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Une colère métaphysique.

2 Juin 2021 , Rédigé par pascale

 

                                         Cette expression fait-elle droit à la demande d’un sens ? De la colère – qu’elle soit mauvaise conseillère ou qu’elle puisse être juste, qu’il vaille mieux de saintes colères plutôt que rien, d’aucuns disent saines, croyant qu’en ôtant le « t » dirigé vers les cieux, toutes choses revenues à l’humaine dimension se désagrègeront, mais ignorant qu’une saine colère fait oxymore, puisque le cholera s’y enracine depuis le grec et le latin – de la colère, donc, il faudrait se prémunir, en privé pour agir en être respectable, en public en être social par souci éthique de son semblable. En trois lettres, la colère ressemble à la terminaison infinitive d’un verbe français du 3ème groupe – ire – dont on lute parfois trois cases blanches sur un damier d’inoccupation, histoire de boucher un trou, de faire semblant, d’écrire des lettres à la croisée de mots qui ne mènent nulle part. Mais on n’a pas envie de relire Heidegger à ce moment-là, on a peut-être tort, non que la colère fût pour lui objet d’analyse première, mais pour la Métaphysique, là, il y a matière ! terme messéant ici, sinon pour une table du même nom.

                  Nous ne remarquons pas, dit Descartes au début des Passions de l’âme (art.2) que ce qui contrarie (qui agit contre) notre âme (notre esprit) c’est notre corps. En effet, nous serions même prêts à parier l’inverse : tout bouleversement notable dans le cours de nos pensées produisant des effets somatiques, physiques : pleurs, pâleur, rougeur, halètement etc. Pourtant c’est bien l’action du corps qui entraîne la passion dans nos esprits, ce terme, nous ne le dirons jamais assez, désignant la passivité, le fait de subir, d’être agi. La jointure de notre nature spirituelle à notre constitution corporelle, ce dualisme unique dans le monde des vivants, nous éloignant autant de l’ange que de la bête, nous nous sommes perdus au milieu d’une surface sans circonférence ni centre fixes ; ni celui-là, l’ange, ne se mettra jamais en colère, ni celle-ci, la bête, l’animal-machine qui, par constitution instinctive, n’élabore aucune analyse, ne formule aucun jugement, mais fait usage sans conscience de ses réflexes biologiques. On ne meurt pas d’une défaillance de l’esprit, par la faute de l’âme, mais du corps, dit toujours et à juste titre Descartes (ibid.art.6). Reprenant l’une des métaphores les plus usitées de toute son œuvre, il rappelle avec finesse que la différence entre une montre ou un automate – i.e une machine qui se meut de soi-même – et une montre ou un automate rompus, est analogue à celle du corps d’un homme vivant et de celui d’un homme mort dont le principe de son mouvement cesse d’agir. Autrement dit, l’homme est un animal-machine, une machine animée de mouvement, mieux, l’homme est aussi un animal-machine, tandis que son Essence, son Être véritable, est d’être une substance pensante.

         On pourrait m’accuser – et certainement le fera-t-on – de métagraboliser, cette superbe variante de matagraboliser, mot inventé par Rabelais et revu par l’incomparable Pétrus Borel (in Rapsodies), jamais décevant. L’immense François me pardonnera, mais j’aime la reprise borélienne, qui passant à méta me tend la perche où me pendre, métagraboliser n’est-ce pas lutter péniblement (et peut-être luter) pour transformer une intuition, voire une conviction pour Pétrus, en raisonnement, en un mot comme en six, peut-on avoir des colères métaphysiques ?

         Avec la maîtrise des mots qui caractérise ses phrases – qu’il écrive en français ou en latin – Descartes distingue l’indignation de la colère (ibid. art.65). Si toutes deux ont en commun le mal fait par d’autres, la colère concerne le mal qui nous est rapporté, celui que les autres nous font. Problème moral pour Kant, mais Descartes ne peut le formuler en ces termes, même s’il sait parfaitement, lui le philosophe du ego-cogito-ergo-sum, c’est moi qui souligne et réécris la formule, qu’une défaite de la pensée de l’être pensant équivaut à l’anéantissement de sa nature propre devenu objet. Je est agi par la colère, miracle de la conjugaison à la forme passive ! La colère annule en moi toute capacité de réflexion, je suis (un) autre que moi puisque je suis ma colère. Elle me possède, elle m’a eu, je me suis fait avoir. Quelque chose d’autre en moi que moi se fait passer pour moi ; cette fois, la grammaire est implacable, le pronom sujet je est devenu complément, moi. Il n’est plus agent libre mais objet d’une passion, ergo, aucune colère ne peut être qualifiée de métaphysique, l’oxymore souffle en rafale.

         L’esprit, tout entier à considérer ce qui l’occupe et s’y fondre, ne peut installer une distance paradoxalement autoscopique nécessaire à sa manifestation. Dès lors que le corps défaille – ne dit-on pas qu’on a le cœur serré ? – l’émotion lui colle à la peau, en quelque sorte, cela s’appelle tristesse. Alors, ce n’est pas parce que je suis triste que je pleure, mais parce que je pleure que je suis triste. Pensons-y. Observons-nous. Les passions de l’âme titre de l’œuvre de Descartes (1649) se rapportent toutes au corps, et ne sont données à l’âme qu’en tant qu’elle est jointe avec lui (Art. 137) elles l’avertissent, la réjouissant ou non, en raison de la douleur ou de la satisfaction qu’il ressent. Ne dit-on pas aussi que tels chose ou évènement nous touchent ? Là où l’époque nous a (presque) convaincus que le psycho-somatique fait l’alpha et l’oméga – en un sens unique routier – de notre fonctionnement, Descartes décrit le sens inverse, le somato-psychique, parce qu’il prend soin de considérer ce que le stoïcisme antique, qu’il connaissait parfaitement, a établi avec tant d’évidence : il y a ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Certes, Descartes appelle Providence divine ce que les Anciens appelaient Fortune, mais cela ne change rien à l’affaire. Nous faisons comme si ce qui ne dépend pas de nous, en dépend. Cela s’appelle le désir. Nous ne désirons pas ce qui ne dépend que de nous, nous l’avons déjà en quelle que sorte n’est-ce pas ? (peu importent les conséquences, ce n’est pas le sujet). Pourtant nous nous trompons. Une première fois en pensant que nos émotions/passions nous font être ce que nous sommes, une seconde fois, en considérant que ce qui ne dépend pas de nous, nous contraint, ce qui est parfaitement illogique. Mais surtout, de quel nous parlons-nous ?

         De celui qui n’a point perdu, par lâcheté, les droits que lui donne son libre arbitre (ibid. Art.152-153) un mot fort, immédiatement compensé, pour le lecteur, par la question de la vraie générosité, qu’il ne faut pas mesurer à l’aune de sa signification contemporaine, mais à la résolution ferme et constante de toujours bien user de sa volonté. Le libre arbitre – i.e le recouvrement de nos désirs par notre entendement – n’est pas l’usage capricieux de nos volontés, mais leur usage vertueux, lequel mène à la … vertu. Le moyen est sa propre fin. Ainsi, les hommes généreux font peu de cas de leur intérêt (et pour cette raison) ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers chacun. Aussi, de toutes les passions que l’homme généreux a éloignées de lui – dont la haine et la peur – Descartes nomme la colère, peu présente dans l’ensemble des 212 articles mais, comme les autres, qu’il ne faut et qu’on ne doit pas rattacher à ce qui ne dépend pas de soi : c’est donner l’avantage à ses ennemis en reconnaissant l’offense qu’ils nous font.

         En ce sens, il n’y aurait donc pas, stricto sensu, de colère métaphysique. Mais comme il s’agit de sauver (coûte que coûte ?) cette expression improvisée dans un moment d’immense … colère et que l’on sentait justifiée par la nécessité même de son dépassement, nous dirons, métagrabolisant une fois encore – ah ! Pétrus Borel qu’ont-ils fait de toi ? – que la colère métaphysique s’exerce contre ceux qui se croient grands de rabaisser les autres, formulation du commun que le philosophe traduirait volontiers ainsi : est métaphysique la colère de celui qui prend conscience d’avoir dépendu de qui ou quoi il ne devait pas : avidité, cupidité, méchanceté, bêtise, ignorance, égoïsme, arrogance, indifférence, chacun met ce qu’il veut, qui n’étaient pas les siens, ne dépendaient pas de lui. Une colère métaphysique vient toujours après coup.

le parti pris des fleurs

31 Mai 2021 , Rédigé par pascale

 

Dans le passage des jours, il y en a qui trébuchent, un peu. Voici un bouquet de pivoines  - et une rose qui se trouvait là -  pour égriser le cours du temps, ce qui laisse une chance à d’infimes poussières de devenir précieuses : il faut juste les vouloir re-cueillir & regarder avec des mots. Une fleur qui éclate au ralenti, dit le poète*, il me semble. Il me revient aussi qu’il écrit quelque part l’ef-fleurement, parlant du lilas.

 

 

 

*Francis Ponge à propos du magnolia, il est vrai, mais comparant sa fleur à une bulle, je lie & lis dans les replis mnésiques de mes savoirs dormants, ceux où les pivoines rencontrent pour s’y refléter, toutes les vanités du monde.

 

« L’insignifiance sacrée des coccinelles. »*

23 Mai 2021 , Rédigé par pascale

 

 

Pour Mon Livre*, Patrick Laupin a reçu le Prix Max Jacob 2021.

 

 

Et si c’était un bâtiment, ce serait une gare. Une pièce, un parloir. Un morceau de la maison, sa fenêtre. Un objet dans la maison, un miroir. Le mystère, la mélancolie tendre de l’enfance. Oui, voilà, c’est cela. Peut-être, on ne sait pas vraiment. Ni comment le tremblé de ces mots simples nous touche à cœur, comment saisir une coccinelle et l’univers dans la même main, poser la plénitude du silence au centre de soi-même, avec des demi-mots effacer un peu de buée sur la vitre, porter toute misère au seuil de la bonté.

           

Où commencer et quand, la longue histoire des petites vies à jamais présentes en sa mémoire béante et blessée de souvenirs  ; et comment poser et retenir les mots qui peuvent vous lâcher à tout moment s’ils n’étaient maintenus par la puissante solitude de la maison des écritures, ouverte à toutes les paroles revenues d’où l’on ne parlait pas encore et arrivées où l’on a si peu à (se) dire – du parloir du devenir au parloir des égarés –  des enfants muets aux ouvriers mutiques ; comment avancer le long d'un filin ténu et résistant, tendu et retenu par la respiration pulsée de la phrase de Patrick Laupin : J’ai senti mon seul.

            Mon livre est de douceur – ce mot qui fléchit toute douleur – par le grain d’une voix dont la préface de contact et d’analyse d’Alain Borer, fait entendre les beautés sombres et les lumineuses, et dire comment pour mieux parler à l’âme, il faut les faire jaillir du sol, les éclairer et illuminer d’une réelle présence au monde. Seule l’écriture poétique peut toucher aux impalpables et d’une existence faire une apothéose, dans l’indénouable lien des mots à la conscience – terme si présent dans le texte – qui n’est rien d’autre, au fond, que nos infinies et variées visions du monde, traversées par cette double question qui n’en fait qu’une A quoi je tiens et qu’est-ce que j’aime au monde ? que Patrick Laupin se pose autant qu'à nous même bien sûr. La première personne fait une personne première, il n’y a que soi de soi à soi-même. Être ici me suffit. Entre la théière bleue – quelle beauté soudaine en ces trois mots qui résolvent ensemblement la terrible question de l’audace du simple ! – et ce trouble lancinant du vertige, Colette** et Baudelaire, déjà réunis en gardiens de ce livre qui, plus d’une fois, fera nos yeux s’embuer. Cela s’appelle aussi tendresse - merci à Alain Borer d’avoir nommé Renée Vivien*** la très oubliée.

On se trompera gravement – je me serais trompée, écrivant – si l’on pense que Mon Livre est porteur, portier, ouvre les portes, de l’accalmie paisible qu’il faudrait avoir atteinte tel le sage antique des sentences stoïciennes ; celui qui, après avoir parcouru les âges de la vie, revient à soi dans une contemplation que l’on dit pacifiée, alors qu’elle est juste devenue passive. Et, immobile, regarder le fleuve passer devant soi. Pour se prémunir de ce danger, le seul réellement mortel, Alain Borer prévient : « N’ouvrez pas Mon Livre dans un moindre but. »

Voilà un livre d’heures. Un Livre d’Heures majuscule. Le contraire d’un ouvrage pour occuper le temps vacant, pour se changer les idées, le contraire de ces moindre(s) but(s) que nous prenons pour des obligations, vanités des heures vaniteuses de nos vaines agitations. Quelque fois la page s’enlumine de ce qu’on appelle, en musique, une altération accidentelle, qui, l’espace d’une mesure ou deux prête à la mélodie une tonalité modifiée de diversion. Alors la page abrite un mot rare ou inconnu ou inventé ou emprunté – chevanceaquiger, silencier, je silencie en bergesouventement ; ou ce magnifique j’encielle qui enferme toutes les lettres du silence à l’exception de la première, alors doucement glissée à l’oreille en son centre. Du chapelet du temps égrené/égrainé au mot à mot des enfances souvenues, réparées, raccommodées, recousues et des vies mal-traitées, chaussées de godillots, aspirant la limaille dès l’entrée de l’usine, Patrick Laupin déroule et enroule le rosaire inachevé des très pauvres heures des ouvriers porteurs de musette, ou des petits, ainsi nomme-t-il souvent les enfants, ceux qui ont attendu toute leur vie que le marchand de sable vienne leur tenir la main.

A l’encre de ses mots, noire du charbon des mineurs de fond, ocre est le chagrin, pâles les roses d’automne, Patrick Laupin se disant pauvre de tout bagage fait de chaque atome de suie et de larme, un flamboiement dans l’univers. Que pour chacun ce livre soit le sien.  

 

*Mon Livre. Patrick Laupin, éditions le Réalgar, 2021. 15 € ; ** tout lecteur chronique jamais rassasié des textes colettiens, aura retrouvé -p.27- les sourciers chers à ses vœux ; *** de si belles lettres entre elle et Colette.

Étonnants attachements.

17 Mai 2021 , Rédigé par pascale

           

On se souvient des longues tribulations posthumes du crâne de Descartes*. On sait moins que dans le lot des hypothèses d’authentification, il y a le moulage en plâtre du crâne déclaré garanti et, à ce titre, engagé dans le buste réalisé par Paul Richer en 1912, lequel reproduit une célèbre copie du tableau original (vers 1649)  de Franz Hals, perdu. Soit une rocambolesque poupée gigogne constituée depuis le 17ème siècle aux Pays-Bas, arrivée à l’École supérieure des Beaux-Arts de Paris au début du 20ème. Parce qu’il le valait bien.

Qu’on ne croie pas cette aventure unique ni cette fascination exceptionnelle, car seules les circonstances diffèrent pour tant d’autres rapts, vols, amputations, découpages et conservations inattendus de fragments cadavériques humains de nos génies. Nous avons en magasin et en vrac si l’on peut dire, un cerveau, un doigt puis deux, une dent, un autre crâne, cela pour les reliques retrouvées ; mais nous cherchons encore la tête de Goya disparue on ne sait ni où ni quand, entre le cimetière de la Chartreuse à Bordeaux et l’Espagne, mais assurément à Bordeaux. Soixante-dix ans et quelques difficultés administratives après la mort du peintre (1828) **, le gouvernement espagnol réclame sa dépouille à la France mais la reçoit incomplète ; il transmet sur le champ le télégramme suivant : « squelette de Goya sans tête. Expliquez, SVP » – on aura beau dire, les moyens de communications modernes ont considérablement appauvri les correspondances diplomatiques ! – La réponse de la France fut à la hauteur : « Envoyé Goya, avec ou sans tête ». Cet échange pour le moins sommaire n’est pas attesté dans toutes les versions. En revanche, il est certain 1) que Goya fut inhumé auprès de son ami et beau-père 2) que lors de l’exhumation on retrouva, bredi-breda, deux dépouilles mais une seule tête 3) que le tout fut indistinctement envoyé au-delà des Pyrénées.

L’histoire est têtue, c’est le moins qu’on puisse dire ! celle des pillages de sépultures et enlèvement de leurs crânes. La même affaire arriva à Haydn dans son tombeau ; sous sa perruque il n’y avait plus que du vide, ce qui est fâcheux pour un si grand génie. Une fois encore, c’est à l’occasion d’un transfert des restes que le pot-aux-roses fut découvert, un cadavre raccourci, décapité. Pourtant, Joseph Haydn mourut à Vienne (1809) paisiblement nous dit-on, tandis que Napoléon occupait la ville ; il avait toute sa tête. Une dizaine d’années plus tard, son maître et protecteur, le prince Esterhazy, le voulut faire reposer en l’église du Calvaire*** – ce qui ne manque pas de sel pour épicer un peu ces récits funestes – et fit opérer le déplacement. L’affaire fut plus rondement menée et heureusement achevée que pour Descartes et Goya : la capitale autrichienne disposait d’une police secrète bien renseignée sur les mœurs thanatophiles des étudiants, dont un dénommé Rosenbau, chez lequel et contre toute attente elle ne trouva rien, sinon une épouse prétendument malade et assurément alitée... Grand prince et fine mouche, Esterhazy propose le rachat du crâne supposément sous la paillasse ; l’étudiant, décidément fourbe et déloyal, lui refila le crâne d’un inconnu inhumé le même jour que notre musicien. Voulut-il mettre sa conscience en paix ? Toujours est-il qu’il fit promettre à son complice d’alors de léguer à un Musée viennois et à sa mort, le véritable crâne de l’immense compositeur. Il y demeura jusqu’au milieu du 20ème siècle, quand un Esterhazy-nouvelle génération fit le nécessaire pour qu’on le rapportât à son corps ou ce qu’il en restait dorénavant.

L’admiration légitime que l’on doit à nos semblables si éloignés de nous par leur génie confine parfois au raffinement sordide. Le sort réservé à la cervelle d’Einstein en est, hélas, une illustration supplémentaire, soluble dans l’alcool … de cidre ! Commençons au commencement, c’est-à-dire, au décès de celui que ses contemporains et les autres jusqu’à la fin des temps, ont transformé en tic de langage, estompant au passage ceux qui, près de lui et souvent avec lui, ont fait travailler des neurones tout aussi puissants. Il faudra bien un jour leur rendre justice, non point dans les communautés scientifique et philosophique, c’est déjà fait, mais dans le (grand) public, celui qui sait tout ce qu’il ignore, capable sans avoir jamais fréquenté la moindre ligne du moindre de ses écrits – et il écrivit beaucoup et bien – de corner à la compagnie et à tout bout de champ que tout est relatif !  Donc la cervelle d’Einstein. Mot choisi à dessein, bien sûr, d’abord pour signifier une différence remarquable avec les pratiques précédemment rapportées, ensuite établir comment d’un mot – cervelle plutôt que cerveau, ce dernier que l’on trouve pourtant dans tous les récits – on change la représentation de ce que l’on dit. Il y a un côté charcutier et comestible avec cervelle, une carnation, un marquage quasi anthropophagique digne de sorcelleries sans âge et des mythologies les plus élaborées, pour lesquelles le corps de l’idole vaut pour réceptacle de sa puissance. Plus étonnante est la caution scientifique – de pacotille – qui fut attachée à la conservation de ce cerveau ; mais, en y pensant bien, s’en étonner ne convient pas, ce serait minimiser la part rugissante mais-enfouie-mais-latente depuis la nuit de temps de notre inconscient cannibale et collectif ; retenons donc cette hypothèse herméneutique.

L’acte initial et fondateur repose sur une transgression, une désobéissance à un tabou majeur : le respect d’une parole anthume pour le repos posthume de qui la profère. Einstein ou pas, personne ne devrait s’octroyer le droit de passer outre la volonté d’un futur mort – dans les limites de la raison humaine, cela va de soi. Celle d’un physicien, serait-il hors norme, ne doit être enfreinte. Albert avait tout simplement demandé et écrit qu’il voulait être incinéré afin que personne ne puisse idolâtrer (mes) ossements. Ces quelques mots d’une clarté élémentaire, n’avaient pas à être soumis au très relatif désir d’un imbécile, ils affichaient une lucidité parfaite, à moins que le cerveau ne fût pas considéré comme appartenant aux ossements – en matière de justification crétine et arrogante, le pire est toujours à venir. Aussi, après l’autopsie autorisée du corps par T.S Harvey, celui-ci dérobe le cerveau. Croyant n’avoir pas outrepassé les demandes du mort de son vivant, les restes sont retournés à la poussière du monde sous forme de cendres, peut-être dans les eaux du fleuve Delaware, mais les versions divergent. Harvey est convaincu de vol, mais Einstein Junior – Hans, 1904-1973 – se laisse berner par l’argument minable d’un usage exclusivement scientifique de l’encéphale paternel et l’abandonne aux mains du rapace. Pesé – 1230g contre les 1350 g d’un cerveau moyen – mesuré au compas, photographié sous tous les angles de ses circonvolutions, puis découpé en tranches, qu’on appelle des coupes histologiques, exactement en 250 morceaux qu’il fallut bien cacher en évitant qu’ils se détériorent. Et pendant 30 ans, les neurones d’un des esprits les plus puissants du siècle, furent répartis dans des bocaux, comme de vulgaires haricots de saison. Harvey ne produisit aucun article, ne fit paraître aucune étude jusqu’en 1985. Il est vrai qu’il n’était pas neurologue ! Il disparut de la circulation pendant des années, jusqu’à ce qu’un journaliste les retrouva, lui et ses bocaux, ces derniers dans une caisse portant la marque Cidre Costa planquée sous un petit frigo. La fièvre médiatique reprit un peu d’agitation et notre conservateur en chef se fit distributeur-répartiteur du cerveau d’Einstein, dont on ne peut pas dire, si toutefois Harvey eût quelque velléité semi-avouée d’en tirer parti, qu’il lui rapporta un iota d’intellect supplémentaire.

Avec un zeste ou une pincée de celloïdine, à portée de la main de tout médecin légiste, préparation contenant entre autres, un mélange d’alcool et d’éther, les morceaux de cortex pouvaient en effet se conserver. De là à penser qu’il s’agit de cidre, au si faible titrage … cela s’appelle élaborer une légende, même si nous savons que des thanatopraxies très élémentaires ont permis de maintenir des restes et des corps tout entiers plongés dans de l’eau de vie !**** les mots ne nous déçoivent jamais ! Profitons-en pour glisser que l’expression mise en bière, provient d’un mot franc bera, planche ou civière dans la circonstance. Passons. Enfin, une micro parcelle fut envoyée à une neuroanatomiste, et des photographies à un anthropologue. Il semble que la complexité moyenne de certaines zones spécifiques du raisonnement et/ou de la vision dans l’espace et de l’abstraction mathématique, soient, chez Einstein, plus élevée que la normale ; que la densité de certains neurones à certains endroits soit plus haute ; que certaines cellules soient plus larges etc. Il ne s’agit pas de remettre en cause ces mesures et ces ultra précisions, mais, qu’on veuille bien m’excuser de faire remarquer qu’il ne s’agit là que d’observations – seraient-elles très affinées par des techniques de pointes – a posteriori. Autrement dit on décrit ici, le cerveau – ou des bouts de cerveau d’un génie scientifique avéré ; ce qui ne permet en aucun cas d’établir le lien de raison entre ces éléments constatés et son génie, lequel nous était connu bien avant qu’il fût mort. La question du pourquoi est toujours pendante. Pourquoi, avec un cerveau dont on peut établir qu’il est comme-ci et comme-ça (ce qui n’est pas exactement parlant scientifique, relire Bachelard), Einstein put formuler (et non découvrir, mais c’est un autre développement) la théorie de la relativité restreinte puis générale entre 1905 et 1915. Fin de l’histoire, laquelle n’a jamais eu lieu.

Avouons notre préférence pour la sentimentalité de qui, tel Anton Francesco Gori, un peu moins d’un siècle après la mort de Galilée et une fois encore à l’occasion d’un transfert, détache de sa main droite, son majeur. Le doigt passa de … main en main jusqu’à résider dorénavant en majesté – albâtre, marbre, verre et dorures – au Musée Galileo de Florence (anciennement Musée d’histoire des sciences) tandis que tous les autres ossements sont à Santa Croce. On ne sait ni pourquoi ni comment, deux autres doigts et une dent sont apparus dans une vente aux enchères. Mais l’histoire finit bien puisqu’ils sont tombés dans les … mains d’un acquéreur honnête qui les rendit au Musée. Le doigt de Galilée, celui que Gori emporta pour qu’il ne fût pas enfermé pour toujours dans le tombeau mais porté à l’admiration de tous, raconte l’histoire la plus émouvante et la plus symbolique : le doigt Majeur de Galilée, vainqueur du doigt, index, accusateur et inquisiteur, pointé sur lui par des doctrinaires péremptoires et pédants, dont il ne reste aujourd’hui que le déshonneur de l’avoir condamné à la relégation. Aveugle à la fin de sa vie, Galilée ne pouvait plus voir qu’au bout de ses doigts.

 

 

*Archives 8, 10 et 14 Mai 2017 ; **d’une attaque cérébrale, ça ne s’invente pas ! ***Calvaire : étymologiquement, le crâne. ****ainsi l’amiral Nelson, dont le cadavre pour être rapatrié sans trop de dommage fut plongé dans un tonneau rempli d’eau de vie (épicée de camphre et de myrrhe) hissé en haut du mât. On ne peut s’empêcher de penser que cela était inutile, Nelson ne succomberait pas au chant des sirènes ! Une fois à Gibraltar, on mit le corps de l’amiral dans un cercueil lui aussi rempli d’eau de vie – mais doublé de plomb ; il fallait qu’il arrivât le moins endommagé possible à la maison, en Angleterre.

Addendum : la dépouille de Lénine fait l’objet de soins constants et réguliers. Elle est conservée dans une solution d’alcool et d’acide d’une part, ses organes et viscères dans de la paraffine, glycérine et autres … de l’autre. Pour l’éternité !

 

 

le temps le long des mots

11 Mai 2021 , Rédigé par pascale

 

 

J’entends à chaque instant

le grincement aigu de la Terre

        sur son axe

*

 

L’isoletta

        posa sur l’eau bleue

        son nom de fruit rouge

       

*

 

Autour du rouet

tournent les heures

        filent les ans

        choient les fondrilles

 

*

 

L’étrange silence de la pluie

au-dessus des nuages,

certains matins d’hiver

même le vent est gris

*

 

Je regarde le mot passer par la fenêtre,

et vois le ciel brisé

filer vers l’infini.

*

 

J’ai mis plus de silence entre mes mots

Qu’il n’y a de bleu dans les ciels d’été.

*

 

Je n’eus pas le temps d’écrire

Le mot

              N

V e

                     T

Qu’il fila, ébouriffé

         P

                      ttttt

F

*

 

Chaque jour, proème de son lendemain

jusqu’au dernier.

 

*

 

Du sol au soleil,

je vais franchissant l’arc-en-ciel

 

*

 

Le temps,

un vieillard qui naît chaque matin

 

 

 

La langue verte ou l’éblouissante faconde

6 Mai 2021 , Rédigé par pascale

 

 

On ne pourra pas dire qu’il fait triste, gris, mélancolique, que les temps sont ennuyeux et les heures maussades ! Pourtant, ce futur cache un passé, et s’il arrive dans votre présent, vous êtes assuré de vous payer quelques bonnes tranches de relâche, sans recourir à aucune technique préalable, sinon celle dont nous avons oublié qu’elle a presque notre âge : savoir lire.

           

Voici donc pour la première fois réédité depuis 1930, par les éditions La Mèche Lente, le livre de Pierre Devaux – La langue verte – petit monument mentholé au poivre, à la gloire du parler argotique de ces années-là, qui ne manque pas de nous rappeler qu’un idiome parallèle, c’est comme un circuit du même nom, ça s’organise, disons que c’est tout sauf le chaos … ou le foutoir si l’on veut encanailler le propos, il faut bien se préparer. Pour nous, Devaux aplanit un peu le terrain et commence par une sorte de glossaire réjouissant, histoire de ne pas nous laisser nous dépatouiller avec des pratiques et des usages de paroles mal connus de certains – l’écrivant, je me demande s’il ne pensait pas qu’un jour il faudrait initier ceux qui n’entraveront que pouic à cette langue pourtant rutilante telle l’herbe rafraîchie par une pluie d’orage. Aussi, ce glossaire n’en est pas un bien sûr, il vous envoie directement dans le grand bain, lisez un peu : « Putain de moine, y a du linge ! » vous écriez-vous en apercevant une jeune femme élégante. On n’abusera pas des extraits, tel un fruit défendu, La Langue verte pour être dégustée doit succomber à ce qu’il faut de tentations – je m’y emploie – sans céder à la révélation, le plaisir en serait tout ramollo.

            Cela n’exclut pas de dire que ce baptême bien peu religieux, plus vaillant que verdelet, dans le ton vif intense de l’ensemble, est à lui seul déjà un régal. Les phrases y sont court vêtues sous lesquelles passent un petit zef malin-coquin. Il précède Les Propos de l’Affranchisous-titre « Aventures de Pierrot-les-grandes-feuilles » – concocté d’illustrations en saynètes, mises en musique, travaux pratiques et dirigés, et autres écritures d’application. Et là, on dira pour rester pudique, que Pierre Devaux, s’en donne à cœur joie. Chaque petit récit, aventure, chaque invention de son cru – vert cru – dédiée à un contemporain, ramasse sous un pinceau en double et triple teintes – cela pour faire obstacle aux mots en demi-teinte – des situations aussi abracadabrantesques qu’il se peut, cousues par un fil rouge qui n’est ni de honte ni de timidité, mais d’effronterie appuyée. Très alerte dans le maniement du parler argotique, cela va de soi, Pierre Devaux excelle dans l’invention écrite des mauvais accents étrangers, anglais et italien, tels qu’ils se parlent en français des faubourgs mais par des hommes politiques qui n’y pigent rien, autant dire que le seul effort à fournir est de se laisser glisser. Les évènements, circonstances et personnages s’y prêtent, ces derniers de chair, d’os et de condition réels – au hasard pas moins que la british family royale. Sur les tapis de Buckingham Palace, le narrateur appuie (ses) pingots comme vous et moi sur le sol de notre cuisine.

            Des anonymes célèbres, des célèbres oubliés et même des inconnus de tous, font de ce petit livre heureusement exhumé, un cortège magnifique de forts en gueule – non qu’ils seraient des braillards institutionnels, ou auto-proclamés, de ceux qui s’autorisent de leur propre vulgarité pour attirer d’hypocrites hommages – mais d’authentiques usagers d’une langue forte, aux règles établies, dont le louchébem est probablement la plus connue, mais il y en a d’autres, le javanais par exemple ou le larteaumic. Paradoxalement la langue verte de ces années-là est fragile, Pierre Devaux l’avoue, ses mots se démodent dit-il, ce qui sonne comme une perte, un appauvrissement, un déficit, quelle que soit par ailleurs leur crudité flagrante, laquelle est loin d’avoir été euphémisée dans ces pages, et c’est un euphémisme justement ; qu’on se le dise !

Il y a dégradation, dépérissement, voire extinction, si, d’une langue vivante on oublie les usages les plus créatifs, inventifs, qu’ils se rétrécissent au point de disparaître ; ceux de la langue verte sont indéniables, n’omettant ni les métaphores, elles sont légion, ni les déplacements de sens, ni les effets de sons, ni les redondances volontaires, les accumulations de synonymes (ah ! que de leçons d’abondance et de prolixité !) ou le surusage des écarts avec la norme instituée et apprise officiellement, leur caractéristique linguistique la plus évidente. L’argot phagocyté par le système, comme on dit de nos jours, n’est plus l’argot mais une affectation mal venue. Ce livre ressuscité a au moins trois mérites : le premier, celui de la bourrasque d’un jour d’hiver en bord de mer – clin d’œil au texte Le Grand Prix de Deauville – démontée, embruns, écumes et sable, cela ravigote ! et nous sort, si toutefois nous y mettions même un orteil, de l’univers raplapla des succès de librairie pré-servis. Le deuxième : nous rappeler qu’une langue n’est vivante que par création, créativité – et là, nous sommes en excès favorables – et non par abandon. Ceux qui me connaissent un peu savent que c’est mon combat absolu - je n’y reviens pas ici comprenne qui sait, qui peut, qui veut. Le troisième : montrer comme il faut maîtriser les règles pour pouvoir les dézinguer (contamination argotique !), ce que Devaux fait admirablement, voilà pourquoi en lisant ces pages, on en oublierait presque que cela est écrit ! Aussi, puisque j’ai tenu promesse de ne pas abuser des citations ni même des extraits, voici, juste pour finir, comment Pierre Devaux parle de Rome avec une lichette de tendresse qui ne dit pas son nom, au début d’un chapitre totalement iconoclaste, effronté, inconvenant, politiquement très incorrect ; bis repetita, qu’on se le dise !

 

Il n’est que 10 plombes et déjà, protégé par des légions de salade romaine, ce trèpe* moitié mandoline et moitié limace noire s’écrabouille sur les sept collines de la Ville Éternelle, au risque de les faire s’écrouler dans le Tibre, cours d’eau crachoteur et triomphant, témoin des horreurs de Néron et de la môme Pompeïa. *public, attroupement.

*

 

La langue verte, les éditions La Mèche lente, 2021, 96 p. 16 €, port gratuit.

On peut s’adresser directement à l’éditeur, en allant sur le site : https://editionslamechelente.fr/ ; (ou me joindre ici par le courriel de « contact » je ferai le nécessaire pour que ce livre vous parvienne.)

On lira avec grand plaisir la présentation de l’éditeur, Vincent Dutois, qu’on remercie vivement de son abnégation pour avoir mené à bien cet herculéen travail par les temps qui courent … (et m’avoir permis de commettre quelques très très modestes lignes en avant texte dans l’ouvrage.)

           

Broquille du lundi. Le doux son d’un « e » muet et masculin.

3 Mai 2021 , Rédigé par pascale

 

Les élèves se préparaient à la prochaine visite culturelle. Claude, qui les accompagnait, ne goûtait guère les animations qui les sortaient du lycée, on ne savait jamais comment cela pouvait tourner. Il était loin le temps où, pour échapper un peu à la morosité des cours, on se contentait d’attraper des scarabées pour leur arracher les ailes. A l’apogée de sa carrière, l’illusion avait bel et bien disparu. Après avoir passé l’essentiel de son temps à enseigner les sciences naturelles, rebaptisées plus tard biologie… androcée et gynécée n’avaient pour lui plus aucun secret, ce qui n’était pas tout à fait le cas pour ses élèves. Mais, qu’importe ! Sigisbée honnête de l’instruction publique, pas question d’en être aussi le coryphée, ni mourir au colisée de l’ignorance… encore moins qu’on lui érige un mausolée. L’empyrée qu’on lui avait promis en entrant dans la carrière, était un mirage définitif pour l’athée de l’enseignement qu’il était devenu, ne croyant plus à rien, renonçant à peu près à tout. Il fallait, dorénavant, emmener les élèves à l’athénée, au musée… que sais-je encore ! Toute son éducation au prytanée lui avait au moins appris à jeter un conopée pudique sur ses ambitions, et se sentant doucement glisser dans le ténébreux hypogée de la rancœur et des regrets, véritable macchabée de la cause enseignante devenu, ses cours demeuraient tout aussi inconnus à son auditoire que le lépisostée à spatule au commun des mortels, ou la machine à laver au pygmée de forêt équatoriale.

 

Reste impossible à caser tout un petit inventaire (non, qui n’est pas à la Prévert, Claude n’est pas prof de français grrrrrr et même !) je dirais mieux, un tout petit inventaire des noms masculins porteurs de ce ‘e muet’ final qui fait la gracieuseté même de notre langue française, sans condition ni genre. Mais voilà, autant je peux agrafer un camée au revers de ma veste en pongée de soie et en remonter le col pour ne point subir les attaques glaciales du borée hivernal, autant je ne sais pas quoi faire du caducée qui me tombe des mains, un trophée ? du trochée claudicant, une longue/une brève, du spondée qui se traîne, une longue/une longue, et quelques autres encore qu’on m’accusera à juste titre de maltraiter pour le plaisir de ma juste cause… laquelle est en train, doucement, doucement, de tomber à son périgée. Certes, je ne suis pas futée futée, de mener jusques en mes propylées vos périssables bonnes volontés.

 

[comme tout Exercice de Style, celui-ci exige charité et indulgence de la part de ses lecteurs ; l’idée – détournée – m’en vint à la question que me posa l’autre jour Éléonore - bientôt 7 ans-  : pourquoi le mot fleur, qui est féminin (bravo !) n’a-t-il pas de « e » ? (in petto, je me dis : ciel ! qu’a bien pu te dire la maîtresse pour en arriver là ?) ergo, par esprit de curiosité (autre mot féminin sans 'e' final) constructive, j’ai cherché des mots masculins – non épicènes – porteurs de ce « e » si mélodieux.]

 

Mélanges, miscellanées, miettes - 10 -

29 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

δο, χελιδν ! Regarde, une hirondelle !

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Rabelais – grâces lui soient toujours rendues pour ceci comme pour le reste – nous aurait donné le terme agelaste, à partir du grec gelos qui signifie rire, l’accrochant au privatif : celui qui ne rit jamais est donc agelaste. Aussi, Déméter, n’ayant vraiment pas le cœur à rire, épuisée de chercher sa fille de par les mondes, se serait arrêtée sur un rocher qu’on appelle en Attique, agélaste, pour se reposer un peu. Mais, dans la famille des agelastes, d’aucuns qui n’ont à l’évidence envisagé aucune filiation avec Déméter, ont classé la pintade, classification supérieure s’il se peut ! Nous voici au carrefour de trois chemins – ce qui se dit trivial n’est-ce pas, du moins dans une traduction de l’Œdipe-Roi de Sophocle (quelle merveille !) – sémantiques : toute pintade juchée sur une pierre ou un rocher ne va ni ne sait rire. On peut s’autoriser, sans rire, à donner à la pintade une interprétation anthropomorphique. Il reste qu’agelaste, noté comme terme « littéraire », cela doit faire mourir de rire François Rabelais !

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Merleau-Ponty, (in Résumés de cours au Collège de France-1952-1960 - Gallimard) dont les réflexions philosophiques sur les rapports entre langage et pensée ont toujours été pour moi un guide, affirme que  le travail de l’écrivain reste travail de langage, plutôt que de « pensée », ce qui me conduit à saisir en quoi la littérature s’effondre : l’écriture n’est plus travaillée, cet aspect risquant d’être répulsif pour le lectorat contemporain, et les avis et autres opinions personnelles passant pour de la réflexion, le malentendu (euphémisme) est total. La « littérature » terme qui, dorénavant, englobe tout ce qui s’écrit sous la forme conventionnelle d’un livre, se vend et s’achète comme telle, peut s’exonérer de style, pourvu qu’elle permette de s’évader ou de s’ouvrir l’esprit ; formulations qui relèvent plutôt de la réclame pour un circuit touristique à bas prix, en aucun cas, rien qui n’approche, même de loin, ce qu’écrire veut dire.

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       Des nouvelles de nos amis les animaux : après avoir passé un sale moment – chasses et piégeages de masse – la loutre d’Europe, Lutra lutra, a repris du poil de la bête. On le devrait à une opération nationale venue de Bretagne il y a trente ans, qui n’a échappé à personne : « Havre de paix pour la loutre ». Le plus important, à nos yeux ébaubis, est que notre lutra a acquis ses galons dans la régulation des populations d’écrevisses américaines, qui, comme chacun sait depuis peu, sont, à l’instar de certaines plantes, tellement invasives qu’elles occupent indûment et ignominieusement un terrain qui n’est pas le leur. Mais, que ne ferait-on pas pour se faire remarquer ?

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« Le français est devenu une langue provinciale. Je ressens cette dégringolade comme un deuil. Une perte dont je ne parviens pas à me consoler. La mort de la Nuance. » (E. M. Cioran, Cahiers 1957-1972.)

(Cioran, le seul qui nous console d’être inconsolables).

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On appelle mulquinier l’ouvrier qui s’occupe de la préparation des plus beaux fils, notamment pour les dentelles. Aussi, tout écrivain de belle langue n’est-il pas un mulquinier ? 

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Et l’huître, toujours au menu :

Savoir que du côté de Bayeux, on appelle caqueux le couteau à huîtres, qui, les écalant, permet de les extraire de leur caque. Je suis suffisamment huîtrière dans mes mœurs pour, portant des bourriches plutôt que des fleurs, prendre toujours avec moi le caqueux avec lequel je vais les ouvrir. Celui qu’on achète là-bas, le seul acceptable, bien sûr !

Savoir aussi qu’on mangeait des huîtres aux 15 et 16ème siècles à Venise. (F. Braudel in Civilisation matérielle, économie et capitalisme).

Et que pour Athénée – 2-3ème siècles – les huîtres sont les truffes de la mer, (in les Deipnosophistes).

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Bachelard (in Poétique de la Rêverie) cite Colette : « J’aime à faire le petit ménage de mes mots familiers (…) J’imagine que les mots ont des petits bonheurs quand on les associe d’un genre à l’autre – de petites rivalités aussi dans les jours de malices littéraires. ». Ah ! si seulement l’on se préoccupait un peu de la malice littéraire des mots, je parle du point de vue du lecteur, car pour ce qui est de l’écrivain, cela ne s’apprend pas ; en effet, comment rivaliser : (Colette) :  « Mon petit Vial, quel beau temps ! Écoute l’hydravion en ton de fa, le doux vent placé entre l’Est et le Nord, respire le pin et la menthe du petit marais salé, dont l’odeur gratte au grillage comme la chatte. »

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Mais relire, de temps à autre, et à haute voix, une grande tragédie classique, il n’y a que là qu’on puisse scander : « Son sang criera vengeance et je ne l’orrai pas ! » (Le Cid, III,3).

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Michel Chailloux : « Mon père est rouge imbécile : il aime le sport » (in Jonathamour.)

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Du côté de Lisieux, on sait pourquoi on appelle mioche un petit enfant : celui qui ne mange encore que de la mie. C’est ce que l’on dit par là-bas. J’aurais tendance à le croire.

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L’été, la saison qui s’écrit au passé.

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Dans les livres, les mots se couchent entre deux couvertures.

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Il faut quand même oser écrire – dans la presse, dont on va dire qu’elle agit dans l’urgence ? – qu’il y eut (et non "il y a eu", agrrrr !) des violences urbaines à Paris ou ailleurs, tel jour, telle nuit, à telle heure. L’usage du pléonasme a, décidément, la vie dure, car, des violences en ville ne sont-elles pas toujours urbaines ? Il faut dire que le latin manquant, on ne sait plus le sens de ce qu’on écrit. Mais on l’écrit. J’aimerais d’ailleurs qu’on m’explique aussi le sens de l’expression légende urbaine, tant entendue sans raison, et par comparaison, ce que serait une légende rurale.

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La force des faibles, ou le pouvoir du minuscule, commence dans les lettres des mots : selon que l’on emploie μοούσιος, homoousios ou μοιούσιος, homoiousios, on ne dit pas la même chose, et chacun remarque qu’un iota sépare les deux termes dont le premier signifie « de même substance » et le second « de substance semblable » ce qui est très différent. En effet, pour avoir soutenu que le Fils (de Dieu) était de substance semblable au Père et non de même substance, les Ariens furent excommuniés. Cela s’est passé au cours du Premier concile de Nicée, mais serait tombé aux oubliettes s’il n’était resté de cette controverse tragique au moins une expression – qui tend il est vrai à disparaître – ne pas bouger d’un iota. D’un millimètre aurait-on tendance à traduire, sauf que traduttore traditore.

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Réviser ses classiques : Ésope, Le jeune prodige et l’hirondelle.

 

Un jeune prodigue, ayant mangé son patrimoine, ne possédait plus qu’un manteau. Il aperçut une hirondelle qui avait devancé la saison. Croyant le printemps venu, et qu’il n’avait plus besoin de manteau, il s’en alla le vendre aussi. Mais le mauvais temps étant survenu ensuite et l’atmosphère étant devenue très froide, il vit, en se promenant, l’hirondelle morte de froid. « Malheureuse, dit-il, tu nous as perdus, toi et moi du même coup. »

Tout ce qu’on fait à contretemps est hasardeux. C’est la leçon de l’apologue.

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Nous collaborateur·rice·s de l’association (on ne fera pas de publicité !), artistes, chercheur·euse·s, auteur·rice·s, curateur·rice·s et travailleur·euse·s de l’art, nous déclarons profondément choqué·e·s (blablabla…)  Et nous donc !

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« C’était une heure creuse (il pleuvait dedans). […] Tout se rouillait peu à peu. » (Henri Calet in De ma lucarne). Inégalable !

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Broquille* du samedi.

24 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

 

« A une époque dont la date est perdue ». Des marais, une rivière et un ruisseau. Ici l’on construisit et fonda une abbaye, il y a environ mille ans, en des lieux si humides que l’ensemble fut nommé Aquiscinctum. Et parce qu’il fallait bien une légende liminaire, on trouva sans grand mal qu’un ermite y vécut deux siècles auparavant. Ajoutons une fontaine et une source, retenons que ces quelques arpents formaient une île au milieu des eaux, et oublions les fondateurs aux fondations fantasques, d’un autre il est dit sans sourciller – mais dans un texte du 19ème siècle il est vrai (1852) : « La légende n’en dit pas long sur la vie de ce saint personnage, non plus que sur sa mort. Lorsqu’il s’en est allé au ciel, il ne paraît pas qu’il ait laissé son corps sur la terre ; du moins, on n’en a pas retrouvé trace … ». De l’investigation de très haut niveau, si l’on peut dire !

Cinq cents ans plus tard, soit, selon un article savant, à une date relativement récente, les Jésuites y installent un Collège en plein seizième siècle. On notera que l’Abbaye, devenue bien national en 1790, fut adjugée en monnaie sonnante et trébuchante à un laïc deux ans plus tard, qui eut la délicate attention de transférer en une collégiale voisine son grand orgue et son buffet, puis la démolit. Nous n’en savons pas le motif. Seuls restent des documents d’inventaire de la bibliothèque – scriptorium – témoins de l’intensité de la vie intellectuelle qui régnait, ici comme ailleurs, dans toutes les abbayes de l’Europe médiévale, celle -ci au nord de la France.  Certains sont fragmentaires – il faut déjà se réjouir qu’ils nous soient parvenus, parfois dégagés de la reliure d’un manuscrit, sur feuillets de vélin.

Dans ladite abbaye bénédictine dont il reste à ce jour moins que des ruines, on doit plutôt envisager deux bibliothèques – ce qui était courant dans les grands monastères : l’une que l’on dit scolaire, l’autre théologique, autrement dit, la première dédiée aux auteurs profanes, la seconde aux auteurs sacrés. Séparation des genres et des publics, au point que les œuvres d’un même auteur écrivant sous les deux catégories, ne seront pas dans le même lieu. Plus de quatre siècles avant la fondation de notre abbaye-témoin, les ouvrages étaient déjà rangés selon qu’ils servaient à l’usage des moines ou à la disposition des maîtres ; et dans cette dernière répartition, il fallait encore dissocier ce qui était réservé aux novices et aux oblats, admis dès l’âge de sept ans ! (schola interior claustri) de ce qui était ouvert aux séculiers (schola exterior, ou canonica) ici mêlés dans l’énumération : Virgile, Horace, Terence, Cicéron, Salluste, Juvénal, Lucain et quelques autres ; les commentateurs de Platon et d’Aristote ( Porphyre et Macrobe) ; à la meilleure place, toujours Saint-Augustin, Cassiodore, Boèce … des grammairiens, des commentateurs ( gaulois et/ou byzantins – Eutychès) et le manuel scolaire de référence pendant tout le Moyen-Âge, les Catonis Distichapour ne rien dire de sa diffusion imprimée généralisée à venir.

On apprend qu’un service de prêt interne à l’abbaye était mis en place ; que chaque moine d’une abbaye bénédictine, en début de Carême, se voyait doté d’un ouvrage pour lecture et méditation ; que le bibliothécaire distribuait une liste annuelle pour chacun. Et si, dans la bibliothèque dit « scolaire » on trouve, plus qu’ailleurs, des manuscrits inachevés ou imparfaits, c’est que les élèves de l’école abbatiale s’exerçaient à la transcription … sans y mettre peut-être, le haut degré de persévérance et d’assiduité de leurs aînés cloîtrés. Dans ce cas, l’inventaire porte l’indication per se qui signale cette dimension « individuelle » de leur travail.

La copie des ouvrages manuscrits est, depuis les premiers âges du monachisme chrétien, l’occupation principale des cives religiosi ainsi nommés au monastère de Vivarium – fondé par Cassiodore, en Calabre, dans les années 540 – probablement l’un des lieux les plus importants consacrés à la copie, la correction et la transmission de textes tous genres confondus. Lui aussi à ce jour disparu,  il avait vue sur la mer. Cassiodore, qui vécut sous Théodoric et le servit, mourut très âgé, certains n’hésitent pas à en faire un centenaire. Au moins, centenaire ou pas, il passa les dernières décennies de sa vie – aux environs de trente – à transcrire, en les corrigeant, un nombre phénoménal de manuscrits antiques, de ceux qu’aujourd’hui nous appelons classiques et former les moines à cette besogne zélée. On estime, à la mesure et la qualité du travail accompli, qu’il impulsa, et même sans le savoir, cette vocation dans la vocation, à l’ensemble des couvents occidentaux, les ateliers d’imprimerie nouvellement arrivés, y trouveront alors des pépinières incomparables.

 

*broquille, ou – dans l’une de ses acceptions – quelque chose de très peu de valeur, une babiole en quelque sorte, une broutille.

                Dans toutes les picorées dont je me fais des festins, certaines me retiennent plus que d’autres. A cela, il n’y a aucune raison majeure. L’occasion en est un mot, le nom d’un lieu, un clin d’œil à la philosophie, la littérature, un lien détendu depuis trop longtemps avec un sujet de passion, de curiosité, d’intérêt.

                Les broquilles de ce genre, ne préviennent pas. J’ai décidé d’en faire aussi des occasions d’écriture. Nulle règle, nulle obligation, nulle promesse, nulle astreinte.

 

 

 

« … les statues apparurent et (…) je fus saisi d’un sanglot » *

19 Avril 2021 , Rédigé par pascale

(et en clin d'œil à Stéphanie)

 

A ceux qui n’ont gardé ni un pied, un orteil, ou seulement un atome enté aux antiques époques qui nous constituent, l’apparition inattendue par une poussée soudaine des forces chthoniennes, d’une statuette revenant des fêtes olympiques d’antan, n’a pu faire évènement. Dé/couverte par les formidables pluies de ce mois de Mars** dans le célébrissime site raviné par l’eau du ciel, on la vit dépasser à ras de terre en une excroissance inattendue – exactement parlant, une apophyse en forme de croissant. D’un petit taureau de bronze s’en était l’une des cornes, affleurant en raison du travail têtu de creusement de la terre par une fâcherie météorologique inaccoutumée – probablement venue de Zeus lui-même.

Aucun œil archéologique ne se fermant jamais tout à fait, celui qui passait là*** – accompagnant en visite une de ces délégations ministérielles qui se disent culturelles – l’avisa dans l’instant, chaque grain de la poussière du sol lui étant familier, chaque brindille, chaque caillou. Un bourrelet en forme de quartier de lune, d’une évidente solidité, ne pouvait qu’appartenir au monde merveilleux des miracles polythéistes en terre hellène. Dégagé prestement de sa gangue – ainsi font les enfants avec leurs jambes qu’ils ensablent à marée basse – l’objet se présenta avec tous les signes d’une parfaite conservation : ce petit taureau de bronze, même multiséculaire, avait eu deux raisons au moins de ne pas disparaître : sa nature taurine et sa constitution d’airain. Voilà de quoi réjouir gracieusement des esprits inactuels, ceux pour qui l’agitation bavarde des temps ne mérite pour seule considération qu’un éloignement consterné à l’égard non solum de qui la propagent sed etiam la nourrissent et s’en gavent névrotiquement.  

Revenons donc à notre idole – i.e ce qui fait l’objet d’un culte. Il fut facilement établi, pour qui se déplace à Olympie telle une fourmi en sa fourmilière, qu’elle reposait précisément dans l’espace situé entre l’enceinte sacrée des premiers Jeux – le bois de l’Altis – et le temple de Zeus. Une première datation la vieillissant un peu trop en la ramenant à des siècles où les compétitions olympiennes n’existaient point encore, elle fut délicatement rapprochée des siècles VII et VI, ceux de leurs débuts****. Même si nous savons – ou apprenons – que ces statuettes votives survivent aujourd’hui à raison de plusieurs milliers d’exemplaires, nous ne pouvons retenir – enfin, moi assurément – une émotion réelle pour tout signe, matériel ou immatériel, venu de ces époques, ayant traversé sans dommage ou presque, les siècles, les légendes, les guerres, les catastrophes, les destructions et toutes les sottises qui nous ont précédés. Ce témoin-là tient entre pouce et index de qui lui fait un toilettage aussi méticuleux que nécessaire sous l’œil avisé d’un microscope (deux mots grecs pour le prix d’un !), d’une loupe et d’un scialytique (même remarque). De ces statuettes, il s’en vendait beaucoup aux abords d’Olympie, il se peut même que certaines fussent des imitations d’authentiques laconiennes, fabriquées au Sud du Péloponnèse me dit-on dans l’oreillette. Peu me chaut, contrefaçons ou originales, pourvu qu’elles arrivent de là-bas, des lointains d’une géographie historico-mythologique, pourvu qu’elles soient de ces époques et de ces lieux et qu’une ait abordé par le bout de sa corne à nos temps désormais barbares (ne parlant pas grec n’est-ce pas ?) en des lendemains de pluies qui font rouler toutes terres aréneuses si doucement qu’il lui fallut au moins deux mille et sept cents années pour qu’elle en revienne, minuscule et trapue, élégante et vigoureuse, simple et belle, épurée et sublime, calme et triomphale. Une consolation matérialiste *****irrésistible.

 

 *Francis Ponge, in La rage de l'expression

**de cet an 2021 post JC, mois un peu trop romain pour la circonstance mais on ne chipotera pas, d’autant qu’on se souvient aussi que le taureau est l’un des animaux consacrés et/ou sacrifiés au dieu Mars ; tout est dans tout comme diraient certains ; *** le 19 mars exactement – jour de la Saint-Joseph au calendrier chrétien - ne pas oublier, paraît-il de tailler les lauriers roses ; ****cf Archives sept. 2020 Une histoire célèbre mais inconnue. ***** Francis Ponge in Pièces (La figue (sèche))

Jules et sa chibatrée

15 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

 

On décida d’aller faire un tour à la ducasse. Tout le monde s’entassa dans la charrette, d’autorité Jules se saisit de l’avaloir, il y fallait la force d’un homme. Jules était haricotier*, certes, mais il était costaud. Il vous aurait sorti les roues du sable boulant ou des chemins dossés à lui tout seul, ou transporté sans la moindre perte une encrouée entre ses bras, ce qui en faisait un costaud délicat. Il gravissait les raidillons en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, là où tous les malpiétés du hameau s’essoufflaient bruyamment. Aurait-il eu des raisons de s’ensauver que personne n’aurait pu l’attraper. Jules n’en avait point. Tant qu’il ne s’agissait pas de vendre ses bêtes ou de s’assoter tous les quat’matins au passage d’un jupon, il était le meilleur des hommes. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un ton besaigre, jamais un geste déplacé, et même en affaires dans les comices agricoles, il répugnait à brétailler, préférant corroyer les arguments jusqu'à endormir son acheteur qui, de guerre lasse, finira par mésoffrir. Pour réaliser une bonne vendition il ne faut pas bretauder le client, on le perdrait, il faut l'embobiner par une roublardise honnête, telle était sa devise.

Pour se rendre à la ducasse, les hommes avaient sorti leur plus jolie gapette et la plupart des femmes et des filles pouillé un jupon de calemande et par-dessus un mantelet blanc, une tenue si répandue au « Carillon de Dunkerque » qu’on en fit une chanson, ce qu’elles ignoraient du tout, étant de Normandie, mais montre que d’une province à l’autre il y a plus de différences dans les parlers que dans les vêtures. Et qu’importe s’il faut traverser des varennes, rouler dans les chasses** ou les charrières embues, pourvu qu’on soit areuné avec Jules pour duire les chevaux, le voyage se fera sans encombre mais pas sans émotions : quelques étrequillons ou fouailles pour ralentir les roues, des petits groupes de gallefessiers à pied qui chantaient à tue-tête, faisant fuir les guiris les plus effrontés en leur ruchant des cailloux, ou le franchissement délicat d’un passage de ronchailles pour faire plus court.

Avant d’y être, la fête avait déjà démarré dans la charrette : les plus gourauds avaient emporté avec eux plusieurs portions de galot***, histoire de se faire une raincie en cours de route, accompagnée d’un petit boire**** pour les femmes et les enfants, d’un goutte-militaire pour les garçons et les hommes. Le tout sans la moindre mitourie ! Une légère brindesingue commençait à poindre, qui se devinait aux échanges de brotillons jusque-là sans excès ni effets sur la joyeuseté générale. Seul Jules n’était pas débistrac. C’était à se demander s’il valait bien la peine de poursuivre sa route. Aucune écouée n’y faisait rien, il avait beau protester, les voyageurs n’entendaient pas plus que vieux chiens empouquis, il transportait des bons à rien, des ferlampiers.

Le nervent venait de se lever, ossite Jules s’inquiéta. S’il se mettait à pleuvoir dru, personne n’était en état de courir pour s'abriter. Et puis, il ne voyait aucune ferme à l’horizon. Fallait-il avancer ou retrousser pignole ? Une simple querreterie ferait l’affaire en attendant que le grain passe. Une bonne dabée, une daquoire franche et nette valent mieux que crassinages sans fin. Après, il faudra bien repartir par les chemins tout boués. Les voyageurs haoutés au dernier degré ne disaient mot, certains ronflaient déjà, entassés comme pouques les uns sur les autres, sûr qu’ils n’avaient pas bu de l’amourette des champs mais ajouté rinchurettes aux rincettes et recommencé jusqu’à tomber ! Aussi Jules prit une décision inattendue : au milieu du chemin, arrêta tout net la charrette, prit son sac, déboulina de son siège, se cala dessous, sortit ses provisions, les mangea toutes et but, et but, et but, s’endormit, protégé de la pluie. Les voyageurs, trempés comme des soupes, finirent par s’éveiller, étonnés et ragachés d’être abandonnés là, appelèrent Jules qui n’entendit rien et ne se réveilla qu’en fin de remontée, tandis que le buhan s’étendait au-dessus des champs.

 

Les voyageurs avaient tant gobelotté qu’il ne leur restait plus une seule goutte pour, après faites vot’café, faire rincette et surrincette, ensuite le gloria, juste avant la déchirante, et enfin, le coup d’pied au cul ! les six rasades coutumières par lesquelles tout finit toujours bien en pays bas-normand.

 

*marchand de bestiaux trop discuteur ; **petits chemins ; ***tourte aux pommes ; **** cidre mêlé d’eau  

La Mèche lente reprend le flambeau

11 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

 

Quelle belle annonce, en ce dimanche de la Quasimodo (quasi modo) autrement nommé aussi dimanche de Pâques closes (ou close, c’est admis) : la revenance des Éditions La Mèche lente ! dont quatre livres furent, ici même et en leur temps, par moi célébrés* inconditionnellement. Soumise aux vents mauvais des temps qui prétendent chérir lecture et littérature mais servent toujours la même soupe — les mêmes parutions aux mêmes moments sur les mêmes étals dans toutes les librairies de France — La Mèche lente dut combattre bien des difficultés et ne compter que sur elle, ce qu’elle fit avec l’obstination des passionnés. Disons pudiquement que les obstacles ne se sont pas dissous mais qu’une insistance à toute épreuve – il y en eut – finit par l’emporter. Remercions sans limite Vincent Dutois pour sa pertinacité.

Mode d’emploi. Sur le nouveau site – élégance, simplicité, sobriété – vous trouverez : les titres toujours disponibles à la commande ; un indisponible et un absent (respectivement Cadastre des misères de Vincent Dutois – La déportation des morts de Victor Fournel, pour lesquels vous pourriez formuler une requête de réédition, mais … je n’ai rien dit) ; et le premier de la nouvelle livraison, le bien-nommé Bagage premier de Gérard Chaliand, voyageur-lecteur-engagé sur les terrains de guerre et déjà auteur, dans la même maison, de Le vent du hasard. Il faut aller voir et lire les présentations, s’abonner pour avoir les nouvelles. Commander à des conditions très douces. Indiscrétion : on nous promet, à venir, un ouvrage insoupçonné, saisissant, poivré – salé … Vous en apprendrez le jour et l’heure, par exemple, par une notification dans votre boîte à lettres électronique pourvu que vous ayez laissé votre adresse.

Les mots de l’Accueil disent tout. Les éditions La Mèche lente, à rebours des engouements communs et fugaces, aiment les écritures soignées des textes méconnus, oubliés, ignorés, délaissés. Nous aussi.

Il se peut que les plâtres de la Maison ne soient pas tous secs, aussi, quelques petites modifications sur le site pourraient advenir, rien de grave :

 

https://editionslamechelente.fr/

 

 

 

* Ici et par ordre chronologique : Denis Montebello qui, à partir d’une brique du IIème siècle, nous en conte de belles ! 21 Février 2018. Ce vide lui blesse la vue.

Louis Dubost cultivant ses légumes philosophes dans la joie : 26 Avril 2019. Diogène ou la tête entre les genoux.

Victor Fournel disant vertement son fait au préfet Haussmann, le tout à la pointe de l’élégance : 12 Mai 2019. Les entreprises funèbres d’un affairé Préfet. (La déportation des Morts)

Vincent Dutois dissolvant toute misère dans une écriture sublime et en fait de l’or : 16 Juin 2019. « il se peut que la vie ordinaire grinçait déjà » (Cadastre des Misères)

Une simple histoire.

8 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

Rédigé librement à partir d’un fait divers authentique rapporté en quelques lignes dans le Journal de Lyon, Le Censeur, le Mercredi 19 Août 1840.

 

 

Clodomir Frénois mériterait notre souvenir juste pour son prénom, mais il a lui-même contribué à ajouter à son existence une pincée d’épices, voyons comment.

Il était une fois, il y a assez longtemps et assez loin, une île exotique qui vit passer les Français avant qu’ils ne cédassent la place aux Anglais et pour une fois, avec une noisette de diplomatie, les usages et lois françaises y furent gardées, on ne sait pourquoi, ni si cela influe sur notre affaire dont la véritable curiosité est dans la mort de Clodomir, riche négociant retrouvé chez lui à l’état de cadavre fort endommagé : il n’y avait, hélas ! aucun doute, Clodomir s’était brûlé la cervelle avec son arme à feu, celle-ci  —un pistolet — gisait près de lui. Plus loin, une lettre :

« Je suis ruiné un escroc m'emporte 25,000 livres sterling... il ne me reste que le déshonneur, et je n'y veux point survivre Je laisse à ma femme le soin de distribuer à mes créanciers les biens qui nous restent, et je prie Dieu, mes amis et mes ennemis de me pardonner... Encore une minute et je serai dans l'éternité. » Signé : CLODOMIR FRÉNOIS.

Les évènements se déroulèrent comme il se devait : pleuré tant par ses employés que par son épouse devenue veuve inconsolable au point de s’en remettre à la grâce de Dieu en entrant au couvent. Le neveu de Clodomir — médecin — aurait dorénavant la charge de régler le restant de l’actif (il y en avait donc un peu).

Ainsi fut fait avec application, et les héritiers mis au courant que le décès de Clodomir, le cher défunt, était consécutif à un vol, dont on établit très vite qu’il s’était produit au moment précis où l'employé, John Moon, avait disparu sans que quiconque n’en entendît plus jamais parler … jusqu’à ce qu’il réapparut, menant pendant un temps une vie tranquille hors du besoin, qui prit fin quand il fut interpellé. John Moon tint tête aux questions, arguant que son maître l’avait envoyé en France y recouvrer ses créances. Et comment expliquer que Clodomir Frénois l’eût accusé dans une lettre avant de se donner la mort ? Parce que les créances étant périmées, il lui fallait trouver un moyen de camoufler qu’il était seul responsable de ses infortunes ! Moon avait toutes les réponses et personne ne pouvant apporter la preuve de son enrichissement, l’homme ne fut pas inquiété plus longtemps, l’opinion publique passa à autre chose.

Jusqu’à ce qu’un jour, le créancier principal de Clodomir — Burnett William, un Anglais d’Angleterre — fût réveillé par un étrange étranger qui refusait de décliner son nom à la servante et demandait qu’on l’écoutât secrètement. Burnett s’exécuta mais faillit trépasser, reconnaissant son débiteur, lequel avait été mort et enterré un an plus tôt. N’avait-il pas assisté à ses funérailles ?

Une agitation inhabituelle régna quelque temps dans la maison. L’étranger, la servante et Burnett s’y étaient entourés de secrets, à l’exception près que l’on vît ce dernier faire plusieurs allers-retours chez le magistrat aux affaires criminelles.

Loin de là et sous les palmiers, John Moon était à nouveau arrêté par la police et mené en prison. Il parut devant un tribunal criminel sous l’inculpation de vol de confiance avec effraction chez le dorénavant feu Clodomir Frénois. Pourtant, il ne cessait de sourire comme s’il n’eût rien à redouter. Au président qui lui demandait s’il reconnaissait et avouait son crime, il répondit que cette accusation était absurde puisqu’il n’y avait aucun témoignage irrécusable et que ni la veuve ni les autres employés n’avaient connaissance d’un vol. Décidément très sûr de lui, il ajouta qu’il n’hésiterait pas à proclamer qu’il est innocent devant le cadavre de son maître ! C’est alors que le Président fit entrer Clodomir.

On imagine les cris d’effroi de l’assemblée, les femmes qui prirent la fuite. Tandis que Moon tomba à genoux, avouant son crime. Seul son avocat garda le sens de l’à-propos, demandant que l’identité de l’inopportun témoin fût constatée : on n’obtient pas des aveux par la terreur, dit-il ! Il y a, peut-être, quelque ressemblance physique pour expliquer l’inexplicable, mais c’est bien tout. Il demanda au défunt redevenu vivant de prouver qu’il est bien qui il est, et comment il se fait, non seulement qu’il sortît de sa tombe mais en sortît intact des balles qui l’avaient défiguré par volonté suicidaire.

Clodomir entreprit alors le petit récit suivant : l’accusé ci-devant était déjà loin quand je m’aperçus qu’il m’avait dépouillé. Mon déshonneur était tel que je résolus d’en finir. Et je fis tout ce que vous savez : écrire la lettre, prendre le pistolet. Faire une prière et tirer, l’arme dans ma bouche. A cet instant exact, on frappa à ma porte. J’allais ouvrir, non sans avoir caché l’arme ; l’homme, le gardien du cimetière, portait un cadavre tout nouveau à mon neveu médecin, en vue d’une dissection probablement clandestine. Je le sentis fort contrarié de ne le point trouver. Il m’expliqua qu’il lui en apporte et même qu’il lui en offre quand il s’en trouve, me suppliant de n’en point parler, il perdrait sa place.

Clodomir tenait là l’idée qui le fit être dans le même instant et mort et vivant. Contre deux pièces d’or au résurrectionniste, il prit le décédé dont il estima qu’il ferait un convenable ménechme. Et une nouvelle prière plus tard pour apaiser l’âme du malheureux, il le tua une seconde fois, avec son arme et le dévisageant. A ces mots, l’avocat de l’accusé laisse tomber sa tête dans ses mains.

Après l’avoir revêtu de ses propres habits, en avoir mis de plus simples et s’être rasé tout le poil, il s’en fut sur un bateau français vers le continent. La suite, non seulement nous la connaissons, mais elle fut conforme à ce que Clodomir avait envisagé : l’employé revenu sur les lieux de son crime s’y croyant à l’abri, vivait dans l’insouciance — à Maurice — des fonds qu’il avait volés et placés en France, jusqu’à ce que la fraude fût révélée.

Moon fut condamné à la perpétuité. Clodomir fêté comme il se doit. Sa femme relevée de ses vœux.

 

Gilbert Trolliet, poète Essentiel.

2 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

Les écrivains en général, les poètes en particulier, avec eux les philosophes – ce nouage est majeur – ne savent pas ce qu’ils sont. Rimbaud ne se sait pas rimbaldien ni Descartes cartésien, Proust proustien. La quiddité est toujours ultérieure, après-coup, a posteriori. Il lui faut le temps écoulé des lectures harmonieuses. Le fleuve qui passe, continûment identique, n’est pourtant jamais le même. Héraclite ne contredit pas Parménide, ni l’inverse, à moins de s’en tenir à une logique binaire, simpliste et réductrice, pour tout dire à les manquer ; c’est pourquoi Le Fleuve et l’Être – titre d'un choix de poèmes (1927-1978) de Gilbert Trolliet1 – porte en lui un principe de révélation : seul le passage permet de déceler ce qui demeure. 

         Procédons en désordre, la tâche est perdue d’avance qui se donnerait pour office l’exhaustivité d’une anthologie de 390 p. Après une lecture diachronique d’éblouissements soudains et de fils de trame, dorénavant le flottement convient et avec lui, la déprise hors du temps dans le train-fantôme de l’être. Un hors-temps qui n’est, pour Gilbert Trolliet, ni hors-jeu, ni faux-fuyant, encore moins et surtout pas évasion mais dépassement des apparences, terme si présent et si décliné qui tant s’oppose à l’absolu – l’être de l’absolu – à l’essence. Tous les termes de la philosophie éléatique, du relativisme antique et du matérialisme atomistique, sont convoqués, avec le ou les dieux – jamais Dieu – l'eau, élément primordial, mais le feu (Les douces mains du feu forment des ombres noires) et l’air, sous toutes leurs formes, rapportés à l’omniprésente et angoissante question de l’Origine, l’interrogation majuscule, qu’elle s’articule à des souvenirs d’enfance ou se pose et vacille dans la nuit, installée dans un silence toujours désiré. De ma vie à la Vie immobile des heures : la puissance de ce double passage de soi à l’absolu et du temps mobile à l’éternité, est une de ces perfections2 qui n’a pas échappée à Jean Cassou, dont la Préface à La Colline (1955) est fort judicieusement reprise en fin de volume3 : de la philosophie à la poésie, et inversement, il n’y a ni rupture, ni surtout antagonisme, heurtements et autres hiatus, elles sont les deux irréductibles faces d’une même synthèse. De la rigueur de l’une à la thaumaturgie de l’autre, il n’y a qu’un seul fil, celui du temps (… la réponse/Est assise au bout du TempsRien n’arrive – in Laconiques1966). On aurait envie de recopier tout entières ces trois pages tant chaque mot est juste à qui sait ce que l’une et l’autre se doivent, que Cassou appelle transmutation : ou quand la poésie se fait pensée.

         Les thèmes de l’ontologie – ou philosophie de l’Être – que les présocratiques posaient il y a plus de 2500 ans sous les mêmes termes d’Unité, d’Univers, d’Évidence (une variation de l’immanence) de Connaissance, pour abstraits qu’ils paraissent, marqués d’une capitale, deviennent ici mots de la vie ordinaire, tous enclos et inclus dans le monde proximal et familier de la nature et de ses éléments, du corps sublimé de l’aimée. Ton visage endormi dans le blé revivant, Tes cheveux déroulés dans les trames du vent, Et dans le feu des nuits l’essence de ton être. (L’allongement des blés, la voûte indubitable -on note la teneur philosophique de l’adjectif – in La Vie extrêmes. 1931). Ou encore : l’Unité veut réapparaître/Quand les orages se sont tus. (Éternité me chantes-tu, ibid.). La poésie de Gilbert Trolliet est bien métaphysique, en ce sens très exigeant qu’elle parachève l’expression d’une pensée de l’être et/ou de l’absolu. Mais, il y a plus : la métaphysique et l’ontologie – a fortiori leur expression poétique – requérant une obligation de silence4 dans le monde des apparences, ce thème s’est de suite imposé comme traversant l’ensemble du recueil. Sous des formes très variées, explicites, implicites, périphrases, négation, absence, présence, désir … Accompagne dans le silence/L’être qui renaît à travers/Les désordres de l’apparence. (L’être donné, la vie extrême – ibid.) ; je connais la rumeur intime du silence. (Le mot in Offrande 1944) ; Les poètes/Siégeaient/Sous l’eau/Bouche cousue. (Marine in Laconiques 1966) au point d’en avoir relevé 85 occurrences, directes ou indirectes, ce qui fait bien plus que pour le fleuve par exemple.

         Pour tant de raisons, si faiblement reprises ici et très incomplètement, il y faudrait des pages infinies (ou dans l’infini ?), il semble que la phrase, reprise finement de François de Sales par Valère Novarina « J’enseigne en chaire des vérités que j’ignore complètement » convient au plus près à Gilbert Trolliet, qui – tel Démocrite – l’écrivant mais ne le sachant pas, dessine L’Univers dans Un zeste de soleil/…/D’un amas de poussière. (in Le Qui-Vive 1965).

        Alors il faut parler de Gilbert Trolliet, puisque tout fut pris à l’envers, par l’impatience d’aller aux mots. Les poèmes ici présentés ont été placés entre une Préface et une Postface qui chacune à leur manière, et à contre-courant, la dernière revenant aux enfances, la première commençant à l’âge mûr, écrivent un double portrait magnifique du poète suisse né en 1905, disparu en 19805. Mais ces deux en font trois : Valère Novarina, neveu de Gilbert et auteur de la Postface, Alain Borer ami de Gilbert, auteur de la Préface, sont amis dans la vie, une raison essentielle pour leur accorder – ac/corder – une attention particulière. L’un et l’autre poètes, écrivains, emplis d’un souci affamé jamais repu du bel écrire, sont enchevêtrés à Gilbert Trolliet, d’un mot dont Valère Novarina se souvient que son oncle lui dit en parlant de l’enfance.

         En 1969, un jour de juin. Alain Borer entrevoit le grand poète dans la circulation automobile genevoise, dense à l’habitude. Il ne peut lui faire signe. Le texte mêlant souvenirs personnels, connaissance aiguë de l’époque et réflexions de haut vol sur l’œuvre, ne laisse pas la moindre chance à l’approximation. Ou quand l’admiration se tisse avec talent, délicatesse et précision. Nous y apprenons tout, aussi reprendre ce travail d’horlogerie serait d’une maladresse incommensurable, il est recouvert de la poudre d’or de son érudition inaltérable. Il y a Préface et préface, parce qu’il y a, dans nos vies, ce que j’appelle depuis toujours, des « rencontres définitives » par-delà le temps, au-delà des contingences, des rencontres essentielles, de celles qui nous font être. De ces Évidences existentielles6 – nous (nous) sommes constitués, avec l’aide des dieux des poètes. Aussi, Alain Borer, quand il refait le parcours pluriel de Gilbert Trolliet – le parfait tourmenté – porte son attention la plus déliée en même temps que rigoureuse à la Question de la langue – où saisir la francophilie inconditionnelle de ce grand romand en flagrance heureuse. Il montre l’intime et constitutive musicalité de ce poète-pianiste et mélomane, qui déploie l’alexandrin en glissando hautement maîtrisé ou lui applique un rythme ternaire doux comme une valse lente. Nous rappelle que lire, et lire Gilbert Trolliet, c’est avoir l’oreille fine, et même l’oreille absolue, entendre les fêlures résonner dans les mots qui parfois explosent tel, à l’Origine, le cosmos depuis le néant. Alors, dans une magistrale économie de moyens, le poème saisit un monde tout entier, ce qu’Alain Borer appelle un noème et dont il explique, dans cette Préface, comment Gilbert Trolliet y satisfait selon au moins quatre critères, qu’il développe. Baliverne/Le vide, /Même/Le ciel/M’assiste/Par la faute du Rien. (Le Lierre in Laconiques 1966). C’est moi qui cite, avec un brin d’imprudence.

         L’autre face du même Gilbert Trolliet, celle d’après, d’après les textes et la vie qui jamais ne s’achèvent, toute de friponneries sérieusement écrites par Valère Novarina, son neveu et l’un des deux santons définitivement insensibles à la petite musique de la nuit de Noël qui les mettaient sur la touche chaque fois, pendant 29 ans — l’autre face vient de ce petit univers à deux, libre mais clos, dont Valère Novarina nous offre quelques morceaux choisis au gré d’une plume alerte, qui touche juste. Approchons-nous plus près de Gilbert, et asseyons-nous à la table des mots. On ne peut le dire plus simplement, alors qu’il y a amphibologie et même polysémie : dans ces récits d’enfance et autres souvenirs familiaux, les tables s’empilent, sans jamais s’écraser : celle de l’oncle-poète, le bureau d’écriture, absent comme objet ici, mais inséparable pourtant du travail des mots ; la table de famille, la tablée, où les générations se trouvent et se disent, et les amis aussi, il y en avait des artistes et intellectuels chez les parents de Gilbert ! ; la table comme un tableau, le tableau des éléments, l’alphabet, la grammaire, les mots, les assemblages du poète ; et la table sur laquelle Valère écrit qu’il est en train d’écrire la postface. On ne saurait taire, tournant les pages, cette parfaite image : (…) seul à table, dans un café un paysan, longtemps silencieux, ouvre la bouche et annonce : — Y a trop de tout. Suivis de deux silences. A lui seul ce non-évènement dit l’être (le silence essentiel) et la contingence métaphorique, pourtant nécessaire à son dévoilement (la table d’où les mots parlent) :

Et n’être plus soudain qu’un atome éternel.7

 

1)Au Mercure de France, février 2021 ; titre déjà paru en 1968 à Neuchâtel avec un choix différent de Gilbert Trolliet lui-même. 2) Les termes en italiques dans ce passage sont extraits de La Vie extrême (1931). 3) remercier Jean-Christophe Contini pour l’établissement de cette édition ; outre la Préface de Cassou, les Actes de l’Institut national genevois (1969) qui reprennent une causerie donnée par G.T ; 4) est-ce parce que j’y suis intensément attachée que cela m’est apparu comme une évidence ? 5) ce qui en fait un contemporain parfait de Sartre me suis-je dit, lisant les occurrences assez fréquentes d’angoisse, néant, et même le terme existentialiste chez Cassou. G. Trolliet si présocratique pourtant, avait-il lu, et comment, les philosophes de son siècle ? (Et noter aussi que l’internet n’est pas si net qu’il le prétend, repoussant sa date de naissance de 2 ans !) 6) à ne surtout pas confondre avec existentialiste ; il s’agit bien de l’existence mesurée dans sa tension vers l’absolu. 7) Et la douleur encore …in Unisson (1937)

Les Menus de Marie.

27 Mars 2021 , Rédigé par pascale

 

J’aime bien aller voir Marie. Elle habite dans l'une des deux villes de sous-préfecture du département ; j’ignorais, jusqu’à l’écrire ici, qu’un département pût avoir plus d’une sous-préfecture ! Sur la fiche de présentation de la ville on peut lire : commune aux multiples facettes. Elle possède un patrimoine riche le tout dans un cadre naturel préservé. (sic). Autant dire que les 36 000 communes de toutes les France – y compris les métropoles qui doutent peu de leur cadre naturel préservé – répondent peu ou prou à cette description due au zèle écrivain d’un conseiller-au-conseiller-municipal-chargé-de-l’environnement-du-patrimoine-du tourisme-et-de-la-culture. Ici comme ailleurs, on ne recule devant aucun cliché – on fait du grand angle :

Les haies bocagères et les prairies caractérisent ce milieu naturel (…) et on préserve les sols et leur fertilité ainsi que la protection et la qualité des nappes phréatiques comme celle de la faune et de la flore. Un environnement paysager de type rural particulièrement protégé où les haies bocagères préservent la richesse de la vie animale et végétale. (re-sic !)

Préservation et protection sont les deux mamelles de ce coin d’hexagone, nonobstant quelque difficulté à l’écrire joliment. Je m’en voudrais de dénigrer ce qui tant me rappelle chaque brin d’herbe normand, chaque talus où ramasser – en équilibre au-dessus des fossés tout en évitant les épines dans la broussaille – noisettes et mûres dans mon panier. Le bocage, les pâturages, un environnement de type rural et, deux fois en quatre lignes les « haies bocagères » – cela se passe aussi au-dessous de la Loire, et fait pour moi une copie fort réussie, ma foi, de la campagne où je grandis ! Aussi, incompréhensiblement créés ou inventés de toutes pièces, les sentiers pédestres et autres voies vertes vous garantissent la nature en ville – c’est toujours la promotion municipale qui le dit – avec l’inévitable château ou ruines de château, des parcours de santé et espaces pique-nique aménagés  ou encore, ou bien sûr, les animations, évènements et autres rendez-vous culturels  [ici convoqués, sans rire, la Fête de la Musique et le Feu d’artifice du 14 Juillet, comme si ladite commune en était à l’initiative ] ; quant au « Festival Lettres et Sport » (diantre !) le lien qu’on vous invite à explorer, ouvre sur … une page blanche ! ce qu’on peut toujours interpréter comme un signe d’espoir. Restons courtois.

         Cependant, je persiste et signe, j’aime bien aller voir Marie, qui a l’immense privilège d’avoir deux demeures, l’une en cette ville-à-la-campagne où elle réside peu, l’autre à la campagne tout court, à l’écart du centre-bourg où elle vit de plus en plus souvent, se tenant loin non seulement des surfaces de jeux-tables-bancs-poubelles-toilettes mais du parcours à la découverte des éoliennes (re-diantre !) qui vous sont promis si vous voulez profiter du calme ambiant au bord de l’étang, les promesses n’engageant ici comme ailleurs que ceux qui y prêtent foi. Marie, quand elle habite là, à 10 minutes pas plus, virages compris, de la sous-préfecture, vit alors dans la maison familiale, un ancien café-restaurant, de ceux où l’on recevait les appels téléphoniques pour tous les voisins et leurs voisins aussi, qui a gardé la cour et le grand portail, le jardin, les hangars – où dorénavant nichent en paix des chouettes effraies – la distribution des pièces ; presque tout le reste désormais remisé aux greniers – notez le pluriel – on vous parle d’un temps que les moins de vingt, trente, et même quarante ans ne peuvent pas connaître. Certes, il reste dans les armoires du linge de maison, et dans les placards des assiettes et verres du temps du Café, mais aucun de ces appareils ménagers sans lesquels nous ne saurions même plus faire une vinaigrette ou fatiguer la salade n’encombre un plan de travail qui n’existe pas ; à quoi bon, la grande table suffit bien ! Le café dans l’ancien Café a le goût d’avant et les pierres de sucre (c’est ainsi que l’on disait n’est-ce pas, et plus joliment que les morceaux du même !) dans une boîte en fer avec couvercle, de la taille exacte du paquet acheté.

         Dans l’un des greniers de Marie, il fallait bien qu’il y eût un trésor, sinon l’histoire n’en vaudrait pas la peine, mais tarder aussi un peu est une technique de narration des plus élémentaires, contraindre ses effets, laisser venir. Certes, chacun pense qu’un trésor qui retiendrait mon attention à ce point, ne peut être que de papier. Bien ! et d’écriture. Encore bien ! donc de livres. Perdu ! de cahiers ? de correspondances ? de journal personnel ? rien, rien de tout cela. Depuis l’un de ses greniers, Marie descendit un jour au rez-de-chaussée des quantités de … menus. Menu : nom commun masculin, vous pouvez oublier l’adjectif, celui qui s’accorde en genre (grammatical) et en nombre avec le nom qu’il accompagne, ces menus n’étaient point menus, mais magnifiques, grandioses, touchants, émotionnants, émouvants, passionnants, oui, voilà, passionnants ! Concoctés pour des repas d’épousailles, parfois de fiançailles, par le grand-père et servis par la grand-mère de Marie, au début du 20ème siècle – le plus ancien revenu des soupentes (1902) tient en une dizaine de lignes sans compter les vins et se compose de Hors d’œuvre, Relevés, Entrées, Rôt, Entremets, Desserts, suivis de Café et Vins (dont Bordeaux-Champigny 1893). Aux Beurre – Crevettes – Radis plutôt modestes, répondent des Langoustes en Bellevue et Asperges en branches à la ligne des Entremets (oui, oui) qui achèvent l’ingestion des Galantine, Anguille, Pigeons, Faisans, Romsteack (sic) répartis en lignes intermédiaires aux appellations plus appétissantes les unes que les autres – truffée, salmis, béarnaise, des bois rôtis … Les temps n’étaient pas gourmands de sucre, Fruits et Gâteaux, cela suffisait pour desserts.

         Il y a là un véritable sujet de thèse pour sociologue-anthropologue-historien-gourmand-gourmet-gastronome-maître queux et autres amoureux des mots des mets. Le 6 Mai 1944 – tout le monde ignorait qu’un mois plus tard, jour pour jour … les heures n’étaient pas encore aux réjouissances ; pourtant, le 6 Mai 1944 réunit une famille pour un déjeuner de noces (les initiales entremêlées le disent) où les viandes et légumes n’étaient pas de rationnement, mais venaient tout droit du jardin, de la basse-cour et de l’étable sans le moindre doute. Outre un potage royal pour se mettre en bouche (on notera qu’il n’y a jamais dans ces repas, y compris les somptueux, indication d’un apéritif ; les vins – ici blancs et rouges ordinaires, bordeaux, seuls signes peut-être de la misère des temps – sont servis à table) une triple entrée (Poularde à la Ravigote – Escalopes de veau Mascotte – Grenadins Mireille) précède les Légumes sans autre indication, suivis d’Émincés de Veau ; un seul Rôt au nom réjouissant de Cherche Grain dont Marie me dit qu’il s’agit avec certitude d’un poulet ou l’un de ses cousins ; les Entremets et Desserts alignent Crème à la Vanille-Gâteaux Secs et Coupes de Fruits dont on voit ce qu’ils doivent aux produits qu’on dit aujourd’hui locaux, pour bien signifier qu’on dispose dorénavant de produits lointains. Mais il nous revient que Laurent Tailhade dans son Petit Bréviaire de la Gourmandise se plaignait déjà (rédigé en 1914, paru en 1919) que la gastronomie succombât aux impostures de la mode, et réclamait des bouillons sincères*. Cet honorable repas de mariage à la campagne, en pleine guerre et en zone occupée à cette date, n’a rien à envier à certaines pages de Colette qui, aux mêmes heures sombres, écrivait à ses petites fermières bretonnes qu’elles lui envoyassent à Paris, des colis avec poulets, pots de crème et beurre. Quelques mois plus tard – en Novembre – un menu de noces affichera du Pâté de campagne, du Céleri, certes Pompadour, et des Fruits au Sirop, ceux qui furent mis en conserve pendant l’été dans des grands bocaux de verre et remisés au cellier, peut-être au bûcher, avec les confitures, souvenance d’une page de Colette encore.

         Un Déjeuner du 14 Avril 1943 émeut par une attention délicate à l’orthographe des Assiettes Anglaise que notre époque écrirait assiettes anglaises par facilité et sans se préoccuper de ce qui s’y joue, lors qu’il s’agit d’assiettes garnies à la façon anglaise, c’est-à-dire de la charcuterie et des cornichons, ou comment on ruse avec l’ordinaire pour le rendre exotique et – qui sait ? – avec un parachutiste allié, pour le moins avec un comprenne-qui-pourra. Un ajout manuscrit signale que le Filet Mignon – là encore une majuscule signifiante eu égard à sa préparation et non une qualité de gentillesse d’un filet de bœuf – est servi avec du Saint-Émilion. Les grands crus sont encavés depuis longtemps et les temps des guerres autorisèrent qu’on se servît dans les réserves plus souvent qu’à son tour. Là aussi, relire Colette et comment elle raconte que les grands vins de la maisonnée furent protégés des Allemands dès la guerre de 1870 par sa mère**, et qu’elle put, petite fille, les goûter tous pour des plaisirs qui l’accompagnèrent toute sa vie. Au printemps 1939, avant la catastrophe, la Galantine de volaille est truffée, et la ligne des légumes porte l’indication de Gerbes de Libbys à l’Angevine. Libby est une marque de conserve outre-Atlantique, un Menu de Noël dans un restaurant parisien en 1937 (date de la création desdites conserves) affiche : Asperges Libby’s vinaigrette. Il est bien possible que les gerbes à l’angevine servies en 1939 fussent des asperges enconservées par la marque américaine et parvenues comme un signe de modernité dans le bocage de Marie. A moins qu’il ne s’agisse d’asperges de saison ramassées au jardin, ou d’asperges en bocal de l’année précédentes, rebaptisées Libbys pour faire bath ! Je laisse ouvertes toutes les hypothèses, j’ai oublié de demander à Marie. Il est certain en revanche qu’en ville dans ces années-là, la presse le dit, « la mode » est aux légumes crus – radis, céleri en branches – et aux crevettes, lesquels et lesquelles on retrouve dans de nombreux menus, ces dernières parfois précisées de Cherbourg, ce qui fait une trotte !

         Finissons par le premier nommé, le plus ancien, bientôt 120 ans d’âge, le Déjeuner du 21 Avril 1902 : mets de luxe à n’en pas douter (galantine truffée et langouste) côtoient les increvables crevettes et radis qui me rappellent, à l’instant même, que sur la table familiale – et je garantis que ce n’était pas dans ces décennies mais de très nombreuses décennies plus tard, il y avait toujours et immanquablement, pour le quotidien il est vrai non plus pour les cérémonies, radis et crevettes – grises de la Manche, du beurre pour accompagner. On ne s’en lasse pas, je parle des menus de Marie. Aussi faut-il en garder pour la bonne bouche, faire des repérages, retourner interroger la mémoire vive de Marie qui en connaît autant sur les mariages que sur les enterrements et chaque occupant de chaque tombe du cimetière, y compris ceux qu’elle n’a ni connus ni côtoyés, tant elle en a entendu des histoires, des potins, des commérages, tous parfaitement véridiques comme il se doit dans tous les bocages.

        

*cf archives, 14 sept. 2018 : l’Anarchisme est-il soluble dans l’assiette ? **Archives 7 février 2017 : La petite fille et les grands vins : « l’enterrer [le vin] est la première des préoccupations de sa mère à l’arrivée du soldat allemand en 1870. »        

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