jaune multiples pour les aplats du premier plan, et des verts tendres et brillants pour toute la végétation en bordure du tableau, à portée immédiate de la main. Toutes les perspectives horizontales, les étendues planes, les carrés de terres et d’eaux mêlées me ramenaient à la grande douceur des dégradés de bruns et d’ocres dans certaines toiles de Paul Klee. Par quel mystère la mémoire peut-elle opérer ces associations bien au-delà des mots, et les garder en réserve d’expression, mais pas de sensation, pour finir par les imposer plus tard, un peu plus tard ce soir, au détour de l’écriture?

     Ce relief si original en pain de sucre aurait dû d’abord capturer mon regard pour ses allures olympiennes, ses formes imposantes et élancées, une énergie minérale qui ne m’avait jamais pénétrée, ni avant, ni ailleurs. Mais la saisie de ces centaines de pilotis karstiques me ramenait à une autre force, tellurique celle-là, à cette terre même d’où ils surgissent, plantés par qui? Ce contraste entre verticalité rocheuse et horizontalité végétale, cette démonstration parfaite d’une géométrie naturelle qui réplique un espace euclidien aux droites parallèles qui jamais ne se rencontrent, loin de m’obliger à un étourdissant va-et-vient entre le haut et le bas, le ciel et la terre, me rendent la terre, et la terre seule, irrésistible dans l’instant. Comme une envie de poésie simple, dont je sais que m’y risquant elle sera simpliste, je formule mentalement des évidences, puisque les rizières miroitent en quelques éclats ternis, que les mottes de boue ont goût et couleur de premier jour du monde et le dégradé des verts, délicatesse et fraîcheur sans égal. Ce que la physique élémentaire des Grecs doit à son expression poétique me paraît être illustré là, si loin pourtant de toute l’aridité du sol hellène. Des harmonies et des correspondances minimales jaillit toute force cosmique. Il suffit de toucher les feuilles qui luisent de toute l’humidité de la terre, et de surprendre la gigantesque virgule d’un bambou qui s’élance au ciel en triomphe.

     Fragments de physique poétique

    Je ne sais rien de la poésie traditionnelle chinoise, mais il revient à ma présence ici de croire qu’elle n’est sûrement que métaphore, cette saisie de mots qui se déplacent dès qu’on les touche et les veut fixer, glissant tel un morceau de soie échappé d’entre des doigts malhabiles.

     Dans la campagne qui abrite Yangshuo, et maintenant Fuli, alternent les principes les plus simples de tout rapport au monde : abondance et solitude, immobilité et impulsion, air et terre, pierre et eau, vide et plein, force et délicatesse. La nature est calligramme et l’artiste calligraphe. De ce contraste naît un équilibre, de cette tension, une paix. De ces atomes d’immanence, une puissance extraordinaire.

     Je risque le mot d’holothéurgie...

 

 

 

 

 

 

Dionysos, le dieu par qui vint le vin...

20 Mai 2017 , Rédigé par pascale

 

L’histoire commence sans origine, sans certitude, sans témoignage fiable, sans date. C’est une légende. Au 1er siècle avant JC, Diodore de Sicile disait déjà que les récits des anciens mythographes et poètes à propos de Dionysos sont incompatibles entre eux et qu’il est difficile de parler clairement de sa naissance et de ses exploits.

Dionysos, c’est sûr, est fils de Zeus. Mais tout se complique sur son enfance et son éducation. Certains récits ne lui attribuent pas toujours la même mère. Déjà les circonstances de sa naissance sont nécessairement exceptionnelles mais surtout miraculeuses, puisqu’il survécut et à l’apparition foudroyante de Zeus au milieu des flammes et des éclairs et à la disparition de sa mère, Sémélé, dans l’incendie provoqué par ce même père à cause de la jalousie d’Héra, [Héra, on se souvient, sœur de Zeus et l’une de ses épouses !]. Quelles que soient les versions, Dionysos devient alors un rejeton caché : dans la cuisse de Zeus, sous des vêtements féminins, gardé par les Nymphes, éduqué par les Heures et/ou instruit par les Muses, avec Silène pour précepteur, à moins que ce ne soit Aristée, un mortel dont on dit qu’il fut l’inventeur du pressoir, ou comment le vin fait sa première, timide et constestable apparition.

Une chose est certaine : autour de sa naissance tout est à la démesure de la colère d’Héra, dont on ne sait pas très bien ni où ni comment arrivent et se manifestent les excès. Une version en fait la dispensatrice d’ordres auprès des Titans aux fins de mettre Dionysos en pièces et le faire bouillir en morceaux. Mais pour contrer les profondeurs de la cruauté d’Héra, il se trouve toujours une créature divine ou une poétique anecdote qui redonne à Dionysos une part d’humanité et de grandeur. Ainsi un grenadier poussa-t-il là où son sang fut versé. Ainsi son corps déchiré fut-il reconstitué et réanimé par les soins attentifs de sa grand-mère Rhéa, pour les uns, et pour d’autres, Déméter -autre sœur de Zeus et d’Héra, bienveillante celle-là. Cette deuxième naissance -après découpe- fait déjà double symbole : la vigne taillée chaque année permet la récolte des grappes et la vendange. Toujours est-il qu’après avoir passé une enfance à l’écart mais protégé, il aurait voyagé loin et longtemps. On parle des Indes, de l’Egypte. Quoiqu’il en soit, c’est de là, l’Egypte, que la vigne et le vin arrivent dans les légendes de Dionysos, soit qu’il y plantât la première, soit qu’il enseignât à faire le second. Mais l’adoption en Grèce de nombreuses variétés de vignes arrivées depuis l’Egypte est en revanche bien attestée.

Comme dieu voyageur, Dionysos ne se déplace pas seul. Il rassemble des troupes d’hommes et surtout de femmes, les thiases qu’il arme de thyrses ou de bâtons enlacés de feuillages, de ceps de vignes, de couronnes de lierre. Revenu en terre grecque, on rapporte son passage à Naxos, où il épouse Ariane abandonnée par Thésée ; en Thrace, où capturé sur un bateau en vue d’être réduit en esclavage, il aurait frappé de folie tout l’équipage qui, se jetant à l’eau, se transforme en dauphins ; en Attique aussi, il provoque la folie des femmes de Thèbes et la mort du roi. Ce dieu répand la folie, récolte la sagesse, sème l’excès, calme les douleurs. Il a double visage, double personnalité. L’ambivalence est son trait caractéristique, comme elle est celui du vin pour la quasi-totalité des auteurs, que les textes soient des compilations ou des propos savants –d’histoire naturelle ou de médecine par exemple.

Et Dionysos est sans âge même si la mémoire collective et populaire a superposé et confondu plusieurs de ses images, celle d’un géant barbu, celle d’un adolescent, d’un éphèbe et même d’un enfant. Son culte, comme celui de tous les dieux, est public, c’est-à-dire social et politique, on dit aussi poliade –protecteur de toute la cité.

résumé des épisodes précédents, suite et fin

14 Mai 2017 , Rédigé par pascale

Un élu de la République veut réaliser, légalement, un abus de bien public : le crâne de Descartes est à prendre ! du moins le croit-il. Revêtant le costume de l’autorité dévolue à son rang, il imagine pouvoir s’en emparer. C’était sans compter sur les corps intermédiaires et républicains, les gardiens du patrimoine national qui ne l’entendaient pas de cette oreille… Episode 1. (8 mai, Prise de tête)

Une enquête diligentée par quelques inconditionnels de la vérité, doublés de facétieux et néanmoins précieux chercheurs en ossatures cadavériques de toute sorte, parvient à la conclusion que ledit crâne de Descartes n’est pas le sien. Qu’il s’est perdu quelque part entre Suède et France, voire entre mise en bière et cimetière, peut-être, et même assurément dirait notre homme, entre collectionneurs, receleurs et faussaires. Episode 2.(10mai, Primo itaque…)

L’épisode 3 que je dois à mes fidèles lecteurs impatients, est plus subtil. Aussi ne tergiversons point. Après ces rocambolesques aventures, un tantinet tirées par les cheveux, il reste à proposer une lecture philosophique à la hauteur, le porteur du scalp serait-il inconnu dans cette histoire, aurait-il fait l’objet d’une usurpation d’identité, peu nous chaut. Mais qu’un crâne s’affranchisse ainsi des lois élémentaires de la propriété individuelle, du rapport à son corps et du principe cartésien de l’identité du sujet, est nécessairement occasion de penser. La tête perdue de Descartes peut-elle nous servir de miroir réfléchissant ? d’autant que personne n’a oublié l’intrigante formule des Praeambula, prodeo larvatus : les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur, je m’avance masqué. Admirable et si peu retenue signature baroque de l’homme que l’on insiste à présenter comme le modèle irrécusable de toute rationalité ! Descartes, contemporain de Calderon de la Barca, pour qui la vie est un songe et l’illusion réalité. Descartes qui tant de fois eut recours à l’argument du rêve, repris de longue date depuis les sceptiques grecs, Pyrrhon, Sextus Empiricus : comment être sûr quand je rêve que ce dont je rêve n’est pas le réel, et inversement ?

Impugnons donc les apparences, pour le dire d’un verbe aujourd’hui disparu dont Descartes usait parfois, [Vous avez impugné mes Méditations, ainsi commence sa réponse aux Cinquièmes objections de Gassendi-- par un discours si élégant et si soigneusement recherché….] ce qui signifie attaquons le jugement, assignons en justice, ici, portons au tribunal de la Raison ce qui se présente : un crâne qui pour avoir longtemps erré, se repose, sans aucune certitude sur lui-même –ce qui est bien de facture cartésienne- épuisé d’être passé de subterfuges en détournements*, de duperies en tromperies. Nous n’osons dire, comme un journaliste en mal de vocabulaire le fit : riche en rebondissements. Car enfin, les cahots de l’histoire en ont déjà trop fait, et désarticulé et perdu en route bien des osselets de la si précieuse boîte crânienne, jusqu'à construire une énigme sans fond, ce qui n’empêcha pas des savants vraiment très savants et britanniques de diagnostiquer un ostéome géant, et d’y voir par scanner une masse dense radio-opaque de 3 cm sur 1,8 cm dans le sinus ethmoïdal droit. Diantre ! Diable !

Préférons, c’est mon choix, une leçon de Vanités, comme on disait à la même époque Leçons de Ténèbres, pour ces musiques austères et baroques accompagnant les Offices de Carême, tout de Lamentations et de Deuil, sur fond de basse continuée** et de mélismatiques mélodies. Et donnons au crâne de Descartes la seule dimension qui vaille : Vanitas Vanitatis omnia est Vanitas, obessionnelle méditation sur l’inanité de tout, mesurée au rien de chacun de nos destins. La représentation picturale du crâne comme une interrogation lancinante, dans l’obscure clarté des chandelles et les reflets fragiles d’homo bulla sur des sabliers ventrus ou des verreries cristallines. Même les livres, le savoir, l’écrit font signe de Vanités pour celui qui les formule, les invente, celui dont le crâne leur sert souvent de presse-papiers, même la connaissance est vaniteuse. ***

Le crâne donc. Représentation de tous les symboles dans sa crudité anatomique. Le crâne, notre finitude et notre extrême fragilité. Notre orgueil et notre dérision. Le signe de notre calvaire, (calvaria, crâne en latin) notre memento mori lancinant, notre Golgotha (etym. le lieu du crâne) individuel et toujours recommencé. Initiée sur le mode léger, l’histoire du crâne de Descartes, est une invitation à la mélancolie. Rien à voir avec la tristesse, rien à voir avec le découragement. Il faut avoir peu ou mal fréquenté Descartes, Pascal, le théâtre baroque… pour confondre. La mélancolie métaphysique comme la pointe la plus acérée de la lucidité, le crâne de Descartes comme sa métaphore.

*comme cette anecdote supplémentaire selon laquelle, Alexandre Lenoir chargé après la Révolution, de retrouver les restes de Descartes pour un musée des monuments français qui aurait récupéré un os plat, afin d'y faire des bagues pour ses amis… on aimerait que ce fût une coquille et plus sérieusement une bLague….

** Charpentier, Couperin, Lalande….

*** Jan Davidsz de Hemm : Vanité : le crâne sur un livre. Dont on ne sait lequel des deux est plus vain que l’autre. ; Pieter van Steenwijck : Vanité (1650) ; Simon Renard de Saint André ; Damien Lhomme, Vanité . Parmi tant d’autres admirables. Indépassables.

Primo itaque sensi me habere caput* (Descartes, Méd.Mét. VI)

10 Mai 2017 , Rédigé par pascale

   Le 15 Janvier 1650, soit moins d’un mois avant sa mort suédoise survenue le 11 Février, Descartes écrit à l’ambassadeur de France en Pologne, le Vicomte de Brégy. Il se plaint. Ce n’est pas la première fois. La Reine Christine se moquerait-elle de lui ? il ne l’a vue en sa bibliothèque, et très tôt le matin par exigence royale, que quatre ou cinq fois depuis son arrivée au début d’octobre 1649. Il a froid, il s’ennuie. … je vous jure que le désir que j’ai de retourner en mon désert, s’augmente tous les jours de plus en plus. Christine la fantasque reine de Suède avait insisté tant et tant pour “avoir” son philosophe portatif et privé - encore une qui croit à un cogito ergo habeo/habebo, un impératif de possession, habeo ergo sum, au nom d’un droit souverain calqué sur le droit divin, mais je m’emporte…. Christine avait dépensé l’énergie de tant d’intermédiaires, à commencer par le bon Chanut qui ne ménagea pas sa peine, que notre Descartes, plus européen en ses lieux de résidence que franchement français, finit par venir. Malgré la jolie et peut-être involontaire allitération de son désir de désert, Descartes, déçu et amer, n’a nulle envie de retrouver une place au soleil, il veut seulement, mais intensément, reprendre pied en Hollande, qu’il n’aurait jamais dû quitter. J’avoue écrit-il à Brasset, le Secrétaire de l’Ambassade de France à la Haye (Pays-Bas) alors qu’il n’est pas encore parti, qu’un homme qui est né dans les jardins de la Touraine (à La Haye ! Indre et Loire) et qui est maintenant dans une terre (Egmond) où s’il n’y a pas tant de miel qu’en celle que Dieu avait promise aux Israélites, il est croyable qu’il y a plus de lait, ne peut pas si facilement se résoudre à la quitter pour aller vivre au pays des ours, entre des rochers et des glaces. Quelques semaines plus tôt, il avouait avoir plus de difficultés à me résoudre à ce voyage, que je ne me serais moi-même imaginé. Moins d’un an plus tard, Descartes meurt à Stockholm. Son agonie dure neuf jours, au milieu de laquelle il aurait refusé la saignée en ces termes admirables : Messieurs, épargnez le sang français ! Encore vivant, Descartes n’avait donc pas perdu la tête… il fallut qu’il passât à trépas pour que le cortège funèbre de ses légendes s’entêtât à ne point finir.

   Et c’est par cette fin que tout commence.

  Christine, en sa royale volonté, voulut inhumer notre philosophe dans la plus grande solennité, elle qui fit si peu de cas de sa présence. Mais notre bon Chanut veillait au grain et aux dernières volontés du mort d'être enterré en catholique. Il le fut, dans le carré  du “cimetière des enfants morts avant l’usage de la raison”. Quand on sait la fréquence dans l’œuvre philosophique de Descartes du recours à l’enfance pour discréditer les illusions de l’éducation des précepteurs et des observations naïves, on s'étonne d'une telle contrariété, tout amicale pourtant.

   Et commence l’épisode premier d’un rocambolesque itinéraire capital. Capital et misérable à la fois, puisque le jour même de sa mise en terre, le crâne de Descartes aurait été subtilisé par un Officier de la ville de Stockholm, et remplacé. [Outre que cela semble difficile à envisager, le crâne d’un trépassé n’est-il pas tenu de tenir encore quelque temps à son cou, l’anecdote fut rapportée un siècle plus tard]. Il fallut attendre encore seize années, pendant lesquelles le cadavre de Descartes gisait dans la terre suédoise et gelée pour qu’on se préoccupât, depuis la France, d’aller le récupérer. Au prix d’une nouvelle anecdote digne d’une salle d’autopsie : un certain Terlon aurait demandé de garder un doigt de l’illustre penseur, comme souvenir de ce qui servit d’instrument aux écrits immortels du défunt. Ce qui lui fut accordé. Et voilà les restes –le mot est parfait !- qui partent, direction la France. Ce corps n’a plus sa tête et il lui manque un doigt.

   Dans une boîte en cuivre, le tout scellé et enserré dans une châsse en fer , Descartes rentre à la maison, brinquebalé comme un ballot, par monts et par vaux, par mer et terre, on avance le chiffre de huit mois pour le voyage de retour, ce n’est rien après 16 ans d’oubli… Personne ne pipe mot de l’état du bagage… Eglise Saint-Paul, abbatiale Sainte-Geneviève, pas d’oraison funèbre par ordre royal, on est encore chatouilleux à l’endroit de ceux qui s’exercent –seraient-ils morts- à la libre parole et au risque de décapiter la vérité de ses patronages ecclésiastiques. Le corps cartésien, l’automate, la machine entièrement composée de roues et de ressorts, est versé dans un caveau. Jusqu’à la Révolution. Scellé de l’extérieur. Le couvercle en est lourd, il pèse du poids de l’indifférence.

   Le 26 février 1819 à 11h, si l’on en croit le Journal le Moniteur universel, -nous sommes en pleine Restauration, -je ne dirais pas que c’est savoureux, mais pas loin- transfert de la dépouille à Saint-Germain-des-Prés. Des ossements restant, tous ou presque brisés, on ne retrouve rien qui “ressemblât le moins du monde à un crâne ou un fragment de crâne.” Parole d’un membre ( !) de l’Académie des Sciences. Mais voilà que deux ans plus tard, soit en 1821, un certain Berzelius fait parvenir à Cuvier, depuis la Suède, avec cachet de cire,** une boîte contenant la boîte crânienne de Descartes, réacquise pour quelques piécettes auprès d’un amateur de ventes publiques ! double série de cascades. Le squelette capitulaire couvert de signatures et de noms divers ne dit pas le sien pour autant… mais enfin, on admet avec une certaine naïveté, qu’il s’agit du bon.

   Et pendant des années –impossible d’explorer ici tous les tours et détours de l’intrépide crâne- l’occipital, le sphénoïde, l’atlas, les pariétaux, les temporaux désarticulés et épars exécutent (!) sûrement une danse macabre silencieuse et invisible au fond de leur étui. Le susnommé Cuvier, le père de l’anatomie paléologique, décide, in fine, de garder le crâne-de-Descartes au Museum du Jardin des Plantes. Si le philosophe de son vivant a démontré l’irréductibilité de nature entre le corps et l’esprit, Cuvier montre qu’un crâne vidé de son cerveau est rempli de mystères. Ainsi notre Descartes reste-t-il une fois encore séparé et de son corps et de sa tête… il n’est ni tout à fait en l’un ni tout à fait en l’autre. Suite de cette histoire sans fin, ou fin de cette histoire sans suite, tout prochainement.

*premièrement, donc, j’ai senti que j’avais une tête…

**mon clin d’œil au célébrissime passage dit “du morceau de cire” des Méd.Mét. II

 

 

Prise de tête

8 Mai 2017 , Rédigé par pascale

Les récentes péripéties d’un hobereau de la Sarthe m’ont fait souvenance que ne fut pas rappelée une de ses tentatives passées, heureusement ratée et devenue inactuelle à ce jour :  faire main basse sur le crâne de Descartes, à l’instar du faucon lui aussi appelé hobereau qui fait son nid dans celui des autres, une fois abandonné me précise-t-on, quand même….

Tout le monde sait que René Descartes fut élève au Collège royal des Jésuites de La Flèche, récemment ouvert, en 1604, par le vouloir du bon roi Henri 4ème du nom. Il y bénéficiait d’un régime de faveur en raison d’une santé fragile et d’un naturel mathématique exceptionnel : le Père Charlet lui concéda des horaires de lever (un peu) plus tardifs. Aussi, dans le Discours de la Méthode (1ère partie) il rend un hommage sincère à l’une des plus célèbres écoles de l’Europe par ses maîtres, et l’enseignement qu’il y reçut. Tout le monde sait cela. On n’oubliera pas non plus qu’il affirme (ibidem 3ème partie) la nécessité propédeutique d’une morale provisoire, ce qui signifie qu’il convient de faire provision de principes simples et indiscutables qui garantissent la vie en société, comme obéir aux lois [et aux coutumes] de mon pays…. Le hobereau François eut été bien inspiré de (re)lire son récent protégé du 17ème siècle, quand il lui prit la folle, injuste et illégitime lubie de ramener la boîte crânienne de notre philosophe au dorénavant Prytanée militaire de La Flèche**. Faut-il rappeler subsidiairement que Descartes n’est pas sarthois mais tourangeau…

Mort à Stockholm par inadvertance et négligence, le néo-sarthois qui s’ignore, a vécu plus longtemps hors de France, -en Hollande entre autres- qu’en sa patrie natale, mais François, au prénom si royalement français, le voulait comme un trophée, pourtant sans fait d’arme, sans victoire, disons-le tout net in memoriam Renatus, sans Raison raisonnante, par vanité régionale, pour sa gloire minimale, son prestige local. Et ce que François veut… il pense qu’il peut l’avoir. Cogito ergo habeo, habebo peut-être, mais alors dans un futur immédiat…. Profitant (!) de diverses manifestations à l’occasion du 400ème anniversaire de la naissance du philosophe, François en fait donc, ergo, comme par une logique intrinsèque et irréfutable, aux dépositaires de la précieuse cavité la demande.

Las ! pour lui, les choses ne se passent pas comme voulu. Oublieux (déjà ?) que son saint patron, celui d’Assise, est le plus pur, le plus humble, toujours au service des plus pauvres, François fait un péché d’orgueil, et sûr de son fait formule ce qu’il pense être son droit, aux autorités ad hoc. Le crâne de Descartes repose –le mot est vraiment le bon, on verra pourquoi- au Musée de l’Homme. Il est même depuis peu, enfermé dans un coffre-fort, et seule une copie en résine de polyester est visible pour le public. Et puis, nul ne sait si ce crâne est vraiment le sien*. Ni pourquoi il est séparé des autres restes de sa dépouille* installés –après bien des aventures- en l’Eglise Saint-Germain des Prés, où l’ironie onomastique –de celles que je préfère, le fait reposer près des cendres d’un certain… Montfaucon !

Il y a ici trois histoires dans une. On n’est pas loin du bourrage de crâne, j’en mettrais ma tête à couper. D’abord “l’affaire François-de-la-Sarthe” : elle s’acheva en propos de bon sens, ce qui n’est pas le moindre des hommages à rendre à notre philosophe ; une provision de morale élémentaire, une question de respect dû aux morts. Un crâne, ce n’est pas un objet quelconque. “ Ce n’est pas un encrier ou un tableau” pour la journaliste historienne qui s’est beaucoup émue de cette affaire. [D’autant, qu’on a déjà écartelé le corps et le crâne de Charlotte Corday, et séparé le borgne Gambetta de son œil, à Cahors… de son cœur au Panthéon et du reste de ses restes à Nice !] On comprend facilement quel sens fut le bon, puisque le crâne de Descartes est à ce jour encore, parisien. Deuxième histoire, celle de la dilaceratio corporis : comprendre pourquoi la tête et le corps cartésiens sont disjoints. Certes, le corps, de sa nature, est toujours divisible, écrit-il dans la Sixième de ses Méditations métaphysiques, mais à ce point… Enfin, pourquoi le crâne de Descartes n’est peut-être pas le sien, ou comment mettre en pratique l’usage du doute hyperbolique. Tempête sous un crâne. A suivre…

*l’enquête avance…** pas seulement en cette occasion d'ailleurs...

portrait d'un inconnu

3 Mai 2017 , Rédigé par pascale

Il y aurait eu, à Agrigente, une statue voilée d’Empédocle (Hippobotos) et bien qu'on atteste l’existence d’autres statues peintes du philosophe, (Diogène Laërce) cette sculpture présumée, ou inventée, est de loin la plus sérieuse, dans la mesure où elle manifeste in praesentia, si l’on peut dire, l’extrême fascination que le comportement de l’homme pouvait avoir exercé sur quelques-uns de ses compatriotes. Car enfin, de quelle intention est chargée la réalisation d’un telle œuvre, où ce que l’on donne à voir est dérobé au regard et se manifeste comme tel! Une formulation différente propose une idée fort semblable : il se serait agi d’une statue cachée, qu’une fois découverte, les Romains auraient transportée au Sénat (Diogène Laërce). Dans les deux cas, Empédocle est écarté. Il est bien là, mais in absentia.

La soustraction, voulue ou non, du portrait d’Empédocle aux yeux des spectateurs - adorateurs?- potentiels est l’image probablement la plus juste qu’on donnera jamais de lui. C’est même une synecdoque. Escamotage de la présence si évidemment proposée qu’on hésite encore. Car nul ne sait, de celui qui regarde l’invisible ou de celui qui le rend visible dans le marbre, lequel des deux dénonce de la manière la plus aiguë, la plus tragique, le vrai visage d’Empédocle. Le philosophe d’Agrigente, en son portrait, ne porte pas de masque, il avance voilé... Nulle volonté de déguisement, de tromperie, de jeu. Le voile fait signe métaphorique de la séparation : plutôt que le jeter sur ce qui nous entoure, mieux vaut s’en couvrir la tête. Les yeux sont rendus aveugles au monde extérieur, car il y a bien deux manières d’avoir le regard offusqué : passer de la lumière à l’obscurité, mais aussi l’inverse! (Platon). Le voile d’Empédocle éclaire ... doublement.

Empédocle n’est pas seulement impalpable et inaccessible derrière un obstacle pourtant si ténu, il est inconnu, énigmatique, incompris. Et silencieux. Pour avoir engagé sa parole dans une volontaire mutité, plutôt que par obligation de se taire. Les humains ont (tant) de peine à reconnaître les purs, (Hölderlin cité par Zweig) que les purs choisissent le mystère, mais pas pour l’oubli qui reste le fait des foules profanes. Le visage du philosophe nous demeure étranger par l’étrange volonté de l’artiste. Comment savoir? Pour dénoncer la tyrannie du paraître et du faste, fallait-il recourir à la matérialité du voile sculpté, c’est-à-dire plissé, drapé, engagé dans des formes visibles! Pour dire la force du silence de celui qui refusa obstinément les déguisements et autres camouflages séculiers, fallait-il le proposer en un portrait plus énigmatique dans sa présence que signifiant dans l’exposition de son absence?

La statue voilée d’Empédocle contredit les descriptions de celui qu’on s’est plu à citer dans sa superbe, dans sa pompe, voire son orgueil (Suidas, Philostrate). Du tissu léger et subtil d’un voile, transparent comme un lin, et du manteau lourd, plus majestueux qu’enveloppant, dont la couleur pourpre fige et assombrit celui qui le porte, quel vêtement, quel revêtement lui convient le mieux? Lequel retenir? Nous ne sommes pas au monde (Rimbaud) disent les poètes, inlassables. Sans le moindre doute, une image irréelle d’Empédocle est de loin la plus vraie, dût-elle abandonner le souci pédagogique de l’artiste : matérialiser, in-former dans une matière, notre propre cécité au monde. Il est faux de croire que toute révélation de clairvoyance s’accompagne de son dévoilement. Le dieu de Zarathoustra est voilé par sa beauté (Nietzsche).

Rien de plus étranger, en revanche, à l’allure et au regard empédocléens que ceux de la fresque de la cathédrale d’Orvieto, où le peintre (Signorelli) coiffe le philosophe d’un turban et l’affuble d’un regard effrontément juvénile. A-t-il raison celui qui dit tolérance (Stendhal) à propos d’une œuvre d’où émane la sécheresse, et d’un artiste bien avare de draperies ? On se prend à rêver à celui dont les plis, les pans, les modelés, les froissés et les tombés, transfigurent un geste technique en forme habitée, (Léonard de Vinci). Pour l’évocation d’une figure qui, paradoxalement, s’exprime par ce qui la recouvre, le génie du Florentin s’imposerait, si proche de celui de l’homme d’Akragas, comme dans une affinité prospective, une métensomatose future et irréfragable. Il est l’un des rares, et ici même le seul, dont le déploiement sublime des étoffes révèlerait cette beauté mentale qui rappelle tant celle de l’Agrigentin dans sa vision voluptueuse et secrète du monde. Où l’on comprend que le désir d’Aphrodite la sensuelle peut trouver sa réalisation dans la disposition thaumaturge des plis d’un vêtement ou d’un voile, nés de la rotation d’un pinceau, de l’enveloppement d’une idée, des creux et des saillies d’une fronce, la souplesse d’une chute de tissu, l’ébauche d’une circularité par une retenue, un ramassé, voire une cassure dans le trait.

Choisir entre voir et savoir. Est-ce la question que posait la statue d’Empédocle, deux fois disparue? Une première fois derrière son propre voile, une seconde fois dans son existence d’objet puisqu’elle n’est qu’à l’état de souvenir, voire de légende. Comme une mise en abyme spectaculaire de la destinée de son modèle. Voir ou savoir… Œdipe contre Tirésias. Celui qui sait est aveugle, mais l’invoyant est ignorant. En s’interdisant tout regard extérieur par mutilation, sacrifice de la vision sensible, désaffection empirique, on s’oblige à la ré-flexion, à la conscience. Le voile est ici un révélateur. Pour qu’Empédocle ait été présenté, non pas caché mais estompé, euphémisé, il fallait bien qu’à produire cette litote, du sens surgisse. L’auteur inconnu de cette œuvre improbable, ou mieux encore, celui qui en inventa l’idée sans en créer l’objet, réussit là un usage remarquable du contre-sens, où l’on comprend par renversement, que l’énergie cosmique est aussi intime.

 

 

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