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L’instant hamadryade

29 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Ils pourraient être vus n’importe où, pas vraiment n’importe quand.

Jamais totalement affranchis de la nostalgie des sonnets alexandrins-lamartiniens-hugoliens des récitations de l’enfance — les arbres y sont toujours jaunis et leurs cimes dépouillées, parfois les deux ensemble, une licence poétique — les arbres des mois qu’on dit par ailleurs en « r-e », les quatre derniers de l’an civil, me font une fascination permanente, seraient-ils — parfois il faut savoir le dire — semblables les uns aux autres, arrière-plans obligés d’un tableau répliqué ad infinitum. Je me demande soudain si la nature subit ou pratique l’éternel retour nietzschéen. La question s’envole sitôt qu’elle apparaît, les arbres, sans être toujours les mêmes, se suivent et se ressemblent sous les gris poisseux du crachat crachiné des bruines. J’en connais qui, pour moins, ferait une embardée et planterait les pneus de leur véhicule dans un talus glissant et gras.

Après plusieurs jours venteux-pluvieux-tempêtueux-tumultueux-ombrageux-coléreux-furieux-quinteux et autrement disgracieux, je ne parviens pas à oublier un gros pois jaune soleil, une flamboyante pastille, déposée par un pinceau d’enfant triomphateur involontaire de ses maladresses, au beau milieu du rien asphalté franchi sous un chiffonné de grisailles. En tout autre lieu il eut fallu faire demi-tour, ralentir, reculer, s’arrêter, que sais-je ? Depuis, l’arbuste ou l’arbrisseau, le point d’or entre-aperçu en contre-plongée de berges herbues, seul et victorieux et anonyme fugace des éléments courroucés autour de lui, l’arbuste apparu-disparu dans le même instant, l’arbrisseau, un éblouissement à lui seul, cherche en moi une écriture à la hauteur du petit séisme noémique dont il fut la cause. Seul le fond de ma rétine qui grignote jour après jour la partie abécédaire de mon cerveau pour mieux la guirlander, sait, tandis qu’elle déforme au bout de mes doigts détrempés par les eaux du ciel pendues aux souquenilles sales des nuées qui se traînent au sol, avec elle, l’écran infidèle des souvenances, il sait en silence de moi ce qui, passant par-là, se passa là :

 

l’or citron vert caméléon

d’un point  de braise

en ma mémoire

 

« ça cogne, ça tape, ça claque, ça broie, ça bat » *

24 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Pour Céline, tant merci.

 

Il y a des livres qu’on aimerait que tout le monde ait lus, c’est aussi simple que cela. Dès lors il n’y a pas de mots à la hauteur et si ma honte n’était pas si forte d’avoir manqué celui-ci en son temps, j’en tiendrais quand même une certaine rigueur à ceux qui se disent « professionnels des livres » mais ne lui ont pas tressé des milliers de couronnes de laurier à ne plus savoir qu’en dire**. Ces petits comptes étant posés, je me retrouve, quelques lignes plus loin – était-ce donc une ruse pour retarder la chose ? – au même point qu’à la première. Quand on connaît ma totale défaveur à l’égard des livreurs de livres contemporains – on dit parfois des auteurs – je ne crains de personne le soupçon de complaisance ou de facilité envers Guy Boley et son prodigieux Fils du feu. J’ai seulement un peu de mal à me jeter à l’eau, j’ai si peur d’en atténuer la flamme.

Une 4ème de couverture qui vous emporte en deux phrases et moins de sept lignes, n’est pas rédigée pour vous séduire à la manière des sophistes, quelques pirouettes et le tour est joué, non. Moins d’un dizain – un court extrait de la page 75 dans la collection Folio – me jeta en ce vaisseau embrasé ; la seule première phrase aurait suffi à me brûler tout entière : Marguerite-des-Oiseaux et maman ne sont plus désormais que deux grands sacs de larmes.

 

L’eau et le feu, les sourires et les pleurs, les bruits des coups à la forge et pas seulement, escarbilles, limailles et la corde à linge où jamais ne sèchent les yeux ni les chagrins, aucune place ni moment ni espace où se poser sans se cramer aux flammes de la tendresse pour les aimés, les absents, les présents, les morts et les vivants. Et pendant ce temps-là, le fil où pendre ses souffrances pour se consoler un peu, se balance au vent mauvais des souvenirs. Les mots tant frappés sur l’enclume d’une vie où rien ne va bien mais où tout ne va pas toujours très mal : Monsieur Lucien brillantiné, pommadé, huilé, parfumé, aux joues molles qu’il faut embrasser vaguement parce qu’il est un voisin poli et qu’on est un enfant ; Marguerite-des-Oiseaux, l’autre voisine au cul de percheronne qui accroche les draps, les jupons, les chaussettes, les décroche, les repend à chaque ligne, ses injures pour pinces à linge ; la grand-mère, ô ! la grand-mère, spécialiste de l’étêtage de grenouilles vivantes, un régal, si l’on ose, portrait goyesque où l’on ne sait pas, des sauteuses sautant du seau et sautillant dans la cour ou de celle qui les raccourcit d’expérience et sans émotion, où jeter son regard. Un livre où les histoires de chevaux font hennir de rire ceux qui les entendent et la description des lingeries culottières séchant au jardin, ceux qui les lisent, quand elles ne leur font pas rougir les yeux de retrouver, autrement écrite, une ballade des pendus pour des frères humains à jamais disparus mais pour toujours plus vivants que s’ils vivaient encore — je m’assieds sous le drap, juste à la verticale de mon petit frère qui sèche

Ce Fils du feu est un brasier qui nous brouit sans repos, c’est bien ainsi que durent ceux qui refusent de disparaître au seul prétexte qu’ils sont morts. Ce n’est pas suffisant, c’est même l’inverse. Plus on est mort pour certains esprits, pour certaines mémoires, plus on est vif. Ce fils du feu — le fils du forgeron — n’est-il pas aussi, n’est-il pas surtout le frère resté vivant de feu son petit frère pour l’éternité de cette vie sur terre. Heureusement, il y a Jacky le taiseux, le secret, le docile et le doux, Jacky que le feu de la forge a doté d’une beauté terrifiante et troublante, celui qui arrête son poing avant qu’il ne frappe, le coup eût-il été la seule réponse congrue attendue. Jacky, l’aide-forgeron qui allume le feu dans le corps et l’esprit de l’enfant un peu plus grand, tandis que, telle une morte-vivante, un pantin fantomatique, Marguerite-des-Oiseaux, la voisine elle aussi morte de la mort de son fils, est de tous les tableaux, surgit à toutes les scènes, parlant aux poules, au vent, aux murs et à la cantonade pour que son petit rentre manger la purée-jambon avant qu’elle ne refroidisse … on se prend à vouloir lui chapechuter à l’oreille qu’il y a belle lurette que le petit, à l’abri de toutes les faims pour toujours et de l’immensité de l’amour maternel, est bien plus froid encore que la purée qu’elle lui tend chaque jour, obstinément, par-delà son trépas.  

C’était aussi l’époque des Général de Gaulle en forme de tire-bouchon et bien d’autres objets – la vaisselle transparente en Pyrex – dont on se souvient parce qu’il y a longtemps qu’ils sont vissés en nos têtes qui en ont fait des souvenances, et non parce que c’était mieux avant. Avant, c’est-à-dire juste un peu après que Papa a démâté et maman éplorée est en train de naufrager à l’intérieur d’elle-même, on est entré dans ce qu’il convient d’appeler le progrès, les pinces à sucre et les bigoudis chauffants. Cette tonalité, de surette à mielleuse, aigre-douce, besaigre et tendre, est une diablerie, au sens où elle vous prend et vous tourneboule, au sens d’une attraction irrépressible, au sens d’un sortilège et d’un ensorcellement. Elle fait feu de tous mots, de tous sens, de tous sons, de toutes images, éclate dans notre rire ; elle nous prend par la rareté, par le commun, les échos, les rimes, surtout les rimes qui faseyent aux phrases telles les lingeries éléphantesques de Marguerite-des-Oiseaux au vent, portant des assonances intérieures, reprisées de temps à autre de quelque mot savant, rare, joli, joli, sans oublier les chatouilleries que font à nos cellules le passage furtif des connus oubliés …  Alors nous nous mettons à lire à haute voix et douce pour en saisir tous les balancements – aucun, aucun n’est un hasard – et bruire de plaisir : il ne faudra pas, plus tard,  nous demander de peindre des volcans fabuleux du cœur desquels jailliraient, en gerbes folles et bigarrées, des essaims de fées aux blonds cheveux soyeux et à la peau lactée, des elfes alucites aux ailes mordorées, des déesses graciles aux seins évaporés. Ces bonheurs en cascade bondissent de page en page, avec eux des trouvailles qui nous gratouillent les recoins de l’encéphale, où les noms de Marx, d’Hugo, de Georges Guétary, Cocteau ou Mariano … sont, pour toujours et avec tant d’autres, blottis. Et puis, et puis, mais qui s’en étonnera de ceux qui me lisent ? – et puis ce plaisir infini des listes de synonymes ou d’approchants, des nuancements, du nuancier, du même par l’autre. Ce pur plaisir d’écrire. Plaisir incommensurable, irréparable, constant voire grandissant, le plaisir tant de la découverte que celui de la recherche, le plaisir d’écrire autrement tout en n’écrivant pas autre chose, plaisir quasi tactile, l’argile des sons et du sens au bout des doigts. Guy Boley est un très grand à cette affaire-là. Il fut en d’autres vies – ceci donne peut-être la mesure de cela – acrobate, saltimbanque, funambule, cascadeur, et mille autres défis encore qui, alors qu’il y maîtrisait ses vertiges, se préparait à attiser les nôtres jusqu’à les incendier.

[*des premières lignes italiques avant le feu du texte. **on me dira qu’il reçut au moins six prix littéraires quand il parut en 2016 … je réponds que je ne parle pas de cela, qui ne dure qu’un jour, une saison, un temps que ce livre excède et surpasse.]

L'Extrait

18 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

- immense merci aux deux fées aux deux fois dix doigts (deux faits d’œufs foies dix d’oies) qui se reconnaîtront.

- brissettiennement vôtre à tous les uns et autres, surtout l’un des autres, il sait.

 

Quel mot ! usité dès lors qu’on emprunte à un texte une partie de son contenu pour le mettre en évidence — en bonne ou mauvaise part — il en représente alors, soit la citation exemplaire, soit l’abrégé qui fait récapitulation. Plusieurs extraits remarquables dont on veut faire un profit didactique mènent à l’élaboration d’une chrestomathie. Les manuels scolaires réservés à l’enseignement de la littérature en sont le prototype fade et insipide le plus souvent, qu’on peine parfois à distinguer d’une extraction, tant l’arrachage — à une œuvre indivisible par nature — de « morceaux » (mot qui donne autant dans le chiffon que dans le quignon) que l’on dit choisis s’apparente à un étal bonimenteur.  Au moins, piètre consolation sémantique, l’avulsion d’où ils proviennent justifie mollement que l’on doive préférer extraits de … plutôt que tirés de … contre lequel je m’insurge : on tire le cidre du tonneau, on extrait une partie d'un tout. 

Dans le cas de l’extrait de (l’acte de) naissance, il y a coup double. Véritable citation à comparaître à la vue du monde, la formule est redondante par essence, par naissance … on frôle la périssologie : « l’extrait de naissance » est le document par lequel nous pouvons lire – vidimus ? – que l’enfant ci-devant désigné bénéficie de la recon-naissance de ses contemporains et proches puisqu’extrait de sa condition prénatale, anonymat et clandestinité, par extrance. Tout le monde, aux époques désormais révolues, n’a pas eu cette chance, quelques-uns en furent spoliés par défaillances des services publics balbutiants, effervescences nationale, régionale ou locale, fouillis bureaucratique cantonal ou municipal et autres incuries humaines rien qu’humaines cumulées.

 

Il y a cent-quatre-vingt-six ans, 19 jours et quelques heures, Monsieur Letourneur, Maire en sa Mairie de La Sauvagère, département de l’Orne, rédigeait l’acte par lequel il recevait déclarée la naissance de Jean-Pierre Brisset. La preuve par l’encre et le papier, l’écriture, généreuse en majuscules, boucles et virages, y compris quelques menues pattes-de-mouches dans les jambages, attestant du remplissage de la plume en encre, par plongeon dans l’encrier – serait-ce la métaphore d’une grenouille dont le saut élastique natatoire suffit à gober quelques insectes vrombissants au-dessus d’une mare obscure ? Être brissettien dès le premier jour ou n’être pas, naître pas.

Toute naissance est une page blanche. A la quarantième d’un registre municipal de l’an Mil huit cent trente-sept, le nom de Jeanpierre Brisset fut écrit à « quatre heures du soir », à l’heure du goûter, pensè-je, lisant avec émotion et gratitude ce document parvenu jusqu’à moi par la double complicité d’un ange gardien des pommes et des grenouilles et d’une secrétaire de Mairie patiente et généreuse, on les embrasse.

L’écriture, descendant en pente douce et sans l’atteindre vers l’angle droit de la feuille, eut quelques ratés au démarrage : Jeanpierre Brisset y est, à l'extérieur du corps de texte copieusement raturé, ce qui fait deux insuccès pour commencer un destin ; nous éviterons une « mise en quarantaine » eu égard à la pagination du registre mais pas loin ; une dégradation c’est certain, un sabotage c’est bien vu, un loupage, une surcharge dans les biffures, assurément, qui finissent en broussailles, en breuil, en taillis, l’envie nous prend d’y chercher des mûres, des framboises ou des noisettes. Mais enfin, en fin, en faim et en gourmandise, Brisset vint, un peu tassé, un peu fripé, à l’heure du goûter, en margelle de vie et en marge de l’état civil. Sous son nom, la date du jour en raccourci, 30 - 8bre, pour rappeler qu’Octobre, le dixième mois de l’année, doit se ranger par l’œil et par l’oreille avec les labadens du huit, même à La Sauvagère, les chiffres avec les lettres sont intimes.

L’hésitation est visible, en revanche, quand il s’est agi de conjuguer le verbe « comparaître » au passé-composé : après avoir initié la première boucle d’un A majuscule et souple (« a comparu ») le geste s’arrête net pour fournir un point d’appui acceptable au E majuscule devenu en retour et en repentir, point d’équilibre et même centre de gravité par un petit pâté d’encre au croisement des deux intentions ; marie (sans majuscule) Guibé, est comparu (sic) !  Mais le repentir était erroné, pour paraître en l’Hôtel de Ville, il fallait bien que Marie Guibé eût comparu devant l’édile avec un bon auxiliaire, c’est la faute à Monsieur le Maire...

Dans ce nuage de solennité digne d’un prétoire, notons une vapeur de réminiscence religieuse : l’enfant, tel un Jésus au temple en son temps, fut présenté à l’édile. On s’étonne et inquiète que, né à onze heures du matin apprend-on un peu plus bas, on le mena cinq heures plus tard aux autorités pour attester, le voyant et l’écrivant – c’est donc bien un vidimus – de ses existence, sexe, filiation, nom, prénom et domicile. C’est toujours un peu rustique un avant-dernier jour d’octobre dans l’Orne, il peut y faire extrêmement frisquette, oui, oui, frisquette, c’est attesté dans les parlottes du coin, et absolument très humide. Les merveilleux nuages ne sont pas du jour tous les jours. Résumons l’extrait : Jean-Pierre Brisset, enregistré Jeanpierre Brisset, aussi Jean Pierre Brisset (ce qui fait deux prénoms séparés) dans le même document, d’un père fermier et d’une mère prénommée louise, sans majuscule, fut officiellement déclaré devant témoins, né ce jour dans le village les Noës Jean – un hameau ou un lieu-dit de nos jours – au Bois de Gestel – toujours planté là, à une embardée de la D 53 ou d’une autre.

Les discrets témoins de cette déclaration officielle de nativité normande, sont deux passementiers dont on ignore tout, sinon qu’ils ont déclaré ne savoir signer, ce qui revient à ne pas savoir écrire, conséquemment ne pas savoir lire. Monsieur le Maire aurait pu coucher n’importe qui, né et nu sur le papier, une menterie serait passée sans qu’ils la dénoncent. Et le fil aurait été tissé autrement, l’histoire passe entière et ment pour le dire à la Brisset, qui dans ses constructions verbales fait toujours la part belle à une légère claudication syntagmatique, son petit point de broderie. A l’époque, la région tout entière – autour de Domfront et La Ferté-Macé, lieu de décès de Brisset – vivait aux rythme et cadence des métiers textiles, aux deux sens du terme. Les passementiers et les passementières étaient légion ; le mot et l’activité ne bénéficiaient pas de la révérence actuelle pour les artisanats de haut vol, de beau lignage aussi de luxe auxquels nous la rapportons, toute d’or et de soie pour inventer brandebourgs, cordons et galons précieux. Les établissements spécialisés – coutils, draps, treillis, bretelles, mèches pour lampes – et ceux de blanchiment ou de teintures – il y a une rue de la Teinture à la Ferté-Macé – depuis le 16ème siècle, leur point d’orgue au 19ème, représentaient le tout ou presque de l’activité commerçante puis industrielle, partant, les emplois sans gloire. On était passementier ou fermier.

Après lecture faite, Jean-Pierre Brisset, devenu officiellement nouveau citoyen de la Sauvagère – près le bois de Gestel – et du monde, se mit en chemins – creux et même de fer où il s’employa un peu. Discret et silencieux jusqu’à l’abnégation, cet ornemaniste des mots unique en son projet autant qu’en sa manière – surtout, surtout, ne pas le réduire à un fantaisiste mélancolique, ni un faiseur de calembours ! – nous séduit un jour pour toujours, cette raison-là et ses façons, toutes tissées, nouées, tramées, cousues, brochées : pour seuls outils, les quelques lettres de notre alphabet, dont il fit un monde.

Analecta, varia et autres spicilèges (2)

13 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

 

Il faut bien que toutes les horreurs du monde enfantent des printemps si nous voulons durer au-delà du chagrin.

Guy Boley – Fils du feu

*

Dans mes lectures pérégrines et constantes de Ponge les plus récentes, je rencontre, troublée par mille vibrations, l’expression flocon de plume qui doit résonner auprès de quelques-uns ici*, et vérifie ce que je dis plus bas **

*Ce beau silence de flocons et de plumes

*

Le mot « couple » dont le genre grammatical masculin pourrait offenser – chacun mettra le nom qu’il faut en complément direct de ce verbe – est pourtant bien plus subtil. S’il est appliqué à un binôme accidentellement réuni (sans raison obligée de « faire couple » en quelque sorte) son genre grammatical est alors féminin ; nous devrions dire « une couple d’imbéciles » (encore que… parfois !) ; « une couple de livres, de maisons, de documents … » on peut convenir que, dorénavant, on dit plutôt une « paire » ou tout simplement « deux ». Ce n’est pas tant pour l’usage présent qu’il faut le rappeler, mais, au cas où, lisant un texte qui respecte cette règle, on ne crie pas à la coquille … pour « une couple d’œufs. »

Mon mauvais esprit avéré (pour certains), mon parti pris de jouer avec les mots (pour les autres, mes préférés) me font poser cette question : faut-il dire une couple de couples, voire, une couple jeune mariée …

*

Le mot « période » est quasi de même farine puisque, de genre grammatical féminin, il acquiert le masculin quand il désigne non plus une durée, mais un point d’arrivée, métaphoriquement le plus souvent. On devrait dire, par exemple, que « tel écrivain est parvenu au dernier période de ses talents », ou que « dans l’administration française, nous sommes désormais au plus haut période du crétinisme langagier. »

*

Devant Le Penseur d’Auguste Rodin, Jean-Pierre Brisset aurait dit :

« Il n’est pas nécessaire d’être nu pour penser »

Le trait, qu’il soit authentique ou prêté à l’écrivain follement génial, n’est pas l’expression d’une ironie de passage. Il n’y a rien ni personne de plus sérieux que Jean-Pierre Brisset, ses constructions anthropologiques et ses inventions verbales si logiquement farfelues. Au pied de la statue, pour ne pas dire au pied de la lettre, il faut imaginer Brisset solennel et sincère.

*

         Dans Le Beau Navire de Baudelaire il y a Le Bateau ivre de Rimbaud : toutes les lettres du second sont à bord du premier ; mais, pour que le bateau ne tanguât pas au point de disparaître, il fallut cependant en son centre lui planter un « t » qui, tel un tin, le tint tout droit.

*

J’ai vérifié, j’ai déjà cité cette cruelle vérité signée de Valéry – Cahiers II (Pléiade p. 1208) ; mais le constat, hélas, se renouvelant plus vite que les saisons, je ne résiste pas :

« Il est des êtres qui ne peuvent exister et subsister que par la négation d’autres êtres. (…) On les connaît à la nullité de leurs travaux positifs. » 

*

**Les majuscules, « ces escaliers glissants » - Yourcenar. Il y a comme ça, des formulations qu’on jalouse de ne les avoir pas trouvées soi-même. Mais cette jalousie n’est point pécher ; elle laisse passer le rai de lumière qui, silencieux et puissamment se déplace dans notre cerveau et s’acoquine à d’autres jusqu’à revenir et commencer de remplir, autrement, une page vide.

*

André Baillon - 1875 – 1932 (déjà in Analecta etc. 17 sept. 2023) En Sabots : du forgeron, prénommé Léonard : « Quelque fois au-dessus du brasier sa face apparaît, rouge et nette, avec des yeux qui clignotent et sa barbe remplie de lumière. On voudrait emporter ce Rembrandt pour son mur. » Ce qui ne peut que nous émouvoir, nous, inconditionnels lecteurs de Fils du feu de Guy Boley (en clins d’œil appuyés et hommages à venir).

*

Quand Jean Clair se souvient de son cinquième séjour à Cerisy Cerisy-la-Salle (50)depuis 1967, ce n’est pas parce qu’il y a rencontré une concentration élevée de matière grise au cm2 de parquet et de lambris – ce qui est souvent le cas, mais pour le paysage qui se déroule doucement devant le château.

Les vaches comme des jouets de bois dans un décor, les haies telles celles des tableaux du xv siècle flamand ou vénitien, le bocage (qui) commence à se miter et à s’altérer. Il se plaint, à juste titre, que des épicéas, ces arbres stupides et sombres, qui font du mauvais bois de pauvre, aient remplacé hêtres, platanes et châtaigniers, et lucidement envisage qu’un jour on leur ajoutera des guirlandes qu’on allumera les soirs d’été, pour faire un peu festif, in Lait noir de l’aube p 170-171, des lignes qui réveillent de puissants souvenirs en moi.

Cerisy est toute la Normandie savante et bucolique à souhait. A quelques lieues à peine de Saint-Denis-le Gast où naquit Saint-Evremond. J’y passai, il y a des lustres et des lunes, des heures et journées magnifiques et studieuses pour un Colloque à lui consacré.

*

On prétend que Gide avait fait sienne cette maxime : « Le sage est celui qui s’étonne de tout. » ; pour ma part j’ai déjà lu cela chez Aristote, mais passons ... Inversons la logique : qui ne s’étonne de rien n’a point atteint la sagesse ! Plussoyons, plussoyons, d’autant que « ne s’étonner de rien » est pour certains, le summum de l’art de vivre … tranquilles ! peu leur chaut de confondre « sagesse » et neutralité, abstention et indifférence. La Sagesse n’a rien à voir avec cette passivité sans engagement – et si confortable ! démentie par l’histoire de tant de turbulents qui eurent raison de bousculer ceux qui ne s’étonnent jamais de rien et de se bousculer eux-mêmes.

*

Le nuage - Francis Ponge – Lyres.

Un linon humide et glacé flotte, dénoué du

front qu’il sereina,

Où la transpiration a perlé …

Par mille étoiles.

 

Ainsi, lorsqu’il va fondre, bouge, et conçoit

une molle chasse

Tout un bloc de cristaux plumeux.

     *       

Il avait le compas dans l’œil : ce que dit (écrivit) Vasari de Michel-Ange, avec une parfaite acuité et un inespéré succès. Depuis, la formule a fait florès mais, coupée de sa racine, elle s’est asséchée.

*

Jean Clair, oui, encore, citant La Rochefoucauld : « ceux qui s’appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes. » Cela paraît cinglant, mais … à y bien regarder …

         *

Ajouter à la liste des confusions courantes : unicité pour unité, véracité pour vérité. Surtout, ne jamais cesser de s’offusquer – tandis qu’on vous invite charitablement « à ne plus [vous]étonner de rien ! » et pratiquer une tolérance qui rime avec l’inappétance, puis l’ignorance. J’allonge la liste des récentes trouvailles – toujours dans la presse, bien sûr : il est grand temps de faire la sociologie de la société ! et prévenir les intrusions avant même qu’elles n’aient lieu !

Je préconise l’instauration d’une journée mondiale de lutte contre les pléonasmes.

Ben quoi ?

*

Jacques Aramburu Par les ciels noués aux ciels – édit. Cheyne – 2022

 

Prends dans tes mains

le petit bruit

des bêtes à l’aube

 

pour oindre ton corps

*

Depuis un site d’informations à leur attention les enseignants ont « reçu une lettre signée du ministre sur leur boîte mail » : il vaut certainement mieux recevoir une lettre dans que sur une boîte dédiée, laquelle est dorénavant qualifiée de « mail »  - nom devenu adjectif, au même titre que postale mais invariable, notons-le ; l’ignare de service appartient à l’Éducation nationale, il transmet avec les informations indispensables, fautes d’orthographe et de grammaire à tire-larigot – cette dernière expression, juste pour la dépoussiérer, inusitée est-elle surtout à l’écrit … Il eut été suffisant et surtout correct d’écrire « reçu, par courriel – ou par courrier électronique – une lettre signée du ministre ». Mais le Ministre n’est pas en reste puisque dans ladite correspondance à ses agents-fonctionnaires, il fait part des « ajustements retenus sur le calendrier des épreuves » !

*

D’abord repérée dans le Marais poitevin, l’écrevisse de Louisiane a peu à peu colonisé le reste du département. Est-ce vraiment une bonne nouvelle ?

*

Stendhal, à propos de la voûte de la Chapelle Sixtine (dans son Histoire de la peinture en Italie, « Autour de Michel-Ange ») :

Sans doute il y a trop de peinture. Chacun des tableaux ferait un effet centuple s’il était isolé au milieu d’un plafond de couleur sombre. C’était le début d’une passion. On retrouve le même défaut dans les loges de Raphaël et dans les chambres du Vatican.

Ce trop de peinture résonne comme le bien trop de notes par quoi l’empereur Joseph II accueillit l’Enlèvement au Sérail de Mozart auquel il venait d’assister, réplique archi connue, dont on oublie parfois le commencement : trop beau pour nos oreilles, qui transforme le défaut d’abondance – si l’on peut dire – en éloge du génie. (1782 pour Mozart ; 1817 pour Stendhal ; 16ème siècle pour Michel-Ange).

*

Le Colette, de Julia Kristeva – repris il y a peu, lu il y a un peu plus que peu - un livre d’une rare puissance, brillantissime, intelligent, qui ne tombe pas dans les platitudes sentimentales habituellement réservées à celle dont la souveraine écriture plénière l’emporte sur toute autre considération.

*

Tous les raccourcis ne sont pas des réussites. Si l’on vous parle du Sac de Rome, assurez-vous qu’en face on ne pense pas aux boutiques de maroquinerie de luxe de la Via Condotti, ou de la vilaine petite sacoche de toile aux couleurs de la Ville, marchandée sur un trottoir … 

Les deux infinis pascaliens

9 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Nous n’aurions jamais dû nous éberluer d’apprendre que tout ce qui existe est composé d’atomes – ces petites particules de matière, insécables à l’échelle de la physique des Grecs antéplatoniciens qui l’avaient déjà compris, démontré et écrit ; mais, qu’à l’intérieur de ces corpuscules il y a plus petit encore, nous a stupéfiés ; puis, savoir que des électrons s’y déplacent fut aussi déroutant ; et comment ils le font, resta un mystère – pour les mystiques – une énigme pour les rationnels – une difficulté à résoudre pour les scientifiques – et l’un des étonnements les plus  bouleversants et tenaces pour le philosophe. Or voilà que la mesure des choses se conçoit dorénavant en attoseconde – ce qui valut à trois chercheurs, le prix Nobel de physique 2023 –. « Une attoseconde est si courte qu’il y en a autant en une seconde qu’il y a eu de secondes depuis la naissance de l’univers. » Je ne sais pas vous, mais moi je reste coite, béate, muette, pantoise, toute bée et baba et sotte, tant interdite devant l’infiniment grand que l’infiniment petit. Et je me souviens alors des Cent mille milliards de poèmes* de Raymond Queneau – soit 10 14 – dont l’ensemble des combinaisons possibles pour chaque vers de chacun des dix sonnets découpé un à un est exponentiel, ce qui explique ce résultat. Mais ce n’est pas tout : posons qu’il faille 45 secondes pour la lecture d’un sonnet, et comme chaque sonnet est découpé vers par vers, 15 s pour accorder chaque volet de chacun des sonnets à chacun des 14 vers des 9 autres, il faut – à raison de 8 h par jour et 200 jours par an – un million de siècles de lecture, voire plus si vous n’êtes pas très rapide – si vous y sacrifiez vos samedis, dimanches, jours fériés et autres passe-temps et prenez 365 jours à temps plein, c’est 190 258  751  (on dirait un n° de Sécurité Sociale) années qu’il vous faudra, quelques plombes et quelques broquilles, ajoute Queneau qui a fait ce calcul pour nous et que je remercie posthumément pour ces broquilles, dont je me suis longtemps demandée où j’allais pouvoir relire ce joli mot olla-podrida – et pas  « mot-valise » dont le même — amateur fou d’huîtres, mais ça n’a rien à voir — fut l’inventeur dorénavant fâché post-mortem qu’il soit usité n’importe comment à contre-emploi.

*Gallimard, 1961. La Postface de François Le Lionnais n’est pas facultative …

« la langue, celle de France, fille aînée des roses de Ronsard » *

2 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Quand monsieurtoutlemonde se moque comme de son premier bouton de guêtre des batailles qu’il ne mène pas parce qu’il n’en a saisi ni les conséquences ni la profondeur pour lui, il faut bien que d’autres prennent les armes et brûlent leur énergie pour tous. Il ne fait pas bon être de ceux qui vont à contre-courant de monsieurtoutlemonde en osant se mêler du cours (normal) des choses pour dire que le cours (normal) des choses ne va pas comme il faut et vouloir redresser ce qui part de travers et même dans tous les sens. Monsieurtoutlemonde ne sait pas qu’il vit d’un trésor qu’il est en train de dilapider.

Il y a des barouds qui font plus de barouf, c’est vrai. Les éboulements sont plus bruyants que les érosions mais ça finit pourtant de la même façon. Ce bagou n’est point mystère ni camouflage : l’allusion, l’allégorie, la métaphore, le demi-mot, sont autant de nuances que la pratique déliquescente et corrompue de la langue française, notre bien commun, a supprimées, torpillées, au profit d’un asséchement  qualifié haut et fort par monsieurtoutlemonde de pragmatique — un adjectif oublieux de ses origines qui recouvrent le champ tout entier  des « affaires », de l’embarras voire des ennuis ; parfois des ouvrages de l’esprit ; sans rechigner au commerce pourvu qu’on y apporte de l’application. Aussi, parlons net et retombons à ce qui nous soucie : L’avenir de la langue française laquelle trouve pour sa défense d’authentiques chevaliers et savants qui jamais ne se lassent, sans crainte des reproches.

Le 15 novembre 2022 – il y a bientôt un an – un colloque au titre éponyme invita quatre d’entre eux afin que fussent, une fois encore une fois de plus, prononcées des paroles que les francophones déserteurs de leur langue doivent entendre. Si l’auditeur, ou dorénavant le lecteur des Actes dudit colloque, devait tirer un seul fil de ces propos si riches et complémentaires — le philosophico-politique de pointe, l’officiel engagé, l’élu concerné agissant, l’historien d’art impliqué, le tout sans exclusive ni domaine réservé bien sûr — ce serait le constat du désamour dont pâtit la langue française de la part de ceux-là qui la reçurent en onction de naissance et partage d’existence. Il ne s’agit pas de déclarations tonitruantes d’aversion non, non ! mais d’une lente et inexorable dégradation par manque de soins, de respect et/ou par indifférence. Autant de blessures infligées à notre langue, pourtant l’objet du désir et du choix de tant d’écrivains, de poètes, d’intellectuels, nés dans une autre.

Par ordre de passage, les interventions d’Alain Borer**, Paul de Sinety**, Mickaël Vallet**, Gérard Teulière**, eurent ceci de remarquable qu’en déployant chacune sa partition, elles ont construit un tutti harmonieux  hélas ! par le constat, l’urgence, l’ampleur de la catastrophe, en quoi l’on prend conscience que tout le monde est un monsieurtoutlemonde, comprenons cela d’essentiel : que les plus hautes et les plus qualifiées, aussi les plus responsables instances de la société française—dirigeants, gouvernants, représentants, chefs, administrateurs, ministres, présidents, sous-chefs, supérieurs et leurs inférieurs — ont provoqué, pour ne l’avoir pas empêchée ou pour y contribuer activement, la dégradation de la langue française.

L’un de ces défenseurs, plaideurs, sentinelles pourrait (nous) sembler un peu moins désespéré, l’autre plus près de réalités ordinaires, un troisième aussi triste que fâché, un dernier quasi découragé – dans le désordre – ; il aurait suffi de dérouler sêchement le triste cortège des manquements, du sabotage, de l’abandon du français dans les institutions internationales et dans la haute administration française, (on apprend que dans certains de nos ministères, des réunions se tiennent en anglais !). Certes, les Alliances françaises et autres Instituts remarquables aux buts tant diplomatiques que culturels font de la France une quasi exception mondiale ; certes, par eux la francophonie a une « réserve » non négligeable de futurs francophones, nous dit-on ; l’apprentissage du français hors de France se porterait plutôt bien, entraînant par effet de courroie, de possibles enjeux économiques – l’euphémisation prudente des affirmations n’échappe pas aux oreilles affûtées, lesquelles savent reconnaître qu’il faut une carapace à toute épreuve du découragement quand on tient de main de maître les commandes de ces organismes ; il en va de la déontologie des délégations que l’on exerce – cet espoir, je l’ai chevillé au corps – alors, on croit au-delà de tout les mots et les témoignages que Paul de Sinety rapporte, cet homme si courtois, distingué et précieux là où il est, mais qui demande à ses auditeurs de lui accorder au moins deux raisons d’espérer quant à l’avenir de notre langue. Preuves involontaires que cela ne va pas de soi ! en appeler à l’espoir n’est-ce pas avouer en creux qu’il a déjà filé … et pourtant nous savons la détermination de Paul de Sinety inébranlable et nous savons que tout ce qu’il dit est vrai et juste, parce que tout ce qu’il dit existe. Mais tout ce qui existe qu’il dit, est-il le tout ?

A chaque instant la réalité que l’on appelle vécue pour l’opposer à celle que nous désirons, nous rappelle l’autre versant de la question de l’avenir de la langue française, celui de sa destruction, non plus par la diminution de ses locuteurs dans le monde, mais par les attaques qu’elle subit de l’intérieur, qui sont d’une autre nature. Faut-il être maire puis sénateur absolument résolu à mener cette lutte pied à pied, centimètre par centimètre – combien sont-ils de ce bois-là ? – pour que les choses avancent i.e pour que le « globish » recule ? On est loin, très loin, de plus en plus loin d’Etiemble (Parlez-vous franglais ? des constats qui, un demi-siècle plus tard, n’ont eu, finalement, aucun effet). Mais une anecdote édifiante pourrait bien ramener l’essentiel au centre du village. Quand Monsieur le Maire en sa qualité d’édile, conditionna l’autorisation de stationnement d’un camion sur le domaine public de sa petite commune, au changement de son nom – la firme française Orange l’ayant appelé Orange Truck – Monsieur le Maire obtint gain de cause. Il le raconte en personne, sénateur devenu, conférencier ce jour, non pour la gloriole mais pour la valeur d’exemple, ce qui peut s’appeler un apologue ou devenir une allégorie. Mickaël Vallet, protagoniste narrateur, dorénavant élu de la République et à ce titre co-élaborateur des lois, est convaincu que l’avenir de la langue française est une question politique aux sens de législatif, éducatif, social … chacun de ces termes débordant sur les autres. L’historiette vraie ne changea pas le cours des choses du monde de la langue française, mais montre – le présent atemporel pour l’espoir – qu’il y a, comme on dit dorénavant, des leviers pour agir. Cela s’appelle la volonté politique, elle doit s’imposer devant l’indifférence individuelle. Or, que constatons-nous ? Qu’au mieux elle est faible, qu’au vrai elle n’existe pas, qu’au pire elle contredit ce qu’elle promet. Les illustrations sont légion, quotidiennes, désespérantes tant sur le plan du remplacement chronique de mots français existant par des expressions ridiculement bricolées à partir d’un faux anglais, que celui de la fréquence grandissante des fautes de grammaire et de vocabulaire dans la pratique du français ; bien sûr, les deux défauts s’additionnent.

Aucun pays n’est — ne fut ? —soucieux comme le nôtre du rayonnement de sa langue dans le monde ; cela porte même un nom, unique lui aussi, la francophonie, qui ne se mesure pas au nombre des locuteurs, mais à l’amplitude de ses usages et de ses influences, en quoi le fait est largement antérieur au mot d’une part, et d’autre part s’est modifié dans le courant du XXème siècle, dans ses formes, voire dans ses combats, ce qui la dote, avec une assise juridique solide, d’une dimension politique mondiale (O.I.F) qu’il est impossible de détailler ici, ce que fit de manière très précise et instructive Gérard Teulière. Pour autant, la situation se ternit. Certes, la langue française est présente sur tous les continents sous des formes ou des statuts très variés, mais sur le sien en particulier — l’Europe — la dégringolade est patente et inquiétante. Le français, langue de l’un des pays fondateurs de l’Union, n’est plus parlé et écrit qu’à la marge dans les institutions européennes y compris entre les fonctionnaires compatriotes. Gérard Teulière explique cela de manière très précise. Mais il aborde, bien qu’en des termes différents, une question qu’Alain Borer en début de colloque avait longuement développée, et l’appelle la question de la norme. L’usage permanent et à tout propos de l’anglais dans les questions traitées, nous soumet de facto à des normes que nous ne pouvons qu’accepter, alors qu’elles sont édictées par des indices bibliométriques (nord-américains) susceptibles d’orienter la recherche et d’en contrôler la production. On ne pourra pas en dire plus en le disant autrement. La remarque convient aussi, hélas, aux médias, et à tout ce qui, dorénavant, est modelé, quelle qu’en soit la forme, dans ces approximations, adaptations, y compris traductions. Il y a urgence, au sens médical du terme. Si rien n’est fait – après les paroles et les promesses officielles qui s’amoncellent à tel point qu’elles s’effondrent sous le poids de leur propre vacuité – la langue française, devenue trop faible par un déficit d’offre, ne sera plus ni demandée ni jugée nécessaire sur le plan international, avec pour conséquence puisqu’elle ne sera plus désirée, la chute inévitable de son apprentissage choisi, ou parfois encore imposé à l’étranger (cela a déjà commencé dans certains pays qui l’ont abandonnée comme langue officielle ou 1ère lange étrangère au profit de l’anglais) apportant avec une amplitude forcément supérieure, les effets déjà constatés … et c’est aussi comme cela qu’une langue (se) meurt.  

 

La première communication de ce colloque fut, dans la courte présentation qu’en fit Marie-Françoise Bechtel sa présidente, marquée du sceau de la sympathie, un mot qui rappelle que le partage de nos enthousiasmes – qui sont passions joyeuses et positives – nous incline à réagir ; quand une idée foudro[ie] par son évidence, on ne la confisque ni la séquestre, on la partage, propage, divulgue, publie, répand.

La langue française n’est pas avare de qualités uniques. Le vidimus –– jamais proposé ni même évoqué par quelques linguistes ou philologues patentés de tous les bords et de tous les médias – est le joli mot, venu depuis le Moyen-Age, qui signale que l’écrit contrôle l’oral. Cette particularité intrinsèque à la langue française, Alain Borer dont nous savons la générosité et le désintéressement au service de cette cause, en a fait plus d’une fois la brillante démonstration. Que l’on se rapporte à ses travaux, qu’on lise le texte (ou les extraits pour les pressés) de sa conférence. Par le vidimus – ce moyen puissant, précis et précieux, qui requiert la maîtrise non contestée de la grammaire dont on s’étonne que même ceux qui n’en refusent pas le principe n’en relèvent pas le caractère apodictique – ; par le vidimus – qui n’a pas (forcément) besoin de papier ni de crayon mais d’un cerveau aussi agile dans la connaissance précoce et définitive des règles de la langue par apprentissage intelligent et rigoureux, qu’un sous-marinier dans les hauts fonds océaniens ; par le vidimus, nous savons si et que l’on nous dit mentaux et non manteaux, il mange ou ils mangent, devenir coi ou quoi ; nos neurones, s’ils furent bien éduqués à cette gymnastique, travaillent le plus souvent en orbite et ne recourent à une délibération active que dans certains cas. Ces hésitations plastiques engendrent aussi de belles trouvailles, l’esthétique structure la langue française dit Alain Borer après qu’il a développé ce qu’il entend faire entendre par la Louisianisation, son premier point qu’il est présomptueux de reprendre en quelques mots. Mais, soyons hardis dans la prudence :  nous voici à l’extrême pointe avancée de la disparition de la langue française, tout comme La francophonie a disparu de la Louisiane qui devient l’apostume inversé d’une tumeur maligne invisible et irréversible. Sachons que L’anglicisation intégrale de tous les domaines de la vie publique – et nos conversations privées et ordinaires, bien plus que nous ne le croyons tant nous sautons sur les expressions les plus moches pourvu qu’elles aient une consonnance anglo-saxonne – modifie profondément nos conceptions et visions du monde – les idéalisations collectives inconscientes propres à chaque langue. Le désastre – car c’est un désastre civilisationnel – trouve l’une de ses causes dans la conception instrumentaliste de la langue, une erreur profonde mais bien visible dans les réalités économiques, consuméristes et financières ; scientifiques aussi, elles obligent à adopter le point de vue anglophone de la recherche ; diplomatiques et politiques qui ignorent de plus en plus les nuances singulières du français qui fut pendant des siècles l’ambassadeur le mieux adapté pour les délibérations et résolutions de conflits internationaux ; mais surtout et bien plus insidieuses car invisibles et indolores sauf à qui n’a au cœur [d’autre] tourment que celui de la langue, dans les pratiques les plus simples qui, parce des mots anglais ou prétendus tels nous viennent sans qu’on y pense ( !), ont fait du français une « langue de seconde zone ». Les exemples et illustrations des attaques concertées, organisées, approuvées contre la langue française, dans l’intervention d’Alain Borer, sont nombreuses, nominatives, datées, documentées. Mais, l’exemple venant d’en haut, il ne ménage pas ses coups d’abord contre les élites – les politiques, tous confondus quelle que soit la couleur de leur écharpe, qui en prennent pour leur grade, lequel est défavorablement dégradé. Leur irresponsabilité, leur cécité, leurs ignorances, leurs dénis, leur mépris, voire leurs attaques ont fait de la langue française un champ de ruines, nonobstant la reconstruction d’un château*** pour la muséifier …

* Christian Bobin à Alain Borer – correspondance privée.**Alain Borer : De quel amour blessée, réflexions sur la langue française, Gallimard, 2014, vient d’être réédité, « Speak white ! » Tract Gallimard, 2019. Poète, essayiste et critique d’art, écrivain voyageur, spécialiste d’Arthur Rimbaud, professeur à l’école supérieure des Beaux-Arts de Tours jusqu’en 2014, professeur invité à Los Angeles (USC, University of Southern California) depuis 2005 ; Président national du Printemps des poètes, Président de l’Association internationale des Amis de Rimbaud, ainsi que du Grand Prix de Poésie Robert Ganzo (Fondation de France). ** Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture, responsable du Commissariat général de l’exposition permanente sur la langue française, pour le projet de Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts.** Mickaël Vallet, sénateur de la Charente-Maritime, ancien maire de Marennes-Hiers-Brouage. ** Gérard Teulière, historien de l’art, universitaire, ancien directeur de l’Institut français de Valence. ***laquelle – tout le monde a reconnu le lieu – n’était pas achevée à la date de ce colloque.

d’une aube l’autre,

26 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

cette fatigue immense

qui me prend dans ses bras

 

*

les arcades de la place

 soulignent leur regard

d’un joli trait de roses

*

les yeux au ciel

mes pieds patouillent

dedans leurs souliers crevés

je pluie toute l’eau du monde

*

un indécelable silence m’étreint

enlace mon non

à l’entour de mon cou

        *       

savez-vous

que les mots tus

font double jeu

*

l’île à l’heure frémissante

où le soleil s’enflamme

étend son désir fou

à fleur de peau de l’eau

*

l’enfant

attache des cils au soleil

son pinceau jaune

les farde de guingois

*

le sable mouillé

voit le monde à l’envers

depuis le centre de la terre

 

*

dans la fraction d’une seule nuit

cent morceaux de rêves à angles droits

bondissent

heurtant les ressorts

tic-tac-tic-tac

de l’horloge monotone

*

sur le sol gisait

le goût de nos amours gelées

ambres devenues ombres

repliées sous les branches

d’une forêt abstruse

*

un centon de plis de fronces

porté dans l’air

par une plume d’aronde

plus stable que le monde

 

draperie repoussée

petits points rouges cachottiers

 

*

je vais

promenant mon temps

courir derrière le troupeau des mots

je naufrage

par les vents mauvais malaxée

hier c’était encore l’hiVer

tout glissant de verglas au mitan de son nom

 

*

le cloître est toujours au soleil

même quand le ciel est gris

au pied de l’olivier

trop jeune et fragile des nudités d’hiver

 

*

 

le tambour lourd des tourterelles

déroule le long des pétales roses

ses ongles

aux doigts du poète

Au menu, salade de broquillettes à l’ancienne.

20 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

Précédée d’une entrée exotique rafraîchissante :

 

Rapporté par l’ami bouquiniste, cet irrésistible et authentique trait : une dame, inconnue de lui, pénètre en son échoppe emplie comme un œuf dur et comme il se doit de milliers de volumes. Les espaces libérés pour circuler sont étroits entre les murs, les étals, tables et tablettes, présentoirs et piles tous recouverts, mais on passe et découvre, ou retrouve, ou savoure, on saisit, repose, on feuillette, on bavarde… on prend son temps et des livres plus que de raison, et le café.

D’un pas franc et assuré, la dame-inconnue-qui-vient-d’entrer, entreprend une visite non guidée, avançant d’un pas carré en claquant des talons devant des étagères surchargées, tournant aux angles, reprenant son labyrinthique itinéraire mais pas son souffle, et ressort à peine quelques minutes plus tard, lâchant, en refranchissant le seuil dans un soupir de souffrance, ces mots immémorables : « Ouf ! ça fait mal à la tête ! ».

  Si dédale, le nom commun, a pris la poussière au fil des siècles — pas facile de balayer dans les coins surtout à ciel ouvert — lui rendre un nom propre et lui refaire le portrait de temps en temps ne serait pas inutile, et prendre un assistant qui ne compte pas ses efforts non plus, ni ses initiatives personnelles : son imagination est prolifique, ses travaux aussi. Il nous est donc très sympathique et le sollicitons assez fréquemment pour des missions courtes, des contrats déterminés par nos intuitions personnelles, des opérations temporaires et précises. Nous avons nommé Diodore de Sicile.

Mais dédale. Le glissement de son nom du propre au figuré, passé aux oubliettes de l’histoire labyrinthique des vocables, mérite un petit coup de plumeau et la remise en place de quelques palmes portées par tous les vents chauds et méditerranéens de notre collective et imprécise mémoire. Dédale, selon Diodore notre compagnon le plus infidèle et le plus précieux pour les histoires du soir, Dédale savait tout faire, nous l’avons oublié. Artisan né, ingénieux ingénieur, sculpteur, architecte, astucieux, débrouillard, qu’on a cru le premier concepteur du piège où se casser les dents — à part quelques redoutables labyrinthodontes dont on n’a pas le moindre souvenir. Selon Diodore (i, cxvii) il aurait imité une structure déjà élaborée par les Égyptiens bien avant le règne du crétois Minos. Diodore en profite pour rappeler qu’il vit lui-même des vestiges dédaléens en terre bien-aimée de Sicile, ainsi des bains de vapeur actionnés par un système hydraulique à Sélinonte ; l’agrandissement du sanctuaire d’Aphrodite à Éryx, petite ville bâtie sur un promontoire, une sculpture de bélier d’or pour la même en la même cité, la kolumbêthra de Mégare ; l’imprenable forteresse de Kamicos – pour le roi Kodalos ; ce qui autorise à nommer daidalea (Δαιδαλεοζ, α) l’ensemble des ouvrages d’art, pas seulement les siciliens, que l’on doit au père d’Icare, le plongeur apothéotique.

Nous ne ferons pas la fine bouche : nous ne sommes pas Horace qui, dans son Art poétique grommelle contre les radotages d’Homère, car il ne radote ni ne rabâche, il pratique l’épiclèse, πίκλησις /epíklêsis : adjoindre une épithète au nom d’une divinité —ou plusieurs successivement mais non simultanément — qui va lui coller à la peau – un peu comme, à tous les coups, Le gentleman cambrioleur désigne Arsène Lupin. Loin d’être des faiblesses, les épiclèses sont — pour un récit qui pendant très longtemps ne sera pas lu mais récité, chanté — des balises pour charpenter le tout, favoriser une rythmique, une métrique cadencée, saccadée, pour soutenir l’attention. Horace, des siècles plus tard, se plaint que bonus dormitat Homerus – ou si l’on veut, qu’Homère soit un tantinet soporifique. Quérimonies un brin forcées donc, car le « bon Homère » varie dans la répétition et colorie ses accotoirs de sorte qu’on puisse reconnaître de qui il s’agit sans céder aux scies ni aux rengaines. Pour cela, outre la variété des épiclèses rapportée aux héros ou dieux — Hermès, champion toute catégorie, plus de dix épiclèses différentes mais régulières — les spécialistes ont reconnu de nombreux emprunts dialectaux (arcado-cypriote-éolien-ionien) qui eux aussi « cassent » la monotonie du récit. Et c’est sans parler des objets, autres symboles ou signes fameux, avec quoi Hermès – et bien d’autres – sont confondus jusqu’à en être indissociés.

Les petites histoires édifiantes ne sont pas les plus fréquentes dans la mythologie et les légendes de la Grèce ancienne où le jugement moral n’était pas le mieux placé, mesuré à l’aune de l’éthique telle que nous la concevons. On peut même dire que le succès des entreprises divines ou humaines l’emportait toujours sur les moyens d’y parvenir. Les dieux ou les héros grecs que nous aimons aimer pour leurs prospérités dorénavant plutôt vagues et leurs noms accolés à des objets marchands, étaient souvent de fieffés menteurs, manipulateurs, fourbes, cruels et autres brutalités de tous acabits. Aussi, l’hypothèse à haute valeur vertueuse qui présenterait un roi brutal, injuste et oppresseur mis en échec par une petite orpheline pauvre et affamée, relève du mirage pour ne pas dire du miracle dans ce polythéisme rageur et frénétique.

Voici l’histoire de Charila. A Delphes, la sécheresse répandant la famine, une longue théorie d’habitants se présente sous les fenêtres du roi – tels les gueux suppliant Marie-Antoinette - ; le roi dans un geste de munificence inespéré, demande à ses serviteurs de distribuer – avec la plus grande parcimonie et en commençant par les notables – quelques rogatons plus ou moins comestibles, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus, alors que les pauvres, affamés, n’étaient point servis. Charila, avec la détermination et le courage de qui n’a plus rien à perdre – à peine la vie raccrochée à quelques miettes improbables – brise la file et se poste devant le roi qui, furieux de l’outrance réunie à l’outrage, la chasse à coup de chaussure.

Charila, se pendit à un grand arbre, à la sortie de Delphes. Oublieux de cette petite impertinente, le roi s’inquiétait cependant que famines et maladies continuassent à décimer ses sujets. Il consulta la Pythie, qui lui rappela Charila. Il enquêta – si sa réputation de générosité ne tenait qu’à retrouver cette petite insolente, il lui fallait y consentir. Les Thyiades – ou Bacchantes si l’on veut – lui rafraîchirent la mémoire, exigeant pour Charila, des rites d’apaisement et d’expiation. C’est le prix à payer pour le double crime d’avoir négligé les pauvres et frappé Charila. Il fallait reprendre la cérémonie de distribution de nourriture, mais dans la justice, l’équité, la générosité répartie sur tous. Une poupée à l’effigie de Charila fut menée au lieu de son supplice et enterrée auprès d’elle. Cérémonie que Delphes réitéra tous les huit ans, pendant des siècles. Ce que d’aucuns appellent la force des faibles.

« la peau à rides » . (E. Levinas)

15 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

Originaire de Bayeux* il n’est pas resté les deux pieds dans le même sabot : comme tant d’autres, il fait mentir le portrait du provincial normand claustré dans sa chaumière, taiseux jusqu’à la rudesse, le front bas et l’esprit étroit. Ces gros traits ont fait long feu, bien sûr, bien sûr … d’autant qu’on oublie, les colportant, que les Normands venus de loin par les mers froides et tumultueuses, n’ont jamais craint de repartir. A l’écume des jours ils préfèrent le grand large plus souvent qu’à leur tour. Nous avons des listes et dans les plus récentes – à hauteur de moins de 20 ans – un pèlerin de l’intime aux confins du monde.

         Réhahn — son nom d’artiste — vous est peut-être inconnu, alors que certaines de ses photographies sont si célèbres qu’il m’est venu quelques timidités à les présenter ici, un verbe dont la portée dépasse de beaucoup sa banalité, si l’on y entend – c’est mon cas – la double signification du temps présent, le nunc latin, sans autre lien que le lieu de sa présence hors du temps qui s’écoule ; et l’offrande, le cadeau, qui, dans l’instant justement, suspend ce passage irréversible.

         Ces photographies (personnelles) des Photographies de Réhahn n’ont pas été « copiées-collées » depuis le puits sans fond de notre mémoire désormais informatique **. Je les ai saisies il y a quelques mois déjà — jamais passées aux trous noirs de l’oubli qui, étonnamment, permettent à notre capital mnésique de se maintenir, bon gré mal gré, balin-balan, à l’équilibre. L’aubaine m’en fut donnée par l’occasion chanceuse d’une petite exposition (en surface) d’une petite ville (en taille et en tout) qui, chaque année s’obstine (parfois à contre-courant de l’humeur locale) à proposer un événement photographique de qualité.

         Pourquoi ai-je tardé sans renoncer : il y a des jours où la main qui tient la plume tremble de ne pouvoir dire mieux ou autrement, la perfection de l’évidence qui (vous) saisit de ne pouvoir en rendre compte, tant, dans la même fulgurance et par un assaut incontrôlé de fascination, vous voilà captive ; il y a, aussi, comme une pudeur — qui a toujours un peu à voir avec l’orgueil dans les choses de l’esprit et des émotions  —  à redire ce que d’autres ont ressenti et pour certains de meilleure plume, écrit. Cela m’a empêchée pendant quelques mois, d’y revenir. Je n’ai, évidemment, pas plus de raisons pour être-là-maintenant, d'aucune raison raisonnante.

*– la cité normande médiévale qui récompense les reporters de guerre, première ville libérée en 1944 – et abrite la Tapisserie du même nom (faussement appelée de la Reine Mathilde, qui n’y piqua jamais la moindre aiguille) 70 m de broderies en fil de laine sur une toile de lin. ** où l’on peut les retrouver, et avec elles tant d’autres qui bouleversent mêmement.

*

La plus jeune aurait 93 ans, la plus âgée 97 … mais déjà je ne sais plus qui est qui ; elles sont vietnamiennes, mais peut-être pas toutes … je ne sais plus.

        J’ai ce défaut majeur aux yeux d’à peu près tout le monde, de ne jamais encombrer mes émotions esthétiques des renseignements annexes dont on nous assomme au prétexte culturel, pire, pédagogique ; il arrive que les stationnements, dans les musées, se fassent devant les notices explicatives plutôt que les œuvres, non que je les refuse absolument, mais je m’en méfie absolument aussi. J’ai toujours fait profession et confession de kantisme, sur ce point. Il m’en a fallu des ruminations pour comprendre qu’en art, il n’y a rien à … comprendre … ce qui n’exclut pas, au contraire, ce qu’il y a à savoir et même à expliquer. Mais ce n’est ni le lieu ni le moment.

 

Il y a des sourires qui envahissent le visage parce qu’ils ne sont ni des réactions musculaires  ni de simples signaux, mais une présence d’Être tout entier dans cette « peau à rides » que sont aussi les yeux, avec  ici, la main qui regarde, droit devant, sans offense, dans la douceur et l’illumination d’une corporéité rayonnante et vibrante. Tout me fuit qui aurait pu s’interposer entre moi et elle, qui l’aurait anéantie par un insupportable réflexe d’observations inutiles qui nous auraient mises à distance et m’empêcher de l’aimer.

 

 

 

Nu de sa propre histoire, le visage n’a rien à nous dire s’il s’agit de se raconter, de substituer à sa construction propre un récit lui-même construit, hors de lui, à côté de lui, loin de lui. Le regard plus interrogeant qu’inquiet, mais inquiet parce qu’interrogeant celui qui le regarde pour le fixer. Parce qu’on ne peut pas fixer un regard une fois pour toutes, l’ex-poser une fois pour toutes, mais suspendre, surprendre en lui un étonnement premier.

 

 

 

Je crois bien que voilà le premier portrait que je rencontrai ce jour-là … d’une beauté à couper le souffle, désarmante. Que tout soit dit dans une apparence, une enveloppe, une attitude, peut-être une posture – qui n’est évidemment pas étudiée ni travaillée, mais qu’il fallait saisir au vol … jusqu’aux filaments de fumée faseyant en écho de la chevelure,  la peau ocrée plissée froncée chiffonnée fripée qui organise autour de la bouche un sourire en double plissure, que les yeux regardent ailleurs sans pourtant regarder au loin, ce peu de veste noire comme une indispensable enveloppe … tout, tout me retenait, fascinée, hypnotisée, subjuguée.

 

Bien sûr nous sommes infiniment au-delà des artifices, bijoux, tissus, calumets, tous en leurs couleurs – si belles ! si belles ! –  dont on pourrait dire qu’ils « habillent » ces visages, et si bien. Nonobstant ces yeux momentanément clos – les seuls des quelques photographies exposées – mais pas forclos, ce visage est aussi proche de nous qu’il l’est de lui-même, c’est d’ailleurs parce qu’il n’y a ni tricherie, ni équivoque, ni « message » qu’il parle. Au-delà de tout bavardage et ruse de langage, en deçà du silence épais de la solitude, il est tout ce qu’il doit être. Les mots de la philosophie m’ont alors rattrapée.

 

 

 

 

J’aime cette ébouriffante allure, si j’osais je dirais binette, bouille ou trombine, dont les cheveux et la barbe bien que gris sont un soleil comme en font les jeunes enfants quand ils se lancent dans la grande aventure du dessin. Il y a les yeux, toujours, et parfois seulement. C’est bien cela. Un visage illuminé et qui vous illumine n’est que ses yeux : ils vous regardent sans vous manger, sans rien vous demander.

 

 

On a dit que cette photographie a fait le tour du monde. Et je le crois, avec quelques autres de même puissance. Pourtant, il n’y a rien, sinon l’excessive bleuité qui emporte tout, à commencer par les mots qui pourraient – du moins le pensez-vous pendant quelques secondes – vous sauver d’une mutité encombrante. Mais les mots manquent. Leur absence pèse. Vous vous débattez inutilement dans le vide.

Alors, un vertigineux silence vous envahit.

.Elles n’étaient peut-être pas l’une à côté de l’autre quand je les ai vues. Je les ai rapprochées pour la position semblable de leurs mains au-devant d’elles, qui font leurs visages légèrement perdus. Deux portraits de peintre, profonds par les couleurs, les reflets des froncis et replis des étoffes, leurs matités. Et des yeux qui cherchent quoi ? — L’éternité.

Un (bout d’) après-midi avec Francis Ponge.

12 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

« Entre deux infinis, et des milliards de possibles, un ludion … »

 

Je ne cesse jamais de lire Francis Ponge – qui vécut à Caen, la ville de François Malherbe, entre 1909 et 1917. Je ne le « relis » pas, ce serait se ranger à une obligation de rabâcherie (mot trouvé chez le normand Barbey d’Aurevilly) rabâcherie de convenance, un genre de déontologie poético-professionnelle, une conscience élevée jusqu’à la froideur de ce qui se doit faire et savoir. Lire Ponge est une nécessité intrinsèque hors et loin de tout contrat, en deçà autant qu’au-delà du devoir accompli ou de l’idée qu’on pourrait s’en faire ; toujours il nous piège : trop ou pas assez, trop bien ou pas assez bien, une certaine idée du poétique contaminant et empoisonnant l’équilibre tranquille qu’on nous a préfabriqué de longue date — les « pongiens » pléniers reconnaissent ici l’écho inversé de La fabrique du pré — il nous condamne soit à la description de ses observations – paraphrase au carré et même au pré carré – soit à une glose tangeantant l’anagogie, en contradiction absolue avec une œuvre pensée, voulue et avant tout écrite comme un travail permanent d’atelier à mots ouverts.

Je retrouve dans une édition de 1962, dont aucune page n’est retenue à une autre, les points de colle ayant cédé à des millefeuilletages incessants, cette remarque par moi crayonnée car en guillemettiste obsédée bien élevée que je fus par mes maîtres d’études, je mets des petits crochets dorés à l’or fin du respect si je recopie ce que j’emprunte — cette remarque nue : Il (Ponge) tâte sans cesse sa liberté, il obsède le vide. Et aussi cela, coulissé cette fois à l’encre bleue, donc d’une autre lecture : morale de la description. Partout des mots soulignés, reliés par des lignes en arabesques, des paginations en marge qui rapprochent les échos sémantiques d’un texte à l’autre, des termes encadrés, enclos dans de petites cages, d’autres, encerclés, les dates aussi quand elles apparaissent. Des notations qui, dans l’instant, faisaient trouvailles : dans L’Anthracite ou le charbon par excellence, au-dessus du mot « ignobles » j’ai écrit ignis = feu, sachant, bien sûr, que le mot visé n’appartient pas au registre « igné », mais ne pensant pas une seule seconde que Ponge n’ait pas voulu ce rapprochement tacite, tu, implicite, mais écrit, cette brûlante concordance, cette accordance combustible.

         A la fin de Le soleil toupie à fouetter (I), c’est Ponge qui souligne « Le d’abord et l’enfin sont ici confondus / Tambour et batterie/Chaque objet a lieu entre deux bans » et moi qui écrivis, Lieu et Temps. Cosmogonie, quand ? je ne sais pas mais pourquoi, je crois le savoir. Une obsession personnelle métaphysique jamais atténuée, à coup sûr augmentée par la fréquentation de plus en plus assidue des physiciens présocratiques atomistiques, oriente toutes mes réflexions vers l’aporie fondamentale et fondatrice : il y a quelque chose plutôt que rien, pourquoi ? Le constat, l’évidence, la banalité insoluble de l’affirmation, étendue aux confins de l’univers pensable – cosmogonie – sont ou sont-ils réductibles à la relation duelle et inextricable du temps et du lieu de laquelle tout provient ?

         Quelques pages encore plus loin (III) Ponge ramène, en la réduisant, la représentation du soleil « à l’espace et au temps ». Je souris en mon for intérieur ! Non que j’aie « découvert » quelque code ou quelque « clef » de lecture … mais j’ose croire que la formule être sur la même longueur d’onde a pris corps ici dans les mots du poète. L’expression – « à l’espace et au temps » – enfermée dans un rectangle à sa taille et tracé au crayon, est étirée par une flèche qui traverse la page, ces mots fichés en sa pointe : éternité et infinité du soleil par moi manuscrits.

Et quelques pages encore : un texte tout entier piqueté des indications « temps », « espace » chaque fois qu’un de ses/ces mots relève de l’une ou l’autre catégorie : Tous les soirs (temps) à ma porte (espace) etc. cela jusqu’à sa fin. Ce qui fit, cet après-midi, « Le soleil (…) éblouissant ma raison » un petit logis joli, une demeure en lecture. * »

* in ProêmesL’Avenir des Paroles1925

Alcibiade sous la charmille

7 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

 

                                              et le ciel aussi doux qu’à la fin d’un jour d’été athénien. Ni l’Académie ni le Banquet platoniciens, mais un petit bout de jardin qu’on pourrait dire épicurien au sens parfait des plaisirs simples, ceux qui n’engendrent insatisfaction ni voracité, encore qu’une gourmandise bienvenue soit de la partie. On ne sait pas comment Alcibiade s’invita entre une bouchée de fromage de chèvre – celui-là même qu’Epicure recommanda, bien plus tard, de ne manger qu’à la condition d’avoir volontairement attendu un peu pour qu’elle devînt un régal vrai, mais pas trop non plus pour ne pas engendrer l’inutile frustration – et quelques grains de raisin grapillés à la vigne tiède et cueillis dans l’instant. 

     On ne sait pas, mais il s’invita, dans sa superbe.  Sa réputation de bel homme et beau parleur le précédait. Celle de Socrate, le mémorable - ξιομνημνευτος aussi. Ces deux-là ne pouvaient pas ne pas se trouver, tout en se manquant toujours. Sous la treille, Alcibiade et Socrate au cœur de la conversation — laquelle prend toujours sa source très en amont, se perd dans d’inextricables broussailles, finit par trouver un petit coin d’essart où filer son chemin après avoir contourné le fouillis de taillis dans lequel, réfugiée au ras du sol sous les herbes sèches, la tortue couleur ficelle se croyait à l’abri et ignorée de l’œil du chat ondulant — son illusion bancroche bien sûr — mais ainsi flotte le cosmos selon Thalès, tel une barque légère posée sur les flots éthéréens.

Alcibiade, convoqué par les mystérieux circuits de nos curieux cerveaux, n’avait rien d’un chat, sinon en ses ascendants sauvages et fauves. Il fut de toutes les guerres, de tous les combats, de tous les assauts, exils, scandales ; affairiste jusqu’à l’os, l’ambition lui tenait lieu de résidence ordinaire, pour laquelle il n’économisa ni les flatteries privées, ni les audaces publiques. Les historiens d’alors et d’après tenaient là une figure, entre les anecdotes tapageuses et autres insolents outrages, se dressait un politique, un militaire, un stratège, un guerrier, un vaincu. Thucydide, son contemporain plus âgé, Xénophon, son contemporain plus jeune, beaucoup plus tard Diodore de Sicile – empruntant dans ce cas, à l’œuvre perdue d’Éphore ; Plutarque évidemment, et l’inconnu des non spécialistes, le latin Cornélius Nepos, à l’occasion *. Mais c’est surtout dans l’œuvre de Platon qu’Alcibiade apparaît pour l’élève chanceux ou, bien plus rare, l’étudiant héroïque – qui peut assister aux quelques cours de langue grecque encore dispensés dans ce pays. Il reste – mais l’espèce est également en voie d’extinction un peu plus lente mais tout aussi certaine – l’enseignant de philosophie attaché aux textes fondateurs, au sens des mots par les étymologies, à la précision et aux doutes accompagnateurs, c’est-à-dire au croisement des sources et aux lectures plurielles **. Chez Platon donc, Alcibiade est soit nommé, soit évoqué, soit présent, dans de nombreux Dialogues*** le plus connu parce qu’unique par ses forme et fond dans l’œuvre du philosophe, le Banquet. On ne se privera pas de nommer Andocide, plus jeune qu’Alcibiade, qui eut un rôle dans ses affaires mais dont les textes à nous parvenus, sont, pour partie, sujets à caution.

Suit l’interminable et multiséculaire cortège des copistes et re copieurs, traducteurs, commentateurs, herméneutes, philologues et … philosophes ! qui lurent et étudièrent le Banquet, le confrontant à tout ce que les savoirs périphériques (historiques, géopolitiques, littéraires, mythologiques et … philosophiques) pouvaient soit lui porter soit lui ôter. On gardera juste deux remarques omises couramment dans la simple évocation de ce texte : la première se rapporte à la traduction du titre par Banquet mot qui inclut, en français, tous les moments depuis le premier où les divers commensaux s’installent autour d’une table, un « banquet » ne dissociant pas le manger et le boire. Le mot grec qui nous vaut le titre traduit par Banquet, Sympósion, Συμπόσιον, représente littéralement – après le repas proprement dit où l’on mange sans boire le deîpnon, δεπνον - le moment où l’on boit ensemble - cf le préfixe – sym. Ce qui apparaît bien à la lecture, au cours de laquelle on rencontre de nombreuses remarques liées au vin et à l’ivresse seuls, jamais au manger ; la seconde devrait être liminaire dans toutes les éditions, on en est loin. Quand Platon écrit ce texte, il s’est écoulé une vingtaine d’années depuis l’événement qui en fut le prétexte ; mais surtout – ce fut également le cas à la mort déjà ancienne de son Maître – non seulement il n’y assista pas, mais il lui fut rapporté par plusieurs intermédiaires dont seul le premier – Aristodème – fut présent****. Tous les autres agents de transmission sont indirects. Il n’y a donc aucun abus à poser et supposer que ce récit dont l’occasion, la trame générale et les protagonistes sont authentiques, n’en est pas moins une construction littéraire — pour son aspect dialogué, le travail stylistique offrant à chacun une facture appropriée et les tours rhétoriques en usage (certainement pas le reflet d'une fin de repas avinée et ses propos improvisés) chiasmes, paronomases, anacoluthes et verbes surcomposés, les tics siciliens du jeune Phèdre, la cuistrerie cosmique d’Éryximaque, l’hubris, ὕϐρις, comique d’Aristophane ***** — un travail précis d’écriture accompagnant une élaboration philosophique typiquement platonicienne de deuxième période, dont l’intervention de Socrate se fait l’interprète retro-antérieur, si l’on peut dire. On ne le répétera jamais assez, Socrate n’a laissé aucune trace écrite.

Pensé-je à tout cela sous la charmille ? Certes non. Mais le soleil et le ciel, le petit citronnier flanqué d’un kumquat, inconnu des Grecs anciens – une erreur à n’en pas douter – le pied noueux de lavande qui,  au moindre coulis de vent répandait un parfum déjà puissant, les roses, pâlies d’être un peu tardives et fragiles dans l’étonnement de leurs tiges légères, Alcibiade en embuscade par l’image du silène socratique dont on se demanda s’il ne fallait pas la préciser ou la reprendre, mais comment ? sans oublier les biscuits à la pistache qui m'emportent toujours en Sicile grecque … tout prenait place à partir d’un chaos dont chaque élément savait, à mon insu, qu’il installait en silence et effraction son décor mental, psychique, verbal, verbal surtout, qui s’imposerait. Savoir quand et comment n’étant pas une question consciente.

Une volée d’oiseaux froufroutant les rémiges de leurs ailes, leurs ventres et leurs dos dans un beau désordre, fit passer dans le ciel toutes les nuances de gris, blancs et noirs comme autant de traits de crayon aux mines argentées.

Là j’ai pensé – de cela je suis certaine – que j’ignorais tout de la grammaire des auspices dont j’aurais bien aimé qu’elle me dise – on a toujours une petite faiblesse magique au fond de soi – ce qu’il fallait entendre dans ces plumes battant l’air troué par d’invisibles sons de flûte ancienne venus depuis la Grèce en traversant l’océan immense de la beauté

 

*selon Madame de Romilly. ** ici, huit Banquet de Platon différents (i.e présentation, notes, traduction) sur une étagère. ***dont deux éponymes, aussi Gorgias et Protagoras ; **** et de manière « accidentelle » en quelque sorte, puisque c’est Socrate, se rendant au « banquet » qui le rencontre en route et l’invite à le suivre… ***** ces dernières expressions extraites du commentaire de Pierre Boutang qui traduisit et annota « un » Banquet pour une édition de 1972 – avec dessins de Vieira da Silva.

Programmer Rimbaud.

2 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

       A l’occasion de la convocation d’Arthur par les instances de l’Éducation Nationale pour figurer sur la liste des « auteurs » de ce qu’il reste du Baccalauréat, j’ai relu, corrigé – obligations formelle et acribique nécessaires – cette petite chose sans vocation didactique ni analytique, ni, évidemment savante : manquerait plus qu’on élève les élèves au-dessus de leurs ignorances ! Pas eu le cœur d’ôter l’hypothèse herméneutique pertinente dont ces lignes furent l’occasion, en septembre 2017.

 

Le Revolverlaine

 

Le revolver fabriqué par Monsieur Le Faucheux — le si bien nommé armurier français — a parlé mais n’a fait taire personne, surtout pas les absents. Ils sont deux dans cette affaire où les chiffres l’ont momentanément emporté sur les lettres. Qu’on en juge : Monsieur Montigny qui tenait armurerie à Bruxelles, ne se savait pas appelé aux six coups de l’histoire. Comment l’aurait-il su ? L’histoire ne se retourne pas, qui tira un seul coup ou plutôt deux, à 14 heures, un jour de très grande chaleur en Juillet, le 10.

Personne n’a préservé la scène de crime. Il ne fut relevé ni empreinte, ni indice. La victime, Arthur – 19 ans – fut mené à l’hôpital par son assassineur, Paul – de 10 ans plus âgé – accompagné de sa mère. Il avait une balle au poignet gauche, il aurait pu avoir deux trous rouges au côté droit.

Voilà … à quelque chose près, point de témoin non plus ; il faut s’en remettre aux déclarations formulées un peu plus tard devant la maréchaussée. Paul ayant eu à nouveau l’attitude menaçante, Arthur interpella un agent et tout le monde se retrouva au poste. L’enquête put commencer et mettre l’accent sur le révolver. Les gens d’armes ne sont pas des poètes : il leur faut le nom et l’adresse du magasin – Montigny, 11 galerie de la Reine – ; le prix d’achat – 23 Francs – le modèle – un Le Faucheux, 7 millimètres à six coups.

 

Verdict : deux ans ferme pour deux balles dont une, confiscation de la pétoire numéro de série 14096. Fin de l’histoire, c’était en 1873. C’était surtout sans compter sur l’immense pouvoir dont les objets inanimés sont capables. Un rigolo ne peut demeurer silencieux trop longtemps, et du bruit, il en fit.

Résumons en quelques chiffres, car l’essentiel est ailleurs. L’armurerie fut vendue en 1952 à Monsieur Chaudron, avec elle son pistolet-Le-Faucheux-six-coups, depuis longtemps rendu par les enquêteurs et soigneusement rangé dans un coffre-fort, soigneusement oublié dans les sinuosités de la petite histoire. Il fut revendu, et par d’autres tours et détours revendu encore. Là les chiffres reviennent avec le flingue : en Novembre 2016, 434 500€ (frais inclus) pour ce calibre très courant. Une arme de poing qui, une fois pressée la détente, après engagement d’une balle dans la chambre, fit passer une scène de la vie conjugale de simple fait divers au temps des Assassins. Et les chiffres tournaient, tournaient comme chevaux de bois… Est-ce là la perfection des générosités vulgaires ?

Une arme bien meilleure fait mouche à tous les coups : les mots chargés de sens qui nous tiennent en joue. Aussi, un revolver, avec ou sans accent, revient toujours de loin et sur les lieux de son crime. Celui qui manqua volontairement Arthur n’a cessé de tourner, comme son sens originel latin le rappelle obstinément et s’arrêta un jour pour dire qu’au tournant de la vie, on feuillette et déroule les choses, qui ne sont pas forcément des objets, mais qu’un objet peut représenter : c’est alors une synecdoque. Le revolver de Verlaine, si malmené en Salle des ventes l’hiver dernier*, a fait chavirer la tête des oublieux pourvus, mais pas tourner la page aux autres.

L’Autre, le rimbaldien sine die **, qui d’un coup de feu, d’un coup de foudre, fit une métamorphose et d’un revolver un objet d’amour :  pour avoir manqué avec autant d’application et d’acharnement une cible si bien offerte, si proche et si facile, il fallut le vouloir, que cela fût déterminé ou non… Il y a tant de façons de désirer l’échec de ce qu’on croit avoir prémédité mais qu’on refuse pourtant de toutes ses forces obscures, ou obscurcies ! Verlaine a délibérément raté son coup, plutôt deux fois qu’une. Il n’atteint qu’un poignet, ce n’est pas vital… sauf pour un poète. Or, c’est le gauche, le poète est droitier ! Ecoutant avec grande attention l’impeccable démonstration d’Alain Borer je pensais un instant – il ne m’en voudra pas – à Magritte, le peintre du ceci n’est pas… Le revolver qui fit se dé-tourner tant de têtes et se re-tourner tant d’amateurs de biographies sommaires, le revolver de Verlaine n’est pas une arme. L’année précédant ce fol aveu d’amour blessée***, Rimbaud écrivait : Fi de mes peines. /Je veux que l’été dramatique/Me lie à son char de fortune. En quelque sorte, il tenait lui aussi le pistolet qui, d’un seul coup, aurait pu l’anéantir, deux ne suffirent pas.

*c’était en 2016 ** intervenu dans l’émission « Au fil des enchères » sur Arte le 27 Août 2017. *** en clin d'oeil : De quel amour blessée, Gallimard, 1ère édition 2014 d’A.B, indispensable contre-poison à la mort lente de la langue française.

 

 

de peu et d'autres

29 Septembre 2023 , Rédigé par pascale

 

d’un point à l’autre point

la ligne brisée des mots

courbés sous le poids du monde

*

le ciel soulève

son couvercle d’huître

sous lequel gronde l’orage

grande la joie

*

ouvrir le jour

laisser la lumière ramper

saisir le coupe-papier

massicoter les heures

en petits dés

*

j’entends la nuit tomber

dans son noir

le matin dans son jour

le soleil dans son feu

et toujours dans jamais

au milieu des laraires

et des lémures dansant

*

arraché au présent

l’instant ouvre une plaie

d’où le temps profond

coule sanguinolent 

     *      

dans sa main

le diamant vert

d’une feuille sauvage

*

virgule à l’horizon

un nuage se retourne

pour savoir qui le suit

*

dans le journal des heures froissées

je ne peux pas lutter contre le vent

sans poser un point à la fin de mes phrases

 

*

mon dit

tournoie se noie

dans les eaux pourpres du silence

 

*

        se revêtir de noir

pour se griser mieux

des couleurs du monde

*

          elle lance mille pointes rouges

autour de son noyau

brûlant comme un soleil

          la mirabelle

              *   

mes pensées écloses

       sur la tige du vent

       assises sur un cageot

attendaient de grandir

                 *       

à la veloutine des mots

la vie s’abeausit

 

L'échappée belle

24 Septembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Le bout du pays normand d’où je viens – les pommiers, les nuages, le crachin – en passant par la Lorraine et l’Italie, est un pays de talent et même de talents – la dentelle d’Alençon, le calvados1 et la teurgoule2 – et de talentueuses à leur façon – Charlotte Corday et Thérèse, de Lisieux mais née en Alençon. L’Orne — même si la région tout entière aux qualités sans pareilles, vit naître, vivre et s’épanouir de grands noms, plumes, pinceaux, mérites, intelligences et autres perfections : Guillaume le Conquérant, Malherbe, Barbey d’Aurevilly, Allais4, Saint-Évremond, Chartier 3, Mirbeau, Barthes, Dior, Satie, Boudin 4, Fouace, Millet, Huet, Laplace, Berthelot, Lalande, Le Verrier, Dumont d’Urville, Oresme5, Fresnel, Courcy, Boisrobert, Birette, Delarue-Mardrus 4, Régnier 4 sans nommer ceux qui aimaient y séjourner 6 ou y vivre, ni ceux de Haute Normandie7, on atteint alors des sommets, osons le dire !   adonc, l’Orne n’est pas en reste : Vauquelin de la Fresnaye, son fils Vauquelin des Yvetaux, Remy de Gourmont, Alain (Émile-Auguste Chartier), André Breton, Ferdinand Léger y sont nés, Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur, y vécut longtemps. Ces listes entrecroisées font le long des forêts, des champs et des chemins creux, des guirlandes éblouissantes, d’où l’on ne peut, mais l’a-t-on jamais voulu ? s’échapper, mais s’égarer, s’évader, pénétrer dans un monde foutraque où s’évider de toute logique, exceptée celle, implacable, de la folie. Qui n’en a pas assez pour mettre en danger sa pensée, quittez de suite ces chemins de traverse où il faut tout oser, ce n’est pas si facile, on ne vous le pardonnera pas. Passer du coq à l’âne n’est pas une option : déjà figé, fiché dans les usages. Il y a bien mieux, bien plus fort que de passer de plume à poil, de cocorico à hi-han, qui ne quitte pas le règne animal ; fonder l’ordre anthropologique par une véritable rupture ontologique, transsubstantionner un « coa » batracien en « quoi » humain, l’ornant d’un point interrogatif, « quoi ? ».

Enjamber les gués du chant du coq au braiement de l’âne, retenir pour hymne initial le coassement de la rainette, fixer par le son le cri des hommes et creuser le passage, pas-sage, de l’universalité à la généralité, à la pluralité, à l’individu, un arrachement. Le langage humain – l’expression n’est plus pléon-astique – n’est que la désarticulation él-astique du coassement des grenouilles, où l’on voit bien que d’elles à nous, tout est affaire d’articulation.  On sait, depuis Aristophane que les grenouilles parlent, même quand elles sont muettes.

 

Au commencement fut la Normandie, l’Orne, le pays du Passais – Jean-Pierre Brisset corrigerait/écrirait sur-le-champ, et même dans les champs, les vergers, le bocage, le pays du Passé – une fois dé-passées les grandes voies autoroutières dont il ignorait tout. Quelques mètres de largeur d’asphalte plus loin, on atteint des sentiers toujours entre trois pluies, celle qui vient de cesser, celle qui arrive dans un train de nuages et celle qui dégoutte des feuilles vernissées – vert ni sait – qui lui font tobogan.

On a laissé tomber la ligne incurvée de la départementale, tourné à droite après avoir traversé, l’émotion – les motions, les mots scions – au cœur, le petit village de « La Sauvagère », à peine un millier d’âmes, des fleurs poussées à même les murs des maisons basses, où naquit l’écrivain absent des listes et des enseignements officiels. Pourtant André Breton, Raymond Queneau, l’un de Tinchebray, l’autre du Havre, désormais adoubés par les forts en thème – en t’aime – n’ont ménagé ni leurs efforts ni leur admiration pour le sortir de l’ornière. Retombons à nos sentes où n’avons croisé la moindre gapette, tandis qu’un vieux soleil blanc, passé au treillis des filoches d’une vague ennuagée, tentait avec succès quelques rayées vers l’horizon.

 

Il ne faut pas longtemps pour se souvenir qu’on vient de loin, qu’on vient de rien : l’exhalaison douce, sucrée, fondante et craquante de la Calville ;  ici on dit, Calvi et on n’en démord pas, tout en croquant à pleine bouche la belle des pommes à couteau ;

elle sera, dans une poignée d’heures, coupée en gros morceaux, non pelés, c’est apodictique, posés en vrac sur une pâte feuilletée abondamment sucrée à même son fond ; on aura largement arrondi le trottoir vers l’intérieur, après le chargement, sans aller trop loin, la largeur d’un demi-pouce, pas plus,  affaire de nuances, de mesure au pif et de souvenirs d’enfance. Recassonnadez. Vous jugerez que c’est le moment, et cela se juge au nez, d’ouvrir la porte du four, vous pourrez sortir le bourdin, la maison tout entière et ses buffets anciens exhaleront alors ce parfum inoubliable et accompli d’une vie d’avant, d’une vie d’antan, d’une vie peut-être invécue, ou si peu vécue, bien que vous vous souveniez parfaitement que  le boulanger de La Ferté-Macé, ne cuisait les bourdins qu’une fois par semaine à la saison, et ne manquait pas de l’annoncer la veille, d’un petit mot dans la vitrine, entre les brioches au beurre et les longuets, une sorte de pains au lait qui n’en étaient pas, à tout jamais disparus, eux aussi.

On vous mit en garde contre l’aboiement des chevreuils sous la fenêtre de la chambre. J’en conçus de la crainte et de la curiosité. Depuis les taillis, cavalcadant dans l’herbe humide, se figeant dans un rayon de lune, je les imaginai à deux ou trois sur leurs pattes fragiles, mais ne les ouïs ni vis, ni leurs ombres ni leurs reflets. Point de mare suffisamment proche pour entendre quelques rainettes, grenouillettes, vertes, rousses, dans la nuit humide. On ne sait où reposent les mânes de Jean-Pierre Brisset dont le tombeau a disparu. Quelques-uns de ses livres ou documents rares font dorénavant partie de la splendide bibliothèque sise en la Mairie de La Ferté-Macé, par la grâce du legs de Gérard de Contades. Monsieur le Maire en a fait son bureau. Il vous ouvre volontiers la porte au nom de Jean-Pierre Brisset prononcé avec ferveur.  Point de rendez-vous.

 Photographies personnelles

1) qui, contrairement à ce que son nom indique, est une perfection ornaise et même domfrontaise. 2) archives fév. 2020 ; 3) circa 1385/90-1430 ; 4) né(es) à Honfleur 5) circa 1320- 1382 6) Proust, Duras, Caillebotte, Marquet, les frères Lumières, Berthe Morisot, Manet, Monet, Zola, Ibert … 7) Corneille, Maupassant, Queneau, Maurois, Dubuffet, Fontenelle, les Scudéry, Flaubert, Beaumont, Madame de Motteville …

(si vous restez coi après ces quelques lignes, tapez - doucement- le nom de Jean-Pierre Brisset en haut à droite, tous les textes où il revit, apparaîtront ; même manoeuvre pour l'Orne.)

Analecta, varia et autres spicilèges,

17 Septembre 2023 , Rédigé par pascale

         

  ...en remplacement des Mélanges, miscellanées et miettes qui méritaient quelques repos : je ne parle que du titre, bien sûr, le contenu et l’esprit sont inchangés : révérences, curiosités ; humeurs contre des actualités inacribiques invasives ; raretés, sourires ; autorités des auteurs, petits bruits du monde, historiettes passées et passées à l’oubli ; citations qui font émotion ; affection, sédition, insoumission ; insurrection contre l’usage planplan de la langue et le surusage paresseux des mots à tout faire, des lieux communs, des clichés et des pléonasmes ; fulminations sans réserve contre les manquements à la grammaire, l’indifférence indécente à l’envahissement de l’anglolaid, ses créatures, ses avatars, dans le parler, l’écrire et la béatitude stupide de ceux qui s’y vautrent, leur faute majeure de refuser d’en comprendre l’enjeu. Ergo, rien ne change …

en clin d’œil à ma latiniste complice et avisée  :

Le mot latin analecta, a cette particularité d’être masculin singulier bien que la 1ère déclinaison se réserve les féminins, rosa-æ ou varia-æ la panthère ou la pie, première ruse ; mais, seconde ruse, de ressembler à s’y méprendre à un neutre pluriel, comme varia – des « choses variées », « à propos de différentes choses », la signification ici retenue. Analecta nous ravit par son exception : le masculin singulier en « a », réservé aux noms de métier ou de fonction — agricola, nauta, poeta, advena, incola, scriba — et l’analecta, l’esclave ramasseur des miettes*. Une subtile métonymie achève le sens. Le terme spicilège, emprunté au vocabulaire peu usé du français distingué, est un mot des champs – un mot chantant – qui nous fait glaneurs, cueilleurs d’épis et aussi de fleurs … en florilèges.

… *ce qui me remet en l’oreille et sans surprise ce mot de la langue italienne : un conducteur ou chauffeur de véhicule est uno, mais le o est élidé dans ce cas, autista – le mot est masculin, la personne peut être une dame. 

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Les mots ne font de l’ombre qu’à ceux qui les ignorent.

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Toujours un jour revenir à Jean-Pierre Brisset : le langue à-jeu, le l’engage, le langage. * L’immense évidence qu’on n’osait formuler. Heureusement, après Brisset, Lacan vint. Et nous jetons nos pudeurs de gazelle sens dessus (sans) dessous.

*In La grammaire logique, résolvant toutes les difficultés et faisant connaître par l’analyse de la parole la formation des langues et celle du genre humain (1883)

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« des silences comme des revolvers éteints » Gaston Miron – in Le temps de toi

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Dans son puissant et émouvant « Discours de réception à l’Académie française (2009) » Jean Clair : Dans le langage des ateliers, on appelait « réveillon » le petit point rouge apposé par le peintre pour allumer un fond endormi. Corot, dans ses paysages, fut le maître des réveillons.

In Lait noir de l’aube, le même Jean Clair – homme à la présence d’une délicatesse, galanterie et amabilité extrêmes – cite le Journal de Julien Green : « Où sont, dit-il, la musique, la douceur des mots, la beauté des e muets… »

Et cela que j’adore : « Pour répondre à la question de savoir ce que j’emporterais dans une île déserte, cinq à six livres en effet suffiraient. Le problème est que, pour l’affirmer, il m’a fallu en lire quinze ou vingt mille. »

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Après qu’on lui avait forwardé un blog, un éditorialiste (d’une très sérieuse revue) réagit contre l’entreprise marketing d’abâtardissement des célèbres « Club des Cinq », au prétexte d’un updating systématique par la maison d’édition.

Bon, je veux bien qu’on s’insurge — et bien sûr il le faut — contre le remplacement de mots jugés démodés, de conjugaisons toutes ripolinées au présent — exit le passé simple dans la nouvelle traduction française — de « l’appauvrissement généralisé de la langue » — tous les « nous » remplacés par des « on » etc. etc.  — mais, saisir des termes anglais en lieu et place des français dans l’article accusateur, est une offense tout aussi grave à l’usage de notre langue. Non seulement cela me fait bondir, mais me confirme : ceux qui occupent les premières places — parce qu’ils écrivent, enseignent, prennent la parole publiquement —  sont les premiers à fauter et in-ex-cu-sa-bles ! Ils prétendent saisir l’importance du sujet, mais ne font que de l’affichage. Ce radotage risque de ne pas plaire à tout le monde.

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 Je reçois un Acte de décès demandé au service de l’État Civil d’une mairie normande. Sur l’enveloppe contenant le document funeste, le logo municipal vante la « Cité Art de Vivre ». J’hésite à signaler qu’il serait de bon ton de ne pas prendre ces enveloppes mal venues pour ces envois particuliers, puis me ravise … épuisée à l’avance ; aussi parce que j’ignore si j’allais me retenir de leur demander – en supplément de fatigue inutile – pourquoi la formulation ressemble aux coups de bec d’un pivert sur un tronc (d’arbre) : « Cité/Art/de/vivre » ? N’êtes-vous point alerté(s) par la disparition des articles et autres prépositions dans l’espace scripturaire public ? 

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« On les bilante également au niveau de leur état de santé » (sic) ainsi s’exprime une sous-préfète qui alambique sa phrase certainement pour montrer son rang, ce qui en fait une parfaite ignorantine précieuse ridicule.

   *

Contrairement à ce que son nom semble indiquer et que tout le monde a cru bon d’adopter, une miniature – en peinture – ne signifie pas un portrait de petite taille, mais une technique. Venue de l’enluminure médiévale qui utilisait le minium (ou le rouge de plomb) pour peindre les initiales manuscrites, une miniature est, avant tout, un procédé. En conséquence et de ce seul point de vue, il n’y a pas toujours pléonasme à parler de « petits portraits miniatures ».

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 « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant ».

René Char : Feuillets d’Hypnos in Fureur et mystère.

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Entre 8 et 9 milliards d’humains sur la terre.

Et en dessous ?

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Pausanias – celui du 2ème siècle, car ce nom fut beaucoup porté dans l’Antiquité – est surnommé le Périégète, en raison de son unique et massive œuvre : Périégèse de la Grèce, Περιήγησις, qu’on traduit ordinairement par Description de la Grèce, où l’on trouve tout ce qu’on cherche encore ou qu’on ne sait pas qu’on l’ignorait.

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Toujours le sourire au bord de l’émotion quand je relis mon Maître Jerphagnon. Cette façon si intelligente de s’amuser des choses les plus sérieuses — une vraie spécialité — en particulier dans sa Correspondance – je le sais ô combien ! Je viens de trouver et de lire quelques lettres à un historien de ses amis, en toute fin d’un livre disons de philosophie antique généraliste, mais pas tant que ça. J’y retrouve ce ton si jerphanionesque, toujours riant et rieur, une légère tendance à la canaillerie, de l’érudition à foison, effleurée comme pour ne pas gêner, et son irrésistible goût pour le jeu de mots : « … le christianisme est — comment dire ? — mangé aux mythes … ».

« sous le nom de chrétienté, le christianisme est devenu très habitable. On y fait même de belles carrières, et les confortables disciples du maître crucifié se taillent de jolis succès de parole aux offices dominicaux ».

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De La Fontaine, son ami, à Saint-Evremond qui le prie de venir le visiter à Londres pour y reprendre des forces (1687) :

« Nous attendrons le retour des feuilles, et celui de ma santé ; autrement il me faudroit chercher en litière les aventures. On m’appelleroit le Chevalier du rhumatisme ; nom qui, ce me semble, ne convient guère à un chevalier errant. Autrefois que toutes saisons m’étoient bonnes, je me serois embarqué, sans raisonner. »

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Quel portrait ! Je m’autorise à recopier ce petit paragraphe, prélevé dans une édition de 1962 de En Sabots d’André Baillon (1875 – 1932) :

 « Qu’elle torde son linge, remmaille des bas, porte dans un seau le lait de ses vaches, je la vois en empereur romain. Elle en a le profil, la lèvre qui méprise, les joues où se boursoufle la graisse des décadences. Sourcils froncés, c’est Tibère qui se fâche. Costumé en femme, dans un comptoir, Caligula s’amuse à vendre Dieu sait quel poivre aux paysannes. Un jour j’ai vu Néron sourire au ventre étripé d’un chrétien : on avait tué le cochon. »

Et celui de La Vieille, quelques pages plus loin, en deux phrases :

« (…) La poussière qui s’encrasse dans le creux de ses meubles remplit les rainures de son visage en bois mort. (…) Trop de choses ont passé sur ses lèvres, on ne trouve plus rien de ce seuil usé. »

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A ceux et celles qui, pour moult raisons, ne fréquentent plus physiquement la plupart des librairies – les soi-disant indépendantes ou les affiliées à des marchands de nouilles – j’apprendrai peut-être l’institution estivale récente d’un Prix du livre de plage (sic) auquel je souhaite, longue chaise et prospérité de bac à sable avec d’insupportables grains entre les pages, mais pas seulement, graissées par les doigts oints de total écran à la beauté du monde. 

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Scarron : de Mazarin ce Ministre à la tête de courge :

 Bougre bougrant, bougre bougré,

Et bougre au suprême degré,

Bougre au poil et bougre à la plume,

Bougre en grand et petit volume,

[sa tombe, profanée en 1793, ses restes, jetés sur la voie publique, Scarron, désarticulé pour toujours].

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« Le chien n’arrêtait pas de japper ! ». Pour m’assurer qu’Armance (3 ans dorénavant) connaît bien le sens de ce verbe qu’elle vient d’employer – un tantinet excédée – et qui ne se pratique quasiment plus, je lui demande : « japper » tu veux dire qu’il aboyait ? Laboyer ? me dit-elle, ça veut dire quoi ? Mais, zut de flûte, j’oubliai, dans l’instant, qu’il eût fallu lui apprendre que japper peut aussi se dire clabauder

      *

On peut comprendre que certains — de ceux qui nous gouvernent — regrettent le bon vieux temps où les désirs du Roi étaient des ordres, jugez-en :

Louis xiv à Hervart – Nantes, 5 septembre 1661.

« Feu M. le Cardinal m'ayant assuré les derniers jours de sa vie que je trouverois toujours dans vostre bourse une assistance de deux ou trois millions de livres , toutes les fois que le bien de mon service m'obligeroit d'apporter quelque changement en l'administration de mes finances, à présent que j'ay esté obligé, par diverses raisons, de faire arrester le Surintendant, j'ay esté bien ayse de vous écrire ces lignes pour vous dire que vous me ferez plaisir de me préparer, soit par vostre moyen, soit par celuy de vos amis, la plus grande somme que vous pourrez, afin que je m'en puisse servir, au cas que j'en aye besoin. Sur quoy j'attendray vostre réponse. »

(Minute autographe de Colbert.)

     *

  • Je m’attarde, 10 secondes pas plus, à la devanture d’une vitrine du centre-ville (librairie ?) : « Découvrez notre sélection de romans young adults. »
  • Je parcours les nouvelles du jour sur l’écran et ça coince devant la politique du yield management. 
  • J’entre dans un magasin du même centre-ville : Welcome brille en lettres rose barbe à papa, au-dessus du comptoir …
  • Je n’entre pas dans un magasin du même centre-ville : pendue à la porte, une affichette : closed !

une demi-heure de désespoir et de colère –

Mais pour achever de m’achever (momentanément, je le crains), trouvé, dans un communiqué du Ministère de l’Education nationale, ce satisfecit selon lequel tous les néo-bacheliers peuvent dire : « avoir eu au moins une réponse positive sur leurs vœux » (de Parcoursup).

Et là, la colère dépasse le désespoir !

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Lu, récemment, mais ce n’est pas la première fois que tout part à volo ! – pas à vélo … non, non, à volo !

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« Le lion ne bondit qu’une (seule) fois ». En 1937, Freud reprend ce proverbe ancien mais ni lui, ni plus tard Lacan, ne donnent d’indications précises bien qu’ils aient laissé des indices précieux : tel un félin sur sa proie, l’interprétation en analyse doit surgir au bon moment pour surprendre l’analysant … le prendre au-dessus de lui par le sens ?

S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes, II Paris P.U.F, 1985, p. 284.

Ce qui trouverait son complément ici : « Quand on dit que la psychanalyse est une affaire d’écoute, il faut s’entendre […] Ce qu’on écoute, c’est en fait, toujours le sens. Et le sens appelle le sens. Toute psychothérapie se tient à ce niveau-là. Cela débouche toujours, en définitive, sur ceci que c’est le patient qui doit écouter, écouter le thérapeute. »

Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n° 26, juin 2011, p. 57.

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« Ces larcins qu’on appelle imitation des Auteurs anciens »

(Théophile de Viau)

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J’interroge souvent la dimension tautologique de l’expression courante, des efforts insurmontables : s’ils étaient franchissables, faciles, surpassables, seraient-ils encore des efforts ?

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« Il est en effet l’une des rares figures de la seconde moitié du vingtième siècle, avec Jacques Lacan ou bien Marguerite Duras, qui parlait comme il écrivait et qui écrivait comme il parlait. Car tout chez lui tient dans la voix, seul vrai repère de l’écriture et des écrivains. * Il y a bien un chant sollersien, une musique qui faribole sans la moindre once de culpabilité avec des graves ironiques et d’immoraux aigus […] Avec ou sans ponctuation, sans punctum, tout s’écrit à l’oreille * avec l’idée que l’oralité n’est jamais qu’une écriture qui attend sa fixité de l’autre. * » Arnaud Vivian, à propos de son ami, Ph. Sollers. *C’est moi qui souligne.

… mais pour écrire comme on parle, ne faut-il pas parler comme on doit écrire …

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  • « Le tapis d’escalier monte se coucher. » Éric Chevillard
  • « J’ai dû me faire aider par un psy pour y voir plus clair. Il tenait l’échelle pendant que je changeais l’ampoule. » - Éric Chevillard, toujours.

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Je voudrais qu'on m’explique cette expression dorénavant consacrée par le seul effet d’une répétition psittaciste balancée dans le vide : violences urbaines, quand précisément, elle est employée dans ce contexte. Aussi, nous entendons et lisons régulièrement qu’à Paris-Lyon-Marseille-et-partout-où-vous-voulez-mais-en-ville-y-compris-les-moyennes-et-petites il y eut, ou pas, des violences urbaines. Quant aux légendes urbaines du même acabit, je n’ai pas compris non plus, s’il s’agit de légendes à raconter en ville, réservées aux seuls urbains, ou s’il s’agit de légendes – qu’on peut raconter partout – mais qui ne concernent que la ville et pas la campagne !

Souventes fois (Pétrus Borel adore cette expression !), je me sens très très bête dans mon époque.

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Catastérisme : il faudra bien un jour que je m’intéresse au catastérisme.

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La Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd, fut écrite par Alphonse Allais en 1897. Deux pages de partition sans note, certainement pour rappeler que les grandes douleurs sont muettes. Il faudrait trouver ou inventer le mot pour cette écriture sans écriture, qui n’est pas la page blanche, ni pour la musique, le silence. Mais là, c’est du Alphonse Allais ! honfleurais célèbre et son contemporain, Éric Satie prend le contre-pied avec ses Vexations : 840 fois le même motif.

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Ils sortaient d’un mariage devant la Mairie … Peut-être sortaient-ils de la Mairie dans laquelle ils avaient assisté à (la cérémonie d’) un mariage ?

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Toujours à l’affût des coïncidences entre patronymes et patronymés, il semble que s’appeler « Constant » et atteindre l’âge remarquable (comme les arbres !) de 100 ans, ce n’est pas un hasard mais une prédestination.

 

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Il n’y a rien de plus insupportable que ces faux aveux et fausses humilités qui vous assujettissent à qui prétend vous respecter. Roland Barthes, toujours et encore, pointe très bien ces façons d’être et de poser : se faire passer pour invisible, à condition qu’on vous remarque ! invisibilité calculée, hypocrisie qui affiche un silence travaillé, une patience obtuse, un remarquable effacement qui (vous) jette à la figure ses (très travaillées) retenues, qu’il faut compléter par une tendance à rattraper toute pointe malveillante par un « c’était de l’humour – de la légèreté, une blague, pour rire … »  et autres pitoyables excuses qui visent l’impunité, sans le moindre succès auprès des plus lucides.

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Sempiternellement : pourquoi il vaut et il faut mieux ne partager les huîtres qu’avec ses très proches. Tout commençant avec l’ouverture* qui prend plus de temps que l’avalage, ce temps commun s’étale alors et s’amoncelle en couches nacrées qui font un paysage délicat et poli.  Il n’est pas interdit d’avoir en main, chacun son verre de vin blanc, mieux, de champagne. * c’était, au 18ème siècle, le mot pour dire autopsie, ou ce qui en tenait lieu.

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 Matisse avait le soleil dans le ventre, disait de lui Picasso.

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