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Le pamphlétaire (suite).

17 Octobre 2022 , Rédigé par pascale

 

Quand il rentra en France, en 1812, après avoir servi de façon parfois distraite, il faut bien le dire, les armées napoléoniennes, il s'occupa de ses domaines, forêts, fermages, vignes, et ses affaires, vendre, acheter, recouvrer ses dus, toutes occupations auxquelles un propriétaire de province se devait de consacrer son temps, son argent et son énergie. Il tenait ses biens et sa fortune de son père qui les avait constitués au service du duc d’Olonne dont il avait été le lieutenant des chasses. On a peu repris, me semble-t-il, l’incroyable analogie de parcours entre le père et le fils, une sorte de réplication des destins, à ceci près que le père de Paul-Louis – Jean-Paul Courier – échappa à sa mort préméditée, alors que son fils fut réellement assassiné : huit ans avant sa naissance, se joua le 1er acte de la pièce dont Paul-Louis fut le héros tragique du second et dernier. Cela ne fut pas remarqué : Jean-Paul Courier, amant de la duchesse d’Olonne, aurait dû périr, sur ordre du mari jaloux, si le soldat soudoyé pour accomplir cet assassinat n’avait tourné casaque et dénoncé ce vil projet à la force publique. D’Olonne, tout duc qu’il était et mari trompé, mourut engeôlé pour avoir fomenté ce plan funeste, tandis que la duchesse fut recluse en un couvent d’où elle finit par sortir, et trépasser douze ans plus tard. En Touraine, soixante ans après sa naissance environ, Paul-Louis fut assassiné dans l’une de ses forêts, par le fusil de l’amant de sa femme – ou l’un de ses amants – jaloux du mari ombrageux. Un biographe taquin risqua, à propos de ce mariage avec la (jeune) fille d’un ami et érudit helléniste alors que Paul-Louis remettait sans cesse un voyage en Grèce qu’il désirait ardemment : « Il la demanda en mariage. Il l’obtint. Il l’épousa le 12 mai 1814. Il eût mieux fait d’aller en Grèce ». En effet. A moins que l’on y voie la résolution psychanalytique d’un destin complexe : il fut son père tué !

Retombons aux pamphlets, un genre foudroyant pour Marc Fumaroli, dont Courier est le maître incontesté, auteur magnifique d’insolences en langue et sel attiquesFumaroli encore – qu’il déroule depuis ses terres en direction des autorités locales mais pas seulement, au nom de sa qualité de Tourangeau – j’habite Luynes, sur la rive droite de la Loire – contribuable – Messieurs, Je paye dans ce département 1.314 francs d’impôts – suppliant – On recommande à vos prières le nommé Paul-Louis, vigneron de la Chavonnière – étonnant – L’objet de ma demande est plus important qu’il ne semble – sincèrement insincère – Monsieur, Je suis … malheureux ; j’ai fâché M. le maire ; il me faut vendre tout, et quitter le pays. C’est fait de moi, monsieur, si je ne pars bientôt – plaisantin et menteur audacieux – Nous possédons en manuscrit, et publierons, quand la censure sera rétablie, différentes brochures de Paul-Louis, toutes excessivement utiles et prodigieusement agréables – direct – Conseillez-moi, je vous prie, dans un cas extraordinaire. Je serai bref, la vie est courte. Toutes ces formules sont des premières phrases, des entames, des entrées. Courier, à la presque fin du Pamphlet des pamphlets (1824, soit un an avant sa mort) promet ce qu’il fait déjà depuis des années : Je serais la mouche du coche, qui se passera bien de mon bourdonnement. Comptons sur ce conditionnel initial – je seraiS, Courier n’a jamais aucune approximation d’écriture – pour comprendre que, pourvu qu’on le laisse écrire, pourvu qu’il le puisse, rien ne l’arrêtera, dût-il payer le prix de l’indifférence, elle est à la mesure de l’instant, tandis que le coche fait image pour le monde qui avance lentement Mais que de chemin il a fait depuis cinq ou six siècles !

Les occasions de pamphlets ou de correspondance pamphlétaire – sont aussi nombreuses que variées, et pourtant se ressemblent. Le ton, bien sûr, le style, à n’en pas douter, la vivacité, l’intensité, l’ironie, le culot, l’aplomb, la fausse modestie dont voici un des meilleurs échantillons : Courier est à Sainte-Pélagie [convaincu d’outrage à la morale publique et religieuse — il faut lire ce dossier, c’est un festival, un monument, une précellence, l’accusé devenant accusateur] il parvient, du fond de sa cellule à faire éditer sa version complétée du Daphnis et Chloé de Longus traduit par Amyot l’incontesté (1513-1593) – toute une histoire, il faudra bien sûr y revenir avec d’autres anecdotes savoureuses réservées. Il signe : « Paul-Louis Courier, Vigneron, Membre de la Légion d’honneur, ci-devant canonnier à cheval, en prison » !

Les qualités de vigneron et de paysannous autres paysans – et de peuple sont revendiquées par Courier, individuellement et collectivement, avec insistance. Il ne se reconnaît et ne reconnaît les siens qu’à cette aune, il s’en revendique, elles sont et font l’exacte contre-mesure à sa haine de tout nantissement, qu’il soit matériel ou immatériel comme on dirait aujourd’hui. Comprenons, qu’il s’agisse de biens, d’autorité, de pouvoir. L’époque lui fut – si l’on ose – généreuse, pour dénoncer tous les privilégiés et leurs privilèges, les courtisans et leurs singeries lamentables – chacun se lance ; non, : à la cour, on se glisse, on s’insinue, on se pousse – les méprisants et leurs mépris, pire leur indifférence – Sans humeur, sans honneur – mais moi, petit propriétaire, ici je taillerais ma vigne, sans crainte des honnêtes gens. Aussi il y a dans ses pamphlets de véritables chroniques de la vie rurale ; et revenir à des textes aussi tendres pour les paysans qu’intransigeants pour les maires, préfets, curés, ministres. L’un d’eux, mais l’un seulement parmi d’autres, la Pétition pour des villageois que l’on empêche de danser. (1822), n’a rien d’une fiction : dans la commune d’Azai par le passé on dansait le dimanche sur la place de l’Église. Ce que le préfet – souvenons-nous qui dota la France, et quand, d’un corps préfectoral – interdit. Tout simplement, parce que l’interdiction d’un préfet vaut pour elle-même. Nous, gens de Véretz, ne pouvons plus aller danser à Azai, dont les habitants sont nos meilleurs voisins. Mais depuis l’interdiction les violons et les gendarmes (viennent) en même temps. Suit un bref développement faussement savant sur l’instrument qui animait – jusqu’à l’opposition funeste – les parvis dominicaux pour s’achever, royalement, par cette affirmation aussi simple que casse-cou et même franchement imprudente, osons, culottée – nous dansons au son du violon, comme la cour de Louis le Grand. La comparaison a de quoi laisser coi même un gendarme d’Azai en 1822. Mais, Courier ne serait pas Courier s’il s’arrêtait là, et c’est exactement ce franchissement que l’on aime, admire et applaudit, il poursuit sans reprendre souffle ; aussi, il faut citer sans quoi on manque l’esprit, l’art, la manière Courier, l’authentiquement pamphlétaire qui ne s’arrête jamais à la première salve mais en a toujours une, et même plusieurs à venir  – dans son autre vie il fut canonnier  – : Quand je dis comme, je m’entends ; nous ne dansons pas gravement ni ne menons avec nos femmes, nos maîtresses et nos bâtards.

Ce qui ne l’empêche pas de glisser des questions véritablement politiques et graves sous les aspects les plus légers, incongrus, naïfs. Ici, celle de savoir quelle peut bien être la nature d’un pouvoir (d’un gouvernement) qui s’intéresse aux danses du dimanche dans les petits villages et demande à son préfet d’en rendre compte au ministre. Tout cela est beaucoup plus sérieux qu’il n’y paraît et va bien plus loin que le son du violon. Il s’agit aussi de se rencontrer, de boire ensemble, de parler, de jouer – au palet, à la boule, aux quilles ; on peut même y faire des affaires ; et des mariages. C’est l’antidote à la violence ordinaire qui se danse là. C’est une petite économie locale, c’est un mélange des générations au centre du village. Aussi, l’interdit de danser – qui dans sa grande hypocrisie n’est pas une défense de faire la fête – fut bravé par certains qui sortirent du village, pour danser quand même au bord du Cher, sur le gazon, sous la coudrette. Mais l’encre n’était pas encore sèche. Jamais Courier ne cesse sur une note nostalgique, jamais il ne s’arrête sur une désolation, ses plaintes sont accusatoires et non de geignements. Il pratique la dénonciation, non la complainte, ni le thrène. La danse sous la coudrette c’est-à-dire hors la place commune, excentrée du cœur battant du village, n’est qu’un pis-aller, pas même une consolation. Tout juste bonne pour une églogue. Tandis que chez nous, paysan ne rime pas avec pastoral, danser c’est manger une omelette au lard, dans le cabaret prochain.

Suit, dans la même pétition – mais qui n’était pas annoncé dans le titre – un développement truculent et hardi à propos des jeunes séminaristes qui confessent les filles sans qu’on y trouve à y redire. Mais ce serait trop de joie en une seule fois, non que l’on soit rabat-joie, c’est plutôt l’inverse. Mais Paul-Louis Courier, Vigneron, se boit à petites gorgées.

 

L’épistolier.

11 Octobre 2022 , Rédigé par pascale

 

Le point commun entre Viollet-le-Duc (Viollet-Leduc), Stendhal, Chateaubriand, Sciascia, Fumaroli, Sainte-Beuve, Robert Desnos est d’avoir cité nommément, à plusieurs reprises ou peu souvent, ce canonnier, vigneron, propriétaire, écrivain, helléniste. Surtout. Avant tout. Par-dessus tout, helléniste. Porteur d’un patronyme à ce point prophétique, oraculaire, préliminaire, prémonitoire à une consonne près, que personne n’ose le signaler en présentation : sa Correspondance fait la part belle à ses œuvres complètes. J’ai nommé, Paul-Louis Courier (1772-1825).Tourangeau en Italie, ayant échappé à plusieurs morts militaires, il succomba à un coup de fusil assassin, sur ses terres revenu.

Bougon et soupe-au-lait, irritable, procédurier, d’aucuns s’en réjouissent : il nous a donné, pour ces motifs, des textes effrontés, désinvoltes, sévères, très sévères à l’endroit du régime des nantis et autres privilégiés, irrévérencieux et satiriques ; Courier, fou de la langue et des textes grecs, qui faisait l’armée buissonnière et aurait donné son cheval pour un manuscrit ancien. Tant « soldat sans vocation et, par suite, sans ferveur » * qu’il pouvait rejoindre un régiment sans monture … ou, pour aller d’un poste à l’autre, prendre six mois – là où il fallait quelques jours – mais, que voulez-vous, il y avait en chemin, des bibliothèques avec des livres grecs ! Il frisa l’accusation de désertion, étant parti sans demander son reste pour rentrer en Touraine, on la lui évita de justesse ; ou envoya sa démission et partit avant de recevoir l’acceptation ; revint un peu plus tard sur cette demande ; réintégra l’armée ; manqua être tué et fut sauvé pour avoir ramassé « un rouleau de louis tombé de sa sacoche » **, son officier n’eut pas cette chance ; quelques mois plus tard – septembre 1799 – ce « déserteur par insouciance »** ignorant le danger pour cause de travail à la bibliothèque Vaticane, ne dut son salut que par l’intervention d’un ami ; de passage à Paris, il travaille à des traductions et rencontre des savants de sa trempe ; retrouve de temps à autre sa compagnie ; écrit tout ce qu’il pense de mal à propos de Bonaparte ; repart en Italie – 1804-1809- où il est à la fois le pire des officiers et l’homme le plus heureux et le plus libre ; l’édition de la BnF, dans la présentation de Coquelin, a cette formule : « fort partisan de l’équitation, telle qu’elle se pratiquait au temps de Xénophon » ; rien à ajouter.

Une de ses lettres les plus célèbres ou connues (mai 1804) – au destinataire non identifié – commence ainsi : « Nous venons de faire un empereur, et pour ma part je n’y ai pas nui. Voici l’histoire. » Suit un petit récit bien léché et ses presque derniers mots : « Voilà de nos nouvelles ; mande-moi celles du pays où tu es et comment la farce s’est jouée chez vous. A peu près de même sans doute. ». Il raconte : le colonel d’Anthouard ayant avisé son régiment de la chose, Courier rapporte son sentiment : « Un empereur ou la république, lequel est le plus votre goût ? comme on dit rôti ou bouilli, potage ou soupe, que voulez-vous ? » Après un moment de gêne, il prend la parole et prêche l’indifférence au nom de la volonté de la nation. Ce qui eut pour effet de rompre l’assemblée de sorte que chacun s’en fut. « On se lève, on signe, on s’en va jouer au billard. » qui était le seul enjeu valable. Car enfin « Bonaparte, soldat, chef d’armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu’on l’appelle majesté. Être Bonaparte, et se faire sire ! Il aspire à descendre*** : mais non, il croit monter en s’égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu’un nom. Pauvre homme, ses idées sont au-dessous de sa fortune ». Quelle férocité réjouissante ! il nous semble entendre déjà un certain Hugo …

Les courriers de Courier sont un régal, un délice, une friandise : ou comment être correctement fort incorrect et incisif ; l’art et la manière de l’aigre-doux poli et joliment maîtrisé par la pratique supérieure d’une langue astiquée aux textes anciens, l’air de rien. Quelques semaines après avoir essuyé de rudes batailles dans la région de Naples (lettre du 9 mars 1806, qu’il faudrait recopier tout entière), il écrit à une dame inconnue de nous, avec l’élégance indépassable de la fausse légèreté (ah ! plus personne de nos jours ne pratique cela – ou quelque rareté, bénie soit-elle !) : « Pour peu qu’il vous souvienne, madame, du moindre de vos serviteurs, vous ne serez pas fâchée, j’imagine, d’apprendre que je suis vivant à Reggio, en Calabre, au bout de l’Italie (…) » ; « car le peuple est impertinent ; des coquins de paysans s’attaquent aux vainqueurs de l’Europe ; quand ils nous prennent, ils nous brûlent le plus doucement qu’ils peuvent » ; et, enfin, redoutable, percutant, définitif : «  On ne songe guère où vous êtes si nous nous massacrons ici. Vous avez bien d’autres affaires : le cours de l’argent, la hausse et la baisse, les faillites, la bouillotte ; ma foi, votre Paris est un autre coupe-gorge, et vous ne valez guère mieux que nous. » ; à un général, en septembre de la même année, le remerciant de la chemise qu’il lui aurait offerte – on sent, à la lecture, comme une moquerie – Courier rapporte qu’il ne fallait pas qu’il se gênât pour lui, car de chemise, il en avait bien une, «  à laquelle il manque, à vrai dire, le devant et le derrière, et voici comment : on me la fit d’une toile à sac que j’eus au pillage d’un village (…) » qui fut peut-être volée mais rachetée pour un écu à un soldat. Cette anecdote recèle une dimension politique indéniable, pourvu qu’on ait (un peu) parcouru les pamphlets, un tantinet plus connus de cet admirable méconnu. En deux phrases ou plutôt en deux mots bien placés, nous savons et avons tout ce que Courier pense, qu’il dira par ailleurs, de la Révolution : je devins propriétaire (de ce morceau de toile) qui permit aux paysans d’accéder à la propriété – serait-elle très modeste – par l’abolition du système féodal et la vente des biens nationaux. Cette toile déchirée et acquise pour un écu, vaut plus que toutes les chemises neuves et propres qu’un Général pourrait offrir. Elle fait allégorie.

Une conviction aux développements parfois paradoxaux que l’on retrouvera dans les Pamphlets, une fois prochaine.

*in l’Introduction à ses Œuvres Complètes en Pléiade, l’un des volumes de la prestigieuse collection qui se serait le moins bien vendu, dit-on. ** Louis Coquelin, in Lettres écrites de France et d’Italie (Édi. 19e) – Hachette-BNF ***Corneille, Cinna II, I

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une archive judiciaire ou presque

6 Octobre 2022 , Rédigé par pascale

     

 

            Il faut faire le ménage et le vide au moins une fois par siècle. Ce que je fais parfois. Et je retrouve ceci que je recopie sans en avoir rien modifié mais avec les précisions préalables suivantes :

            - Cette lettre n’est pas fictive, je l’ai rédigée et transmise à un ami de Jojo connu de moi ; celui-ci la trouva et la lut le jour même où mon ami la recevait, il venait le voir.

            - Georges Courtois a passé plus de la moitié de sa vie en prison, visitant de temps à autre le quartier de haute sécurité pour l’ensemble de son œuvre d’escroc et braqueur en tous genres. En 1985, alors qu’il comparaissait avec ses complices devant la Cour d’Assises de Nantes, il prend en otage le prétoire et le public, autant dire tout le Tribunal, aidé d’un comparse lourdement armé venu de l’extérieur (sauf exception de huis-clos, en France, les procès sont publics et les portes ouvertes ; à cette date, il n’y avait aucune vérification de sécurité pour entrer dans une salle d’audience). C’est lui qui exige la présence des caméras de télévision pour que tout soit filmé en direct qui dura 34 heures, intérieurs et extérieurs. Monsieur Georges est mort en 2019.

 

 

Monsieur Georges et Cher Jojo,

 

            Je viens de lire votre bouquin, Aux Marches du Palais*. J’ai tourné les pages du même geste hâtif que l’avalage d’un ballon de rouge sur le zinc. Et de celui qui en r’demande, dès la dernière goutte en vue. J’en suis sortie sans tituber, sinon de régalade et de rigolade, mêlées d’un coup de chapeau, bien bas, et d’une onomatopée non encore répertoriée par l’Académie à ce jour.

 

 Ma première idée : en parler posément. Le témoignage est formidable. Mais, voyez comme ce mot « formidable » n’a strictement aucun sens, aucune portée, comme il n’est pas à la hauteur. Exit donc cette approche, après une tentative honnête (oui, oui …). Tiens, je l’avais même titré mon truc « Grande Gueule et Courtoisie » et la première phrase était : « Ce temps-là, les moins de vingt ans, et même de trente, ne peuvent pas le connaître. Mais leurs parents, oui. ». Mais, il n’y a pas que ça. L’écriture, jubilatoire. Les dialogues, épatants. Les récits exaltants. Les suspens, permanents. L’émotion, à bord de paupière. L’exclamation, incessante. Oscillant entre « il pousse un peu, Jojo » et « faut mettre ça au programme des concours d’entrée et épreuves d’accession aux métiers de la Pénitentiaire, de la Police, de la Gendarmerie, de la Magistrature, de l’Avocature, de l’Éducation » – ah ! vous en touchez du monde ! - et, pour autant, je savais que mon plaisir n’était pas seulement dû à mon intrusion par effraction dans le monde inconnu des bandits de haut rang, des voyous  classieux, et des anti-héros magnifiques, car, j’en suis certaine, croix de bois, croix de fer, seules la mise en mots, la mise en texte, donnent leur véritable existence à ces faits, je veux dire cette existence-là. Étonnant non ? alors que tout le monde a, chevillée au corps, la conviction que seuls les faits sont concrets, réels, j’affirme, mais c’est mon dada, que seuls les mots font les faits, et même les fondent. Non, non, je ne m’égare pas. Vous me suivez, Monsieur Georges ? Votre bouquin, fallait l’écrire quoi ! Et surtout l’écrire ainsi. Pour que les choses soient.

 

Après, il me reste bien quelques remarques … Mais ce n’est pas ce qui compte, même si elles ont de l’importance, extrême parfois, je ne vous le cache pas, franchement, ce n’est pas le moment de faire une dissertation.  Je vous en lâche juste une, Monsieur Georges, qui me tient un peu à cœur, perso, celle de la datation, pour le dire avec sérieux. Aux débuts de votre carrière, les magistrats avec qui vous eûtes de belles joutes, pour peu qu’ils n’eussent pas trop été juvéniles (est-ce que je suis pas en train de me casser la gueule avec la concordance des temps et des modes ?) ont dû faire leurs études dans les années … 40 … Ça donne une idée de la distance révolue dans laquelle on peut injecter quelques différences – euphémisme – dont il n’est pas question de parler ici, parce que je voulais juste, Monsieur Georges et Cher Jojo, vous assurer de ma très sincère sympathie, et vous remercier pour ce maniement des armes hautement efficace qu’est votre écriture, témoin à charge d’un esprit de belle facture.

             Respectueusement.

 

*Georges Courtois, Aux marches du Palais, Mémoires d’un preneur d’otages. Ed. Le Nouvel Attila, nov. 2015

 

Peindre et mourir.

2 Octobre 2022 , Rédigé par pascale

 

Si je pratiquais la manière journalistique culturelle, j’écrirais : il est trop tard pour New-York, allez à Wien ! Et j’ajouterais, histoire de rendre la suite désirable, que l’exposition fut très en-dessous de l’artiste parce qu’à trop vouloir faire agiobiographique, il y avait bien peu d’art ; nous serons donc consolés à peu de frais – dans tous les sens du mot – de n’être pas allés visiter non point la rétrospective de l’œuvre, mais la vie domestique, familiale, livresque, chosiste, amicale, anecdotique aussi, anecdotique surtout, d’un artiste que le décès précoce rendit sa famille reconnaissante posthumément que l’un des siens fût aujourd’hui glorieux et célébré. Peu encline à la discrétion qui devrait seoir à des proches admiratifs de ce que rien ne laissait prévoir pour l’un de ses rejetons, les sœurs – pourquoi ai-je eu envie d’écrire les « frangines » ? – ont installé un immense et très luxueux agencement de ses carnets de notes d’école, son passeport ou son imperméable – que l’on nomme trench-coat de l’autre côté de l’océan – ses (quelques) livres, des meubles de familles etc.  sans oublier les inévitables séries audiovisuelles sans lesquelles, de nos jours, il n’est plus d’admiration esthétique possible. Tout cela nous fut fort heureusement épargné, le mot est juste, nous n’y sommes pas allés !

C’est à Wien, où je suis retournée il y a peu pour peu de jours et d’heures, que Jean-Michel Basquiat nous fut rendu tel qu’en son art, sans falbala, ni frou-frou, – et sans baratin – pour moi qui ne lis jamais les tartinées introductives aux tableaux – seuls les dates (très importantes les dates pourvu qu’on les mette en perspectives multiples) et les titres quand il y en a – mais Basquiat pratique le sans-titre, l’untiltled, à grand débit et à foison. Ce prénom doublement français, provenu d’Haïti, et ce nom si peu américain font illusion, Jean-Michel Basquiat est bien étatsunien de la Grosse Pomme, né à Brooklyn et mort à Manhattan 27 ans et quelques mois plus tard, après avoir consommé et consumé toutes ses énergies à vivre dans la ferveur de l’instant, l’effervescence et le tumulte de ces années follement déjantées, où il fut l’ami de Warhol, tout le monde sait cela, y voyant de façon simpliste comme dans une causalité élémentaire, les raisons des excès qui le menèrent à griller l’enfant radieux en lui. Un Soleil noir incandescent. Brûlé vif au feu de ses propres démons.

L’Albertina Museum de Vienne, blanc, lisse, sage, doux et propre, aux parquets silencieux et blonds est l’antinomie absolue des murs, trottoirs et fébrilités de New-York ; et ses visiteurs, aux postures faussement captivées, réellement fascinées, peut-être hypnotisées, certainement éblouies, petit regroupement silencieux aux antipodes des clubs et cercles remuants et tonitruants de la mégapole yankee des années 80 du siècle passé. Pourtant, si l’on (se) pose – furtivement – la question de la correspondance du temple autrichien avec l’idole abritée là pour plusieurs mois, on la ramasse et range dans l’instant, réalisant qu’elle est non pertinente, telles ces interrogations incongrues qui vous viennent uniquement parce qu’il paraît plus judicieux de formuler n’importe quoi plutôt rien. Époque salement bavarde. Nous avons cependant quelque chose à y répondre : oui, mille fois oui, ou plutôt cinquante fois soit le (petit) nombre d’œuvres exposées, oui : la violence, la révolte, l’intensité et la profondeur des griffures, des écritures, des ratures de Basquiat n’en sont que plus puissantes, plus prégnantes.

Et ses enluminures.

Un terme qui s’impose à mon goût prononcé pour les échos et rimes intérieures, aussi pour ses lumières encloses, ses courbures, arcures et cambrures magistrales et baroques. Soit ma fascination pour les Vanités – si souvent exprimée ici – a encore frappé, soit Basquiat a frappé au cœur métaphysique – un oxymore – de ma lecture du monde, ce qui pourrait bien revenir au même.

On m’opposera ses couleurs vives, ses teintes acryliques et nouvelles, ses angles et ses traits d’enfant en colère.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ses écritures – mots, noms et dates – sur les tableaux noirs de rage de chagrin de révolte de douleur de préconscience – peut-être, mais personne ne peut le dire – que l’accélération subite d’une existence tourbillonnesque ne pouvait que rencontrer une fin précoce ; ses écritures hachurées pour lointains rappels d’une ritournelle qui ne nous quitte pas – sic transit gloria mundi – échoués sommes-nous dans l’inanité de nos vies achevées depuis le premier jour.

    

 

 

 

 

              

 

         

 

 

 

 

Crânes, os, mots jetés non sur un support destiné à les recevoir, mais sur une surface assignée à les ex-poser, les montrer, crier, hurler - ils nous ressemblent ! - les renvoyer comme dans un miroir, à nous qui ne les aurions jamais saisis sans l’excessive puissance de cet enfant perdu, jeté, dans un monde si violent, lui si fragile, rattrapé par des passants pas toujours honnêtes, l’enfant désarmant-désarmé, revenu à l’origine du tout à partir de rien.

Il est des cris et des silences qui valent même douleur, et le noir incarné pour tatouage de son destin. Basquiat qui fut aussi de tous les combats et luttes anti-racistes,

 

 

 

 

 

 

 

donne au policier noir un crâne pour tout visage et le mot Irony pour légende d’humour de même couleur,  n’est ni drôle, ni fade, ni mou, mais impossible, stricto sensu in-vivable ; noire n’est pas la couleur de la force, noire sera la couleur de la révolte. Il faut de solides appuis pour tenir son destin. Celui de Basquiat, inscrit dès sa venue au monde, c’est le sens de ce mot, a le poids du métal – Iron man – peut-on lire aussi sans changer aucun mot. Et toujours, regardons bien, ces fils en guirlandes et volutes dont on ne sait s’ils tiennent une marionnette intérieure ou s’ils en montrent les veinures.

 

Chevalier de toujours, de nulle part, déjà mort au combat ou revenu d’outre-tombe, blessé, pansé, ouvert, disséqué, toute chair disparue comme un gant retourné, sauf un lambeau rose au bout de son pied gauche… le combat de Basquiat était perdu d’avance, tant de fragilités à dire dans l’en-deçà des mots. Intensité du tacite en soi. Et ces aplats gris-bleus-gris-blancs-gris qui tant (me) rappellent l’autre douloureux à vif de tout, Nicolas de Staël.

 

 

 

 

Les deux qui se regardent sans pouvoir se voir et pourtant se répondent. Masques mortuaires en diptyque flottent au-dessus des eaux dangereuses où rient les crocodiles que les enfants adorent autant qu’ils les redoutent, dont ils ne peuvent s’empêcher de parler, comme du loup… 

 

 

 

 

 

 

 

Intensité du Noir. Cérébralité du Noir. Invisibilité du Noir. Luminosité du Noir. Matité du Noir. Profondeur du Noir. Le noir est, évidemment, une couleur. Il est celui de la peau, de la vie, des combats, de la pointe des choses et du monde, du pinceau et de la plume.

 

 

AH ! je sais que rien de ce que j’ai écrit ici, ne trouverait grâce auprès des experts, et cela me ravit.

Le temps passé ... à la moulinette.

28 Septembre 2022 , Rédigé par pascale

 

Il y a (belle) lurette que la patrie reconnaissante a mis le passé-simple au rang des grands morts de la langue française avec l’imparfait du subjonctif, le présent du même s’épuisant parfois encore en état de mort cérébrale et fautive par oubli de ses règles d’emploi, tant à l’oral qu’à l’écrit, bien qu’elles aient été apprises dans une vie scolaire antérieure. Notons l’incroyable méli-mélo inventé par ceux qui refusent — pour une fois et incompréhensiblement — de chasser un subjonctif qu’ils honnissent par ailleurs, lorsqu’une proposition est initiée par après que. Mais, ayant vaguement cru entendre qu’il faut pourtant le faire au profit de l’indicatif, ils usent alors d’une ruse grossière en donnant quasi systématiquement le passé antérieur dont ils ignorent jusqu’au nom – après qu’il eut permis, dit, voulu etc. – parce qu’à l’oreille qu’ils ont fausse, il pourrait bien « passer pour » un subjonctif valable, l’absence d’accent circonflexe ne passant pas, elle, pour un crime majeur. Cela donne à longueur de charabia, notamment journalistique mais pas que : après qu’il eut donné sa version des faits etc. … quel que soit le temps de la proposition principale pour sauver l’apparence d’un subjonctif  tout en voulant « faire entendre/lire » l’indicatif pour calmer les grincheuses, alors qu’en toute simplicité et facilité, avec une principale au présent, il faut écrire et dire : après qu’il a donné sa version, son énergie, son temps, ses économies … ses légumes, après qu’il a mangé, qu’il a dormi, qu’il a maudit les pinailleuses, les acribiques etc. On résume : la question de l’indicatif après après que, doublée de la concordance des temps dudit indicatif entre propositions, sont deux opérations connexes mais différentes – au programme de l’enseignement des règles d’usage de la langue française dès le plus jeune âge, ah ? on me dit que ce n’est peut-être plus le cas ! On rappelle qu’on peut toujours détourner paresseusement mais plutôt élégamment la difficulté ainsi : après avoir donné, avoir mangé, avoir dormi, lu, et mille fois au moins avoir maudit la maudite pinailleuse jusqu’à la fin des … temps !

Mais je n’en suis point encore à l’objet de mes fourmillements : la confusion d’usage entre le plus-que-parfait et le passé-simple de l’indicatif, [ j’ai déjà dit mon incompréhension abyssale de l’indistinction courante entre imparfait et futur, avec accompagnement du présent ; là on frise la désorientation : il dit qu’il allait sortir, en lieu et place de, il dit qu’il va sortir : l’emploi d’un passé – qui s’appelle imparfait, certes ! – pour signaler une action future, me laisse sans voix, enfin, presque.]  et revenons au mode confusionnel dorénavant en circulation dans toutes les conversations et les écrits publics et privés. On ne dit pas, ergo, on n’écrit pas y compris dans la rubrique des faits divers : tel jour à telle heure « tous les membres d’une même famille avaient perdu la vie » : cette horreur étant accomplie pour toujours, on la doit reprendre au passé composé, ils ont perdu la vie (alors qu’ils étaient partis en vacances ou en balade). Il faut noter, avec une certaine satisfaction, que ce passé-composé-là, par le petit coup de pouce de son auxiliaire, prend des airs de présent atemporel et définitif et, à ce titre, que la logique, la sémantique, aussi notre intuition sont satisfaites ; qu’il soit accompagné d’un participe passé, rectifie l’illusion en équilibrant le tout en quelque sorte. Enchantement, fascination et ensorcellement des conjugaisons françaises !

A ce propos, aurait-on oublié que notre langue comporte, pour conjuguer ses verbes, quatre modes qu’on pourrait dire « actifs », cinq avec l’infinitif invariablement lui-même. [Je rechigne, en revanche, à appeler « mode » le participe, dont l’accord, quand il se fait, relève de règles substantivales.] Leurs temps sont ainsi répartis : huit (8) pour l’indicatif – on n’oublie pas les passé et futur antérieurs forts délaissés ; quatre (4) pour le subjonctif ; trois (3) pour le conditionnel, dont deux au passé ; deux (2) pour l’impératif. Ce qui fait 15 possibilités pour les conjugaisons à 6 pronoms personnels sujets, [on fera un seul et même lot pour on, il et elle au singulier, et ils et elles au pluriel, qui n’affectent en rien la conjugaison] auxquelles on ajoute les deux (2) possibilités à 3 personnes seulement à l’impératif. Récapitulons : 6 x 15 = 90 d’un côté et de l’autre 3 x 2 = 6 soit, 96 occurrences possibles de conjugaison en langue française par verbe, l’infinitif comptant pour des prunes ou des nèfles, comme on veut. Nous parlons des verbes non défaillants, les autres, que la grammaire appelle défectifs — neiger, pleuvoir, s’agir, choir … nous faisant bonheurs, régalades, plaisirs et défis tout ensemble — en nous réservant bien d’autres fils à détordre.

De cette éblouissante valse à mille temps, nos paresses et ignorances conjointes ont fait un mauvais pas de deux qui vire à la danse macabre.

L'entre-moi

22 Septembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Il reste des mots en trop tombés de mes paupières

sur le sol, mi, ré, do d’un clavier sourd et muet

 

*

 

Trois gouttes de pluie par le cou se tenant

 rivière de diamants roulant à ma fenêtre

me font mille reflets de la noirceur du monde

 

*

 

Le tambour lourd des tourterelles

roule et coule

aux doigts du poète

ses rouges ongles rouges troubadours

 

*

Ouïr les sons dans l’air

et les tricornes rire

sur des vélos bleus

*

Le soir

tombe

en jupe plissée noire 

le jour

point

de blanche dentelle

*

 

La montre se cassant mit le temps en apnée

course folle des nuages blancs me grise

ce cordage qui grince jusqu’à la fin du monde.

 

*

 

D’hyver le virelai tout recouvert de froid

met son jupon maudit de chagrins et de peaux.

La vie s’amuse à mésoffrir ses joies

avions-nous rendez-vous à la colline du Pnyx ce matin ?

 

*

 

Un contre-temps fait coup d’épée dans l’eau

sinon les papillons et les alérions

 

       *

La sorcière chiffonnée

racramacaie disgracieuse

    s’est noyée dans le lac

    voûté creusé larmier

par la brume soudaine,

et ses pas difformés

où je me suis perdue.

 

*

Ma vie,

une appogiatura dans le néant du monde.

 

*

Quels seront de la dernière phrase

le dernier mot

et sa dernière lettre

amuïe et tue

es-tu

muette

et final

le point.

*

 

Penser au vif de soi

du secret la longue lame

et périr corps et mots

sous le poids de son âme

 

*

 

L’Être-poète touche le mot juste avant qu’il ne tombe en poussière, du bout de ses mitaines il effleure le froid souffle un grand courant d’air qu’il emplit de roseaux de flûtes et de stryges et bouscule et traverse des tourbillons de feu.

 

            *

Nous sommes tant d’amis posthumes les uns aux autres 

à n’avoir eu que des vies d’avant.

 

           *

Regarder sa folie attendre au bord des mots

hésiter se lever dans un matin qui danse

 

*

  un arracheur de sons

 écarisseur du sens

briseur du temps

voleur des ciels

brûleur des jours

pilleurs des nuits

compteur de rien

orpailleur de silence

heurs après heures,

un rêveur passe

*

 

Il arrive que

des mots fondus de glace au feu

deviennent une ligne, un ruisseau, une rue,

un fil grisâtre, un ru, un filet tout troué tendu

dessus le rien au fond de quoi

nous compterons les morts.

 

*

Sous l’orage le jasmin a pleuré des pétales rouge sanglot

*

Tempêtes au Musée

18 Septembre 2022 , Rédigé par pascale

 

Il y en a qui « ont piscine » et d’autres, robe de chambre pleinière. Avouons quand même que ne pas céder aux clichés, c’est autrement mieux, même si l’auteur de la seconde expression n’aurait pu user de la première, ce n’était pas l’époque. Pour autant, il ne donne pas dans la platitude, ce n’est vraiment pas son genre. S’il y a – mais il n’y en a pas – quelque vertu à ce que la pratique des auteurs classiques se soit perdue, ce pourrait être qu’ils échappent ainsi à la chute de leurs meilleures expressions dans le domaine public qui fait d’une trouvaille, d’une vérité scientifique ou d’un raisonnement, une formule à tout faire et surtout n’importe quoi. Si Diderot avait fait florès de sa robe de chambre pleinière, nul n’aurait plus à se demander s’il parlait de la vieille bleue ou de la nouvelle écarlate, ni même qui parlait, le psittacisme des clichés se suffisant à lui-même, c’est son principe. Un jour de février 1767, il y eut en effet, remplacement furtif et sournois de sa robe de chambre râpée, usée, fourbue, par une neuve et de belle facture. La fautive, la coupable de ce geste d’autant plus vil qu’il était plein de suffisance, devenue riche par matrimoniale union avec Pierre François Geoffrin, était fille du valet de chambre de la dauphine de France. On aurait bien envie de faire le lien direct entre le métier de papa et la nouvelle robe de chambre de Diderot – nous sommes de l’ère post-freudienne – nous éviterons aussi de traduire son irrépressible désir d’avoir auprès d’elle les esprits les meilleurs et les plus brillants qu’il se pouvait, en équivalent sublimatoire de ses propres lacunes. Ne soyons pas trop perfide, elle subventionna, pour partie, l’Encyclopédie.

Il se trouve que par une de ces curiosités rhizomiques qui m’embarquent en un point précis mais me débarquent après un très long périple et tortueux voyage fort loin d’où je suis partie et sans savoir où je vais, je retrouvai la robe de chambre pleinière de Diderot dans une note de ses Salons. Qu’allai-je donc chercher ou vérifier qui n’était point tant diderotien que, probablement, pictural. A ce point de mes déviations, crochets et autres picorages affamés, je m’arrête à Vernet, son peintre favori, celui pour la Tempête duquel, il dit qu’il aurait tout abandonné – un tableau semble-t-il perdu aujourd’hui – ce qu’il clame et proclame dans le fameux texte publié en 1769 – Regrets sur ma vieille robe de chambre* un petit bijou d’ironie piquante et de dérision poivrée, qui ne paraît pas en introduction de mon édition Salon iv chez Hermann, alors qu’il y aurait pris place dans d’autres éditions. Qu’importe, nous ne sommes pas dépourvus, la bise n’est point encore venue. Mais je m’égare …

Il faut reconnaître à Diderot que je pratique avec une modération qui frise l’ascétisme – mon xviii ème siècle étant celui de Hume, Rousseau et Kant – une plume trempée tant dans la drôlerie que dans la finesse et l’impertinence ; je n’ai pas la certitude, en revanche, que son œil soit toujours à la hauteur de sa plume, qui, lorsqu’elle estime que le pinceau n’est pas à son niveau, se contente de jolies descriptions, ce n’est pas si mal, mais enfin c’est un peu court. Dès qu’il s’agit, en revanche, d’aller au-delà, pas toujours pour des raisons avouables, dont la mauvaise foi couplée à des formules assassines, j’ose le dire, c’est un pur bonheur ! Pour le Vernet dont il ne nous reste que l’évocation, mesurez le sens de la formule, beaucoup plus équilibrée mais redoutable dans le maniement du non-dit : La reconnaissance a eu son moment, il faut que l’équité ait le sien. Cela fait probablement plus de deux ans, qu’il a acquis la Tempête**, la contemplation s’est-elle usée, l’admiration rafraîchie, Diderot n'est plus aussi dithyrambique, il a quelques réserves, estime qu’il y a, dans toute sa beauté, des reproches à lui faire, il n’y manque pas d’ailleurs, par petites touches cependant. Plus loin, d’une autre Tempête, il a cette phrase qui est d’un écrivain mais non d’un critique d’art : L’orage, à peine éloigné, tient encore le ciel en désordre.

J’avançai donc dans les Salons, me promettant – ainsi le fait-on quand on va au Musée – qu’à coup sûr on reviendra, il le faut. C’est le vieux contentieux entre l’émerveillement et la frustration qui nous fait traîner les pieds, précisément ici, tourner encore des pages. Et la sérendipité fit tout ce qu’elle avait à faire, elle le fit au mieux, elle me mit, à deux reprises et à deux cents pages d’écart, comme quoi il faut toujours insister un peu avec elle, en présence d’un Diderot auquel on a juste envie de dire : ah ! Monsieur, approchez que je vous embrasse ! Dans Salons iii, je rencontre et découvre tout ensemble Madame vien. Diderot lui fit un sort dont, s’il n'était si aiguisé au sens de acéré, serait un modèle d’acuité au sens de vivacité. Diderot, c’est certain, n’aime pas Madame Vien. En 13 lignes, ou plutôt 8 phrases dont plusieurs sont semi-coupées par des points virgules, ce qui leur donne à la fois le souffle court et le mouvement long, Diderot exécute – je ne vois pas d’autre mot – Une Poule huppée veillant sur ses petits, dont il dit à la suite faisant élision de verbes : Très beau petit tableau ; bel oiseau, très bel oiseau ; belle huppe ; belle cravate, bien hérissée, bec entrouvert etc. Je me force à ne pas tout citer. C’est très très drôle et s’achève ainsi : Je fus surpris de sa poule ; je ne croyais qu’elle en sût jusque-là. *** Mais c’est pour mieux ... achever son Coq-faisan, doré de la Chine, juste après. Belle duplicité, élégant double langage, on ne sait plus, sept lignes plus loin, si Diderot se moque de nous ou de Madame Vien dont il souligne, finalement, l’immense talent d’imitatrice, jugez-en. Alors qu’il note dès l’entrée qu’il est froid d’expression, et qu’au fond la poule huppée avait bien plus de force, qu’on dirait presque de lui qu’il est un oiseau de bois, et après quelques formules pour faire dériver l’intérêt du lecteur, il termine ainsi, grandiose dans la déloyauté honnête – mais oui – puisqu’il dit à la fois que Madame Vien a du talent et à la fois qu’il ne s’est pas trompé, tout en disant l'inverse. L’honorabilité de chacun est ainsi préservée : Réparation à Madame Vien. J’ai dit que son coq était sans mouvement et sans vie ; et je viens d’apprendre qu’elle l’a peint d’après un coq empaillé.

*cf ibidem Archives, Regrets, 24 novembre 2020 **Vernet en peignit plusieurs, on trouvera donc différentes toiles ainsi intitulées mais pas celle de Diderot.*** elle : madame Vien, à l’évidence.

Mélanges, miscellanées, miettes - 19

14 Septembre 2022 , Rédigé par pascale

 

Soudain, vous entendez ceci qu’on vous dit joliment :  J’écris comme celui qui jette l’ancre et, juste après, L’encrage des mots – qui sont de deux poètes. Et puisqu’en entendant vous écrivez dans votre tête, vous l’avez reporté ainsi dans le cahier de votre for intérieur : « j’écris comme celui qui jette l’encre », pour le 1er et « l’ancrage des mots » pour le second. Ce qui ne fait ni offense ni non-sens.

Mais, le premier est Italien. Et son ancre c’est l’ancora, celle qu’on jette à la mer. Et si l’on vous avait traduit le second en italien – il est Français – on aurait dit, son encre est inchiostro (notez le masculin) et l’inchiostrazione l’encrage. L’écho que l’homonymie autorise en français, est impossible en italien. Mais pourquoi fallait-il que, dans le même instant, D’Annunzio (Nocturne) et Ponge se retrouvassent sous ma plume ?

*

Je sais que je pense ne signifie pas que je sais ce que je pense. Là est toute la distinction entre le raisonnement de Descartes, d’une part, et l’entreprise psychanalytique de l’autre. Nous avons besoin des deux, la seconde se pourrait-elle sans la première ?

*

André Breton, in Clair de terre

« Nous n’avons pas fini de désespérer si nous commençons. »

« A cette heure où la nuit pour sortir met ses bottines vernies » ibidem – Ligne brisée (à Raymond Roussel)

« (…) le seul parfum aimanté de la rose grise. » Ibidem – Au lavoir noir

*

Lu dans l’article d’un scribouilleur qui se pique de soigner les mots, le tout emballé dans un papier journal à parution hebdomadaire, l’étonnement dudit curé du vocabulaire qui n’y connaît que pouic, lu adonc, son étonnement – à sa place, moi, je n’aurais rien dit du tout – d’apprendre que le mot biberon, vient du verbe latin bibere qui signifie boire ; il croyait (!) et le dit à ceux de la France entière qui le lisent, qu’il venait de bébé. Soit ! on peut croire des fadaises, mais lâcher ses ignorances au monde entier, c’est quand même un peu fort de café, ou de lait en poudre.

        *

A trop fréquenter qui voit tout en noir, on repeint son propre monde en gris, surtout si l’on a tendance à ne pas voir la vie en rose

                                                                     *

« Pauline passa au confessional une demi-heure fort agréable. » (Remy de Gourmont – Mauve – in Couleurs). Voilà ce qui s’appelle bien commencer un texte.

                                                                     *

Ce n’est pas le cas de ce qui suit, récupéré de la « présentation » d’un recueil de poésies – je n’ai évidemment gardé ni où j’ai fait ce ramassage lamentable, ni qui l’avait commis : « Un instant de poésie, magique, qui l’espace d’un instant nous fait oublier les vicissitudes du temps » ! (le point d’exclamation est de moi.) L’adjectif magique devenu insupportable tant il est servi à toutes les sauces – cela fait une indigestion – coincé entre deux instants dans la même phrase, laquelle est assaisonnée – restons dans la métaphore cantinière – des vicissitudes du temps qui (me) donnent des aigreurs d’estomac ; et là je sature l’espace d’un instant, j’aimerais tant aussi pouvoir oublier ! Wittgenstein ne disait-il pas, qu’il faut taire ce que l’on ne peut dire ?

*

Mesurons bien cette évidence fort simple, aux conséquences incommensurables : l’homme est le seul être vivant qui s’habille.

*

Rareté du prénom Restitude. Déjà inaccoutumé au féminin, il est masculin dans un roman d’Angelo Rinaldi – La confession dans les collines.

*

On reprend toujours avec plaisir un peu de Remy de Gourmont :

« Victor Hugo prétendait ne lire que les livres que personne ne lit. J'ai une tendance à la même dépravation » (in - Le Problème du style).

« La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l'intelligence » (Epilogues).

*

En 1910, Chirico joue avec la beauté, imagine et réalise ce qu’il veut : il peint « Le Chant d’amour » où l’on voit réunis des gants de boxe et le visage d’une statue antique. Il peint « Melancholia » dans un pays de hautes cheminées d’usines et de murs infinis. Cette poésie triomphante a remplacé l’effet stéréotypé de la peinture traditionnelle. C’est la rupture complète avec les habitudes mentales propres aux artistes prisonniers du talent, de la virtuosité et toutes les petites spécialités esthétiques. Il s’agit d’une nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et entend le silence du monde. – Magritte in Les mots et les images. - éd. Labor 1994 –

*

« Je pense parfois que les bons lecteurs sont des oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs. » Borges.

En effet, mais ce n'est pas le cas des boulimiques, avaleurs de livres, – quelle que soit leur qualité littéraire – ils ne sont pas de bons lecteurs. Ce sont des affamés, dont la voracité remplit du temps devenu indisponible pour l’analyse, et l’insatiabilité favorise l’indistinction par risque d’étouffement. Le cumul systématique chez ces lecturomanes, ces dévoreurs de livres, est celui des compulsifs, qui lisent pour lire, prenant la fin pour le moyen et inversement. Paradoxalement, leurs lectures obsessionnelles ne les éclairent pas, mais les enferment. Jamais ils n’y font référence dans une conversation policée ou instruite, jamais ils n’en retiennent quelque passage éclairant, leur esprit, strictement occupé à mastiquer du contenu, s’est étriqué au point que leur capacité d’émotion et d’admiration, de réflexion aussi, a disparu.

                                                                        * 

Wassingue est un mot masculin pour Colette (Paris de ma fenêtrePléiade IVp. 618 : l – « le wassingue  noir » … mot déjà usité dans Le Képi : « J’allais chercher des « wassingues » et le secours de Maria. ») qui avoue – quel bonheur ! – une certaine tendresse pour Madame Vigée-Lebrun. Aussi, quand une note bien venue – ibidem, note 3 pour la page 628 – rappelle que « Plusieurs photographies de cette époque montrent l’auteur de Chéri avec un ruban dans les cheveux « “à la Vigée-Lebrun ”, disait ma mère » (Sido, t. III, p. 513) ; j’en suis toute enrosie à l’intérieur. Enrosie est ici une pure invention de ma part, à force de lire Colette, forcément, ça déteint  …

*

         Et syrinx – féminin pour les dictionnaires – est masculin pour Rimbaud. De la famille des flûtes, elle est aussi – orthographiée syringe – une sépulture thébaine. J’en profite – tout est bon sur ce terrain – pour rappeler que le mot Sphynx se dit et s’écrit Sphynge au féminin – il arrive que l’on voie ceci : la Sphynxe. Enfer et damnation !

*

Aujourd’hui 14 septembre, je ne suis pas la seule à l’avoir trouvée, mais je ressors chaque 21 Juin, mais pas seulement, la douloureuse expression : défaite de la Musique. Ne peux pas m’en empêcher.

*

Et toujours dans la presse (locale, régionale, nationale) : Untel soutient Untel sur telle circonscription. Quand je lis cela, je vois Untel porter l’autre à bout de bras au-dessus d’un pâté de maisons, d’un nid de coucous ou du vide, faisant effort pour qu’il ne s’écrase pas en-dessous. Ah ! comme je regrette n’avoir pas la pointe agile de Caran d’Ache. (1858-1909).

*

Rapportées (ou citées) par Athénée in Les Deipnosophistes :

L’empereur Trajan, se trouvant en Parthie à bien des journées de la mer, Apicius lui fit parvenir des huîtres fraîches conservées par un procédé à lui.

Ce qui s’appelle rester sur sa faim, l’anecdote cessant là.

*

Jusqu’à cet instant ou presque, j’ignorais que la serviette pliée que le garçon de café porte toujours à son bras s’appelle liteau. Mais en y réfléchissant bien, aucun garçon de café ici – qui n’est pas Paris – n’en porte jamais. Faut-il ajouter ce détail vestimentaire au portrait sartrien ?

*

Dans le courriel – le mail bien sûr ! – qu’un proviseur d’un grand lycée de province envoie à l’ensemble des parents d’élèves à la suite de l’agression d’une enseignante, il « apporte tout son soutien au professeure » et termine par « Bien cordialement ». Serait-on dans l’émotion, on se doit de n’être pas négligent, c’est même le premier respect. Alors 1) apporter tout son soutien, ça commence à faire petite-mécanique-non-pensée-de-premier-ministre-fatigué 2) au est la contraction de à le, donc il faut choisir : soit ôter le « e » à professeur, soit écrire « à la ». Dans les deux cas, la formule n’est pas particulièrement chaleureuse. Enfin 3) la fameuse et insensée expression qui fait prendre votre correspondant pour celui à qui vous êtes lié par le cœur – cordialement – ici plus de mille cinq cents destinataires – est, elle aussi, le signe de mots non choisis, non voulus, non élus. Pour un représentant de l’Education Nationale, franchement … peut mieux faire !

*

Une brève présentation de Lacenaire, bourgeois déclassé et poète à ses heures, tranche avec la clientèle ordinaire des cours d’assises. Quand on sait qu’il mourut sous la lame de la guillotine !

 

Broquille du samedi.

10 Septembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Le principe de cruauté. En deux mots comme en quatre, voici un titre dont j’avais oublié qu’il se tenait là, entendez, bien à sa place. Mais parce que Le principe de cruauté comme livre, n’est pas très épais, il avait disparu de ma circulation visible sans être pour autant sur une voie de garage. Nous ne savons ni pourquoi ni comment, notre cerveau se substitue à notre personne tout entière, les jours de lassitude, et se souvient pour nous, de ce dont nous avions oublié de nous souvenir nous-même, il nous tend sa main pour sortir de l’amnésie ce qui ne devrait pas y être. Le principe de cruauté était un peu coincé entre L’école du réel et Le choix des mots. Clément Rosset – un nom qui, à l’oreille, désavoue son prénom, lequel, l’ayant anticipé, tient son mensonge par devers lui – l’auteur donc de ces trois titres et de bien d’autres, n’a pas toutes mes faveurs, mais enfin, il trempe un peu sa plume là où d’autres renvoient leurs crachats. De ces deux mots, principe-cruauté, que faire, tandis qu’à chanter un peu trop haut quelques oiseaux s’efforcent et que j’entends siffler le train ?  Clément Rosset peut-il me seconder un peu, ou le titre est-il à lui seul suffisant pour broder une broquille, babiller une babiole, brichebrocher une broutille ?

Dès l’entrée – mais pourquoi le mot introït m’est-il venu d’abord ? – Rosset pose que le domaine réservé de la philosophie ne peut être qu’une théorie du réel, en d’autres mots, le résultat d’un regard porté sur les choses. Certes, certes, mais Ponge n’a-t-il pas déjà tout dit et tout écrit là-dessus ? J’avance un peu, dubitative, tournant des pages durcies de jaunissures, annotées, surlignées, dans lesquelles je peux relever par l’artifice des traces, quelques états d’âme de mes réflexions passées, ce qui est à la fois contradictoire et vain, à quelques exceptions près. Je comprends dans un mouvement d’ensemble, que ce titre légèrement plurivoque, ne m’avait pas porté à la meilleure solution, en son temps. Mais les temps sont révolus et à la lumière sombre de mes sidérations présentes, je les entends autrement que dans les mots du philosophe, on n’est jamais trahi que par les siens ! Et je reviens aux sources. Il y a, par principe, dans toute cruauté, une composante sanglante, une réalité cruentée, une cruentation essentielle et inhérente, que l’étymologie révèle crûment, sans cuisson et sans mijotage. Par principe, la cruauté – convoquons Lévi-Strauss plutôt que Rosset – est la marque de tout ce qui n'a point été attendri par la chaleur, le foyer, l’humanité, laquelle est la seule, la seule, dans l’ensemble des êtres vivants à cuire ses aliments et les apprêter. Au risque de s’y brûler. L’accusation de cruauté est de crudité et jette l’autre dans l’animalité, ce qui est le meilleur moyen de le nier en tant que personne ; au moins, c’est simple, d’un mot, le voilà anéanti, renvoyé à rien, jeté dans le vide. On aurait envie de dire, si l’on avait soi-même ces intentions sanguinaires, que c’est celui qui l’dit qui y est, comme à la récré, la cour de récréation où les mômes font la bagarre, histoire de se prendre pour des grands (pft…).

Il me revient aussi que Montaigne, en sa grande sagesse, a trouvé la formule. Une minute, je cherche. Voilà : Essais, Livre ii, Chapitre xide la Cruauté, duquel j’extrais cette expression remarquable : un essay à fer esmoulu (avec des armes aiguës et tranchantes, ce qui nous replonge dans un bain de sang !) – aussi, Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extreme de tous les vices. Le bon Montaigne qui connaissait son latin, remet toujours les mots à leur place. Adonc être cruel, ce n’est pas un défaut qui s’entendrait par affaissement de quelque gentillesse ou bonté, c’est la négation même de l’autre, de l’humain. Toujours revenir aux sources : Des Cannibales i, xxxi où le principe de (la) cruauté est tout entier contenu : seuls les mangeurs de chair crue et buveurs de sang sont des êtres cruels, qui-vous-croquent-tout-crus, ce sont les ogres dans les histoires qui font peur aux enfants. Tandis que les Cannibales de Montaigne, eux, font cuire, rostir et mangent en commun leurs ennemis morts, et, signe suprême de leur humanité en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absens. (citations dans la graphie originale). Ne traitez pas trop vite vos amis de cruels, vous pourriez vous en mordre les doigts jusqu’au sang, il n’y aura que vous à en souffrir.

La Mort provisoire de Patrick Laupin

4 Septembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Voyez comme les mots sont farceurs et mauvais plaisantin leur arrangement parfois. C’est pour mieux réparer la vie, tel un objet  ou un jouet,  un peu cassée, fêlée, disloquée , pouvoir la rétablir ; ils sont là depuis le Commencement, dit-on, mais on ne sait pas qu'ils sentent si bon le bois de charpente, l’atelier de réparation ; nous n’en faisons pas suffisamment ou pas assez bien provisions, et ne les gardons pas en réserve, mais les laissons filer et passer et trépasser et ne repasser pas, tandis que seule la vie, la vie seule n’est jamais réapprovisionnée. Patrick Laupin, en trois mots nous a tout chamboulé : il a poncé le vrai avec le faux, lustré le moche avec le beau, raboté la douleur par la douceur, mélangé les couleurs et les vernis, de ce qu’on croyait à jamais irréparable – la vie – il a Malgré tout, tel Baudelaire en exergue, fait merveille dans l’impalpable.

Si provisoire est la mort, nous ne pouvons ni ne devons y rester, lui élever des monuments perpétuels, sempiternels, éternels. Il faut la broyer non dans le noir mais dans l’air bleu, la jeter du haut d’une falaise bleue, cueillir le lys bleui, faire corps avec la couleur de phrase, la vie est un maître-verrier. Nous n’effacerons ni la douleur, l’injustice, le malheur, la cruauté ; nous ne renverserons ni l’idiotisme social, les faillites et les fardeaux, ni ne consolerons le petit enfant do qui pleure. Mais si provisoire est la mort, il se peut que, dans la vie, on la puisse détourner. Oh ! il ne s’agit pas d’une manœuvre, d’une tricherie, d’une ruse ou d’un pari. Les mots de Patrick Laupin sont bien trop beaux et doux et tendres, fragiles et pesés aux secrets du silence pour être confondus avec un exercice de style, une plastique de la volonté de puissance que serait la résistance à tout ce qui nous tue ; ou, peut-être pis encore, un aménagement des peines, un compromis avec nos chagrins, non. Il y a dans les mots dont Patrick Laupin se saisit sans aucune exclusive – les simples et les faciles, les connus et usagés, les graves, les pointus, les fins, les gros, les rares, savants ou spécialisés, inconnus ou inventés, souvenus ou retenus, les mots, tous les mots – une charge poétique intrinsèque, comme on parle de la charge d’un atome, qui font de ses phrases, de ses pages, de ses livres, une lumineuse théorie – on sait qu’en grec, ce mot signifie contemplation – du poétique, cet artisanat délicat et puissant qui métamorphose et transfigure ce que l’on voit, entend, touche, goûte, sent, en une esthétique – celui-ci, venu aussi du grec désigne la/les sensation(s) – renversante. La mort, à cette thaumaturgie fabuleuse, ne peut être que provisoire.

C’est dans les mots, dans leurs placements, rapprochements, les inattendus échos qu’ils n’avaient pas isolément, mais en les laissant se frôler, se frotter, se froisser et chiffonner, se consoler les uns aux autres, se prêter, s’offrir, s’aimer, c’est dans les mots que le monde existe – Il y a la terre et les arbres. C’est une phrase. Mais écoutez cela … le vent berce la sévérité janséniste des châtaigniers. Cher Patrick – vous permettez ? – la sévérité janséniste des châtaigniers ! Voilà bien, selon moi, mais qui suis-je ? le touché-juste, la note juste, le trait juste, ce qui fait que ces mots se devaient d’être dits-écrits, qu’il ne se pouvait pas qu’ils ne le soient pas, que leur inexistence sous cette forme n’était que contingence ou errance, et leur nécessité présente, une obligation d’être. Dorénavant, de tout châtaignier de par le monde, peut advenir admirablement une sévérité janséniste que personne, personne avant le Poète n’avait soupçonnée. Cette vibration de l’univers, du minuscule – Le petit bruit de la bouilloire qui fait venir le mourir ému jusqu’à soi – jusqu’aux génies des peintres – Marquet, Nicolas de Staël, mais j’entends Van Gogh dans Et qu’une chaise éclaire le repos de la chambre et Malevitch dans sur carré blanc, avec eux les profondeurs du ne pas – s’articule et se désarticule tout ensemble en clinamens verbaux qui se tiennent et se retiennent entre eux. Thaumaturgie de l’art de l’accrochage, du crochetage par le trait d’union, qui fait inséparablement distinguer et se compléter la vie hémisphérique du poète, qui toujours écrit dans le grand abécédaire mort-né des débutants. Contre-feu ; double-fond ; mi-dire ah ! ce mi-dire qui repassera avec des mi-mots ; entre-deux ; maître-verrier ; colin-maillard ; mi-dite ; demi-teinte ; mort-vie ; vie-mort ; sur-passeur ; mimes-réflexes ; mal-nés ; passe-muraille ; mi-prière ; contre-forme ; sous-parler. Pourquoi cette attirance – je parle de moi – pour ces petits arrangements qui n'ont rien à voir avec la familiarité de qui a définitivement lié sa vie et les mots, sinon parce qu’il y a là toute la puissance du simple, ou – supériorité magistrale du poète sur le philosophe – comment montrer dans la frugalité des mots un intense pouvoir, tandis que le raisonnement échoue à le développer : il suffit – car L’inspiration est une paroi précaire –  que le poète saisisse les petites lettres pour se faire ami avec une phrase.

Plus je tourne les pages et les reprends, après l’ordre ordonné de la première lecture, dans le désordre de leur propre décision à s’ouvrir là plutôt que là ou au hasard d’un feuilletage dorénavant aléatoire, plus je m’émerveille – ne devrait-on point décider de l’existence de l’adverbe alicieusement ? – de côtoyer des porcelaines et des commodores, des scribes et des buchettes, des caraques, une massette, ou de balèzes haltérophiles. Mais, mais, ne vous y trompez pas. Ce livre est d’abord et avant tout, celui des miniatures du silence, qui s’interposent si souvent entre les souvenirs et les mots. Alors, pour ne pas se taire, se taire ce serait mourir, il faut emplir un peu, beaucoup, de ces interstices, entre-ouvertes fenêtres entre soi et soi-même, il faut tenter, tenter seulement de les combler, si peu, pour n’être pas aphone du sans voix.

         Il faut s’arrêter aussi – et d’abord devrais-je dire alors que je termine – au premier texte, la première page, ce Malgré tout seul titre avec le dernier L’homme seul, lisible au-dessus de son texte, comme il paraît qu’il se doit, tous les autres, se sont rangés en fin de volume, par prélèvement des premiers mots pour effacer sans le faire disparaître le principe du titrage. Il faudrait que partout, son plaidoyer fort et puissant siffle sur les têtes de tous ceux pour qui un livre est désormais tenu pour du vent. Que celui-ci les fasse mentir, définitivement. Nos têtes sont plus têtues que les leurs.

Patrick Laupin – La Mort provisoire – Editions La rumeur libre -

le 23 Mai 2021, ibidem : L'insignifiance sacrée des coccinelles  pour Mon livre  de Patrick Laupin, préfacé par Alain Borer. Prix Max Jacob 2021.

Les 9 objets de l’été, fin.

31 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Si récapituler a bien quelque chose à voir avec « chapitre » donc avec chapeau, et si, empruntant au latin ce chemin de tête, il s’en éloigne de nos jours au profit d’un sens plus général — reprendre l’ensemble de ce qu’on a dit, en faire la synthèse — le verbe récapituler nous va comme un gant, mieux, un couvre-chef : il rattrape dans une sorte de dizainier chosiste, les objets qu’il m’a pris fantaisie d’égrainer ici : le dizainier, — ce billet d’aujourd’hui valant pour capitulation au chiffre 10 —  modèle réduit du chapelet, lequel mot vient de chapel, qui nous a donné … chapeau ! non point que l’on mît un jour le chapelet sur la tête, mais, en forme de couronne, l’objet de piété prit ce nom par contagion ; le chapelet, c’est d’abord et avant tout, un chapeau de fleurs.

La récapitulation commence sous de bons auspices, nous avons saisi d’un seul mouvement : des coiffures, des fleurs et le prie-Dieu – qui se présenta de lui-même à l’idée qu’un chapelet pût passer par là. Lui seul a quelque chance de nous forcer au silence, même si, pour marmonner son rosaire ou pour lire à l’infini, Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure, qui fait d’abord contre-tapage : avons-nous la plus petite chance d’ouïr le moindre chuchotement si, autour de nous, le bruit bruit ? Ma tête un soir s’est ouverte au silence dit le poète, fenêtre intérieure, cérébrale ou réelle. Objet profond (…) mystérieux (…) fécond (…) ténébreux (…) éblouissant que toute fenêtre éclairée d’une chandelle. Nous connaissons ces mots, ils sont de Baudelaire, les autres de Jacques Réda et ceux qui les précèdent de Breton.

Que le rayon d’âme fuse par la fenêtre et les nuages gris rose (…) défilent et défient le ciel probable ; que la vie fasse signe dans l’échancrure (…) des fenêtres détruites, toujours pour le poète le mot le plus clair attend derrière la vitre. Ne pas s’arrêter trop aux choses qu’on dit sublimes, pour danser il ne faut que tendre des guirlandes de fenêtre à fenêtre (Rimbaud). Nous n’avons pas oublié L’Escalier de Supervielle, ni la ville, la rue, la maison dans laquelle il y a un escalier, une chambre, table, tapis, cage, quand tout se renversa, et montra qu’un escalier, on peut le dévaler ou le grimper. Ainsi parla Éluard. Mais le descendre nu, c’est à Duchamp qu’on le doit, n’est-ce pas ? Sans jamais sortir du cadre. Depuis Leon Battista Alberti jusqu’à Breton qui le maintient — in Le surréalisme et la Peinture : « il m’est impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre » — il faut « toujours tracer un rectangle, dit le premier, De Pictura, 1435  — en guise de fenêtre ouverte où je puisse voir le sujet. »

Alors, on se le demande, qu’allons-nous faire dorénavant de cet aveu de Kandinsky :  Je savais à présent très exactement que l'objet était nuisible à mes tableaux, mais pas le désespoir de l’éventail au poète, vers minuit, depuis le Clair de terre, Breton dixit ; Apollinaire en calligrammes s’il a raté toutes les marches, n’a pas oublié l’Éventail des saveurs, mais il s’était replié entre deux pages et nous l’avions manqué.

Pour achever drôlatiquement – mais, un jour ou l’autre, nous reprendrons notre barda, c’est sûr, il y a autant d’objets à écrire et de mots pour le faire, que de nuages aux ciels d’hiver normands, d’escaliers dans la Tour de Babel, de silences dans un carmel, d’éventails dans l’histoire de la peinture, de fenêtres aux immeubles du monde, de tournesols dans les champs … de tournesols ou de chapeaux pointus turlututu ; le prie-Dieu n’est plus si répandu, avouons-le, mais nous ferons les brocantes et les vide-greniers des églises de campagne ; restent, restent les poires, tout le monde a compté, il y avait 9 objets pour les 10 doigts de la main ! nous manquent les poires. Certes, nous les avions déjà largement croquées avant même qu’elles ne fissent l’objet n° 2 de l’été et en trois occasions :  07/08/2020, Une poire pour la soif. 14 août 2021, Reprenons nos Ân(imal)eries ; 09 octobre 2021, Pyrus communis, mais revenons au début de notre phrase, abîmé dans les circonflexions et autres saltations de nos bavardages impénitents : achever drôlatiquement et avec des poires, espoir ! Je n’ai trouvé que – mais à tout seigneur tout honneur :

« A donc le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglais Shakespeare » Alfred Jarry.

Les objets de l'été - 9 -

26 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

Objet de nos surprises, parfois, l’escalier.

 

 

Si j’écris : l’escadron volant franchit la volée de marches de l’escadrin – en moins de temps qu’il ne faut pour le dire – vous allez penser que voilà un début, au choix : prometteur, rigolo, travaillé, relâché, stupide, intriguant, sauf pour les réguliers de la boutique qui se doutent que je trame là quelque chose dont je n’ai pas moi-même l’idée en démarrant. Ils ont raison, je suis sur la première marche ou, si l’on veut, je ne tiens pas encore bien solidement le fil que je vais tirer, et je crains même ne l’avoir pas encore saisi. Peut-être que l’objet de mon emballement m’effraie, ses vertigineuses déclinaisons ne seraient-elles pas légèrement hors de portée ; qu’il me faudra des marchepieds, voire des paliers, dans tous les cas, des rampes où m’accrocher. En y pensant encore, les escadrons volants n’ont vraiment rien à faire là, sinon une allitération comme je les aime auprès de l’escadrin qui, lui, a toute sa place, à condition cependant qu’il ne soit ni trop haut ni trop large. L’escadrin n’est pas de tous les textes ni de toutes les maisons, plutôt canaille non en son usage mais en ses contextes, il apparaît généralement dans l’argotique.

Objet calligrammaticable par excellence, il n’y a point d’escalier dans le recueil d’Apollinaire auquel tout le monde pense, tournant et retournant les pages qui ne tiennent plus au dos collé du livre et tombent sur le parquet, je retrouve, dans le désordre donc, La cravate et la montre, Jeunes filles à Chapultepec, Cœur couronne et miroir, Voyage, un sans titre, Il pleut, Visée, etc. mais aussi Ecoute s’il pleut écoute s’il pleut … Mon enthousiasme redescend. Pourtant, indispensable à tout lieu humain qui s’élève au-dessus d’une taille moyenne, qu’il soit échelle, gradin, ou simple degré, il nous faut un escalier, il nous le faut. Pour aller dans la chambre qui s’ouvre par la deuxième porte sur le couloir, même Ponge, Francis, montait par une sorte d’escalier de bois, dans La maison paysanne où, on ne se lasse pas de relire : par la fenêtre ouverte, le ciel tout à fait net. Et pour lui, jusqu’au silence effrayant de Pascal, rien ne peut troubler l’intérieur de la toile de l’araignée. Quelle étrange et douce et bienfaisante amitié des mots entre eux et en intimité avec soi, toute poésie familière dispense. A l’instant exact où il lit ces mots, le lecteur ignore que je viens de suspendre mon écriture pendant deux heures environ, un peu plus. Entre le point et la majuscule, il s’est écoulé le temps d’un livre, qu’en l’ouvrant je ne pensais pas qu’il m’immobiliserait de sa première à sa dernière page. Je savais seulement qu’il était impossible que quelques mots, lignes, paragraphes, ne me retinssent pas, pré armée d’un crayon noir à grise mine, la réserve d’autocollants à main droite ; je le connaissais, l’avais déjà consigné dans mes notes, et surligné, mais peut-être moins que d’autres ou plutôt, moins souvent. Les Ruines de Paris de Jacques Réda, n’ont pourtant aucun escalier remarquable. Des gares, des bâtiments, des café-bars, des magasins, des terrains vagues, palissades, encore des gares, des ponts ; des nuages parfaits, des silences plus-que-parfaits, mais d’escaliers, point. Quelques marches, bien sûr, de-ci-delà, il faut bien franchir les espaces, mais d’escaliers rien. Ce qui me fit réaliser que l’objet imprudent de mon choix – ciel ! mais comment peut-on en arriver là ? – est une possible erreur, voire une faute, une inattention de mon attention précipitée, à coup sûr. Je me voyais déjà – oui, je sais – parachevant d’échevelées formules dont l’escalier serait le monument central. Mais Réda, reprenant – lui aussi – l’adjectif métaphysique en plusieurs occasions de ses pérambulations poétiques urbaines, me rappela à mes fonts baptismaux – voire mes fondamentaux – philosophiques : tout objet en sa matérialité – mais aussi toute chose en tant qu’elle se présente comme objet pensable – est une image dégradée de ce que serait, si elle existait, sa pensée pure, son Être, indépendamment de son existence empirique.

Et de renoncer – de mauvaise grâce – à un raisonnement métaphysique à propos de l’escalier en général, parce qu’il est non seulement un objet dont toutes les existences sont variées, multiples, différentes, plurielles, mais aussi parce qu’il n’est jamais, jamais un objet sans finalité (merci Kant) mais qu’il sert toujours un but, un intérêt, monter, descendre, rejoindre et qu’il n’existe pas d’escalier qui ne mène nulle part (merci Heidegger) quelles que soient sa vétusté, son actualité inutile, son inefficacité, son insuffisance – sinon en art et justement pour cette raison. Et, je me suis alors cognée à un très vieux souvenir, à défaut de m’être jamais cognée à ses marches :

celle qui montait à l’étage, devait prendre le chiffon doux au coin de la première marche et le passer sur la marche devant elle, cela jusqu’en haut. Un impératif apodictique qui ne disait pas son nom. En redescendant, bien sûr, se positionnant en marche arrière, il fallait repasser le chiffon sur le degré juste devant soi, et retrouver le rez-de-chaussée. Remettre le chiffon à sa place – à droite – pour la suivante, c’est accordé au féminin, nous étions quatre filles. Les parents s’étaient exonérés de cette tâche, forcément. Ainsi, plusieurs fois par jour, l’escalier en bois blond et sans contremarche, était nettoyé jusqu’au dernier atome de poussière (ou d’impureté ? interprétation tardive de ma part), en montant, en descendant, et gardait l’aspect d’un premier jour du monde pour un escalier. Il faut dire que notre père – qui avait une tendance minuscule à l’inventivité et se prétendait moderne – en avait dessiné le tout d’un coup de crayon révolutionnaire, qui avait donné des sueurs froides au menuisier du coin. Chaque marche tenait résolument au mur à gauche en montant, et s’arrimait à celle qui la surplombait exactement – une fois un grand palier-plateau franchi à angle droit à mi-hauteur – par une barre de métal vernissé-doré à son tour arrimée au plafond, sans pour autant s’appuyer au sol. Il est difficile de se représenter cette affaire, je n’ai aucune photographie. Impression de flotter dans le vide garantie, nonobstant une réelle solidité et pas le moindre balancement. Je ne sais si l’on comprit tous à l’époque, l’ironie qu’il y avait à nous appeler – authentiquement – les Quatre filles du Docteur March. [Même si notre père n’était pas médecin, que le titre original, comme chaque fois, n’a rien à voir, mais personne ne le connaissait, et qu’il parut pour la 1ère fois en français en 1880. C’est-à-dire sans nous.]

A mon palmarès – j’en assure tous ceux qui passent par là – les escaliers que j’affiche ci-contre ou ci-dessous, bien que célèbres, voire très célèbres, viennent de clichés personnels, sauf le dernier,  donc tellement peu réussis techniquement parlant, d’autant que j’ai pris des photographies d’anciennes photographies. Mais, qui n’a jamais péché …

 

On trouve très facilement, des photographies des escaliers aux contremarches de mosaïques de Caltagirone, petite somptuosité baroque au sud-est de la Sicile, infestée dorénavant de touristes. Celle-ci toute vieille et mal fichue est la mienne,

se reporter si l’on veut mieux aux sites ad hoc.

 

 

 

 

 

Mêmes remarques pour ces escaliers vaticanesques.

          

 

 

 

 

 

 

 

 

Piccolo villagio, piccole stradine, piccoli gradini. – Sicilia costa orientale (tournée vers la Grèce)

On remarque, au fond, deux bleus différents, la mer et le ciel !

Selinunte, Sicilia. Ruines

On a tout dit de la Villa « Come me » de Curzio Malaparte, son toit terrasse, son escalier pyramidal ; le mobilier créé par Alberto Savinio, frère du peintre De Chirico ; décor inoubliable du film Le Mépris.

 

    De Raymond Guérin – par ailleurs, ami et correspondant d’Henri Calet – dans un petit livre intitulé Du côté de chez Malaparte (éditions finitude), invité par le Maître des lieux en mars 1950 : dans la plus étonnante maison qu’il nous ait jamais été donné de voir. Et plus loin, (…) insolite comme une architecture de Chirico, avec son escalier-terrasse de trente-deux marches en forme de trapèze, montant vers le ciel, impressionnant comme un temple aztèque (…)

Les objets de l'été - 8 -

20 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

L’Objet avoué de mon animadversion.

 

Combre, combrieu, combriau, sig-de-bord, baigneuse, carbeluche, galucé, tromblon, claquart, feutre, borsalino, bicoquet, panama canotier, bicorne, melon, toque, tricorne, sombrero, cabriolet, calotte, bousingot, stetson, forme, bicorne, manille, bavolet, capeline, charlotte, fédora, béret, galurin, bibi, bonnet, galure, escoffion, bob, caloquet, montera, calot, toque, canotier, képi, doulos, tholia, galerus, haut de forme, boer, caudebec, faluche, estafier, coquebin, capon, bachi, aumusse, barrette, cloche, charlotte, toque, chapka, mortier, sombrero, camauro, kamilavkion (chamilauque), gibus, chèche, chechia, coiffe(s), dastar, doulos, fez ou tarbouche, gatinelle, hennin, escoffion, mitre, némès, ouchanka, pétase, pilos (pileus), quichenotte, suroît, turban … tous unis contre l’insupportable casquette, portée à l’endroit à l’envers depuis le berceau bientôt, du matin jusques au soir, jamais lavée, jamais levée, support de publicités en langue laide – sommes-nous des panneaux d’affichage ? –  flanquée de son maillot accompagnateur, pas non plus un modèle d’élégance, de discrétion ni de bon goût, mais nous n’irons pas plus loin dans les tenues qui ne se tiennent pas, tenons-nous en à la tête, alouette.

Justement, la casquette est au casque ce que la fourchette est à la fourche, la biquette à la bique, la languette à la langue, la cigarette au cigare, la pochette à la poche, cordelette à la corde, gaufrette à la gaufre, gouttelette à la goutte, jupette et jupe, trompette et trompe, bouclette, chaussette, fleurette … hachette, ce que plus petit est à plus grand. Ce casque à visière en modèle réduit devenu universel, fait offense à toutes les coiffures du monde, passées et présentes : nous ne prenons plus aucun pari sur l’avenir.

En feutre de laine, en castor, en lièvre, poil de chameau, toile, paille,

soie, velours, à plumes et plumets,

d’ici ou d’ailleurs, tyrolien, chinois, mais d’ici, de chasse, de pêche, de brousse, couronne de laurier, de fleurs, et ses accessoires obligés, épingles, gros-grain, souris, voiles, voilettes, rubans, bourdaloues, suivez-moi-jeune-homme,

galon, aigrettes, nœuds, plumes (ou « pleureuses » quand elles sont d’autruches), les couvre-chefs, tous écrabouillés par la désastreuse casquette, la calamiteuse, mitée sans mite, sans mythe, sans mystère.

« Nous pourrions parler de Musset et de ses chapeaux cambrés … », « du chapeau de castor » de Balzac – c’est Lamartine qui parle, colportant les propos de l’éditeur pour ce dernier. De Jack l’Éventreur, dans son petit livre éponyme, Robert Desnos, qu’on n’attendait pas forcément là, relève son chapeau de soie (et ses souliers vernis) : l’époque est soyeuse et poétique pour les têtes coiffées – les plus nombreuses – Breton écrit superbement Un chapeau de soie inaugure de reflets ma poursuite (in Clair de terre ou dans le texte dédié à Max Ernst – Silhouette de paille – on rencontre, joie ! « la marotte des modistes ») ; Daumier, il fallait s’y attendre, mord le bourgeois avec sa sottise, laquelle se niche aussi, dans ses chapeaux tuyau de poêle.

Mais, pour la débauche de chapeaux, il n’y en avait qu’une à l’œil précis et pointilleux, sans chichi mais sans concession pour tailler dans une plume alerte, aigre-douce, ironique sans morale ni arrière-pensée – puisqu’elle écrit tout ce qu’elle pense comme elle le pense – il n’y en avait qu’une pour s’alarmer de l’état de la chapeauté – comme on dit de la société – et en faire l’objet de plusieurs chroniques.  

Dans Paris-Soir, en 1941, mieux valait parler de n’importe quoi que de tout. Colette, qui ne manqua jamais une occasion de faire mentir sa détestation d’écrire, attaque les chapeaux – c’est-à-dire celles qui les portent, synecdoque – sur le registre du bon goût. Elle confirmait ainsi des propos tenus trois ans plus tôt – dans La Jumelle noire – mais aussi en 1940 dans Marie-Claire, enfin, et c’est le plus savoureux dans le Figaro en 1942 dans l’inévitable, mais probablement alimentaire, « page féminine », propos qui, sous un titre moliéresque annonçant que « Le petit chapeau est mort », salue le retour du volume oublié ; qu’on aimerait qu’elle eût raison avant l’heure quand elle affirme « c’en est fini du petit feutre sport, bon pour toutes les têtes » et du « petit canotier mal équilibré sur un œil ».

Ah ! il ne faisait pas bon être sous le coup de ses détestations. Voilà ce qu’elle répondit alors qu’une lectrice lui fit le reproche du ton de ses lignes : vos outrecuidants, minuscules, plats, pointus, sans fond, sans bord, sans dessus, vos inexcusables chapeaux.

 

 

Rendez-nous les capelines d’Audrey Hepburn,

le borsalino d’Alain Delon,

le bibi de Jacqueline Kennedy,

tous les chapeaux de la reine d’Angleterre,

l’inoubliable haut-de-forme noir et sa noire voilette de Marguerite Chapman, acmé de l’élégance et de la distinction,

la casquette de Bourvil –

la seule vraie, authentique, celle de l’ouvrier ou du paysan, dont on tolère une déclinaison urbaine en tissu de velours ou de laine, uni, écossais ou à chevrons.

 

 

 

 

Modigliani

Picasso

Les objets de l'été - 7 -

15 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

Si je pose le mot silence

sur la courbe du monde,

soudain, tout se tait.

(in Ce beau silence de flocons et de plumes)

 

 

L’orage, fort, sec, tranchant, affligeait la nuit. Tout vibrait au rythme cadencé des explosions. Entre chaque déflagration, un désert de silence impénétrable, jusqu’au coup suivant, fort, sec, tranchant, entré dans l’épaisseur nocturne avec la force d’une massue pour la tailler en pièces. Ce tohu-bohu infernal mais scandé avec une régularité presque parfaite, n’en faisait que mieux percevoir les plages sans bruit, sans écho et sans vibration qui lui faisaient réfutation. Ainsi perçoit-on les effets sonores de la foudre, une alternance de conflagrations et de répit qui, progressivement, s’espacent et apaisent. Le calme revenu, alors nous n’entendons plus rien, sinon le mutisme habituel de l’objet – Ponge que nous nommons la paix, le repos, le silence.

Ce décor acoustique, nous l’avons tous expérimenté, et plus d’une fois ; il découpe le monde audible en deux zones qui se contredisent mais s’obligent, deux sensations nettement distinctes mais indissociables, étant nécessaires l’une à l’autre pour être perçues séparément : le bruit et le silence. Ce dernier n’étant « entendu » si l’on peut dire, qu’à la condition que le premier cesse. L’un et l’autre ne se pouvant supporter ensemble, il leur faut s’exclure mutuellement. Ainsi nous croyons – manquant d’habitude pour étudier finement les renseignements auditifs, nous sommes moins chiches avec notre vue – qu’il n’y a guère d’intermédiaires entre ce que nous entendons et ce que nous n’entendons pas, tout juste quelques nuances d’intensité, lesquelles, de moins en moins sollicitées, sont d’ailleurs en grand danger. Le bruit, les bruits, l’emportent : Le silence affleure à travers les trous du perpétuel vacarme. (Vladimir Jankélévitch in La musique et l’ineffable). Objet d’inattention et de peu de soin, le silence est devenu dans l’univers du son, l’équivalent du vide dans celui de l’espace, du néant pour l’indifférent, un rien dont on ne sait ni d’où il vient, ni de quoi il est fait et lui donne, au moins dans le discours, une certaine existence, disons une existence relative à la « norme » de laquelle il dépendrait – le bruit – dans un jeu d’exclusion totalement déséquilibré. Dans le vocabulaire atomistique, nous dirions que les particules élémentaires du bruit et du silence sont inégalement réparties, et, dans celui de Kant, que le silence devient une « grandeur négative ». Voilà un objet de réflexion venu à nous par la force de frappe et la malignité de Zeus.

Toujours reprendre la question pongienne – Qu’est-ce que le soleil comme objet ? – et la décliner tant en ses variétés, ses pentes que ses réfutations, en saisir le clinamen tel un kaïros négatif : « – non(le soleil) n’est pas un objet ; c’est un trou, c’est l’abîme métaphysique : la condition formelle et indispensable de tout au monde. La condition de tous les autres objets. La condition même du regard. ». Maintenant, remplacer et replacer soleil par silence. Et regard par écoute, ouïe, audition, sonorité, vibration, résonnance, retentissement, notes, musique, musique … musique, dont la condition de possibilité est qu’un certain silence soit, un silence certain, le contraire d’un silence incertain, gêné ou fiévreux, impur, osons le mot. Jankélévitch a tout dit des rapports de la musique avec le silence : elle impose silence aux bruits par l’épreuve – une terrible épreuve pour l’homme seul détenteur du logos – du mutisme obligatoire ! Il y a peu de cas, où nous sommes assignés à résidence mutique, la prière, la méditation, la concentration de l’artiste, de l’écrivain, supportent ou peuvent supporter, quelques bruits, quelques sons environnants, qu’ils n’entendent pas d’ailleurs … Seule la musique vit de silences, celui qu’elle exige du monde extérieur, et ceux qui articulent, écrivent et n’existent que pour rythmer et scander les lignes mélodiques, les mesures, la grammaire solfégique, harmonique : soupirs, pauses, demi-pauses, decrescendo, diminuendo, pianissimo, point d’orgue … La musique ne procède que par la double obligation d’un silence exogène profond, absolu, et de ses silences propres, endogènes, par elle et elle seule élaborés, créés, composés. Née du silence, elle se replie dans le silence. Seule à occuper l’espace vibrant. Entre brachylogie et silence méontique, il y a l’espace immense du bruit mélodieux, mesuré. Oui, lire Jankélévitch qui tient une double parole, celle du mélomane – il connaissait la musique qu’il pratiquait au piano avec un art exercé – et celle du philosophe – et métaphysicien. De Fauré qu’il aime tant, je m’étonne qu’il ne cite pas l’immensément immense Requiem, tonitruant de silences retenus, retardés, résonnants, palpitants, de retentissants silences qu’on voit, impondérables, monter jusques aux voûtes et leurs ombres portées, en toute plénitude.

Bousculade, clameur, cohue, branle-bas, chahut, désordre, hourvari, barouf, chambard, vacarme, fracas, raffut, hurlement, tumulte, agitation, tintamarre, jacasserie, criailleries, tant de bruits qui offusquent et massacrent le silence dont, bien sûr, je ne suis pas la seule à penser et dire qu’ils sont en proportion inverse de toute capacité à réfléchir. Pascal, deux fois dans l’élégance terrifiée : le silence des espaces infinis et l’incapacité à être inoccupé, i.e seul et silencieux ; Schopenhauer, plus direct, chacun peut s’y retrouver : lorsque j’entends, dans la cour d’une maison, les chiens aboyer pendant une heure, sans qu’on les fasse taire, je sais déjà à quoi m’en tenir sur l’intelligence de leur propriétaire. C’est rude, ce n’en est pas moins indiscutable.

Lié aux arts « sonores » parce qu’il est la composante essentielle de notre sens auditif – sans lui, aucune distinction entre les sons, y compris les bruits – le silence est, conséquemment, particulièrement difficile à saisir en peinture, la poésie, quant à elle, la belle mensongère, y compris en prose, use de toutes les ficelles de la langue, qu’elle fait fines dentelles, brocarts soyeux ou brocatelles, texture lamée de fils d’or et d’argent pour dire l’informulable. L’horloge rimbaldienne qui ne sonne pas. On se souvient avec émotion du recueil de poèmes de Gilbert Trolliet, Le Fleuve et l’Être, dans lequel nous avions compté pas moins, mais peut-être plus, de 85 termes ou expressions connotant le silence.

Y a-t-il une cécité des peintres au silence, pour paraphraser une formule de Nietzsche ? L’insonorité est-elle soluble dans l’aquarelle, la gouache, les lignes, la toile, le crayon, le fusain ? Silencier le monde – pour reprendre un joli verbe de Patrick Laupin – est-ce geste pictural ? Comment peut-on tracer, faire ou laisser trace de ce qui n’apparaît que par disparition d’un excès ? Les bruits, les raffuts et autres vacarmes sont-ils saisissables sous le pinceau, par réfutation ou contradiction, ce qui imposerait que le silence soit. Peut-être la difficulté est-elle mal posée, encore que nous lui opposerions bien ce choix absolument subjectif :

Le Cri, déchirant parce que silencieux 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ou la mutité du piano fermé  de HammershØiun peintre du silence, ou dans le silence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et ces mots de Breton : – la peinture contemporaine, une aventure unique au pays du silence, non qu’il n’y ait rien à en dire ou qu’elle ne dise rien –  si les bavards pouvaient au moins se taire ! – mais parce qu’elle a réduit au silence le discours des objets, à l’immense exception près, Magritte, qui sut et réussit génialement rester fidèle aux moyens de la peinture dite naturaliste – un combat pourtant d’arrière-garde pour les surréalistes – dans une critique radicale de la signification, au sens d’une mise en échec de l’herméneutique redondante classique. Briser l’attendu, voire l’entendu, pour rendre compte de l’inattendu, inentendu. Remettre l’objet au silence de toutes interprétations a priori, le détacher du bruit des significations anciennes. Laisser le spectateur dans le silence du non-encore-dit.

Si l’on prend ces mots au sérieux : l’art, un mode de connaissance de la réalité différant de celui que nous procurent nos perceptions courantes – formulation volontairement générale pour ne pas trop effrayer – et si l’on sait qu’il fut lecteur de Nietzsche, le philosophe se saisissant de la modernité – alors on entre dans la peinture de Giorgio de Chirico avec un double parti pris favorable. (Grands dieux, parviendrai-je un jour à faire aimer ces œuvres – celles que l’on dit métaphysiques ?) et l’on est saisi, immanquablement saisi, par ces paysages urbains figés dans un épais silence, le silence gelé par l’arrêt du temps, celui qui passe et celui qui a passé : coprésence de l’antique (cet italien était né à Athènes, faut-il le préciser ?) et du moderne, du classique et du contemporain dans les objets, l’architecture, les monuments … 

Chirico lui-même, n’avait-il pas débaptisé l’expression consacrée « nature morte » par nature silencieuse ? même si ses « natures » furent d’abord des espaces citadins vides ou quasiment. Une place, une rue où ne passe qu’une ombre ou qu’un piéton, ne sont-elles pas vides ? Vides de tout bruit aussi. Emplies de silence, d’arcades, de statues, de tours … de silence, encore. Certes, on y voit parfois des trains, au loin, ou des chevaux. Silencieux eux aussi. Titien – une révélation pour lui – Caravage, Poussin, Lorrain, sont ses grands modèles. Qu’on ne lui fasse pas un procès en destruction, qu’on aille à ses peintures a-métaphysiques pour s’en convaincre.

Les objets de l'été - 6 -

8 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

- Qui défroissera les nuages d’acier que la pluie enfermée tant grise retient ?

In Ce beau silence de flocons et de plumes

 

Il arrive qu’on vienne d’avoir 14 ans tout juste et ne pas s’en souvenir des années et des années plus tard, tandis qu’une phrase, inoxydable, indévissable, ineffaçable, reste, petite musique pas tout à fait lamento ni triste, imprescriptible assurément. Écrite, elle était écrite et je ne vois qu’elle, dans le noir sur blanc des caractères imprimés en haut d’une page vide que l’on me demandait d’emplir avec des mots à moi. A moi ! On les orientait aussi, exigeant qu’ils viennent de mon imagination et de ma sensibilité, c’était é-c-r-i-t, là, devant moi. Sait-on bien à 13 ans passés de quelques jours, ce qu’est la sensibilité ? Aujourd’hui je l’ignore encore un peu, entre sensiblerie, sentimentalité, et même sensation – que je réserve plutôt à la catégorie philosophique des sens. De quel objet de mes imagination et sensibilité voulait-on me faire dire – écrire – ce que, moins d’une minute avant j’ignorais ? Et qui ? et pourquoi ? Dehors le ciel, gris, lourd, chargé de pluies patientes, de lui je me souviens si parfaitement : il courait, roulait, croulait.

         Je ne me souviens plus en revanche, si j’avais déjà lu Baudelaire tout entier ou en partie, ou Le spleen de Paris ou « l’Étranger » seulement. Sincèrement, je crois bien que non. Je ne vais pas me vanter, me faire mousser, me donner les gants, de connaître ce que j’ignorais. A l’époque, Victor Hugo tenait le haut du pavé de la fréquentation des poètes par les collégiens. Aussi, j’ignore si j’ai restitué après coup son auteur à la phrase imprimée dans ma mémoire sitôt lue, ou si la réparation se fit plus tard, mais longtemps je pris ses trois derniers mots pour le titre du poème en prose baudelairien : J’aime les nuages … les nuages qui passent … là-bas … là-bas … les merveilleux nuages ! Et je veux croire aujourd’hui encore qu’à eux seuls ils constituaient l’objet d’une rédaction pour l’épreuve de français qui achevait, avec d’autres dont je n’ai rien retenu, le cycle du collège : « Les nuages, les merveilleux nuages que disent-ils à votre sensibilité, qu’inspirent-ils à votre imagination ? » A ce moment-là – croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer – le ciel normand qui se joue des saisons et des mois, le ciel normand que je voyais depuis une fenêtre à ma gauche, la table d’écriture contre le mur, le ciel normand s’enfonçait dans un gris ardoise de plus en plus profond.

C’est après, c’est toujours après que l’on trouve dans les mots des poètes ce qu’on sait qu’il aurait fallu pouvoir et savoir écrire soi-même. C’est aujourd’hui – hier ou avant-hier, si l’on préfère – que l’ardoise des ciels normands est pour moi celle de Ponge :  Il lui manque d’avoir été touchée à l’épaule par le doigt du feu. Contrairement aux filles de Carrare, elle ne s’enveloppera donc ni ne développera jamais de lumière.

         Que demandait-on au juste à la future lycéenne, une fois les grandes vacances passées, qui montrât qu’elle était digne de changer d’univers, peut-être de fréquenter enfin les grands écrivains, ou de faire la preuve qu’elle maîtrisait les règles du bien écrire ? Et puisque je n’ai plus la moindre idée de ce que je pus coucher sur le papier tandis que je m’absorbais dans le spectacle bouillonnant

des bloc(s) de cristaux plumeux s’écrasant à portée de regard et de l’encre de mon stylo, me voilà tenue de croire que je me suis appliquée à restituer tant ce que je voyais que je ce que je ressentais, qui devait confondre, dans le principe de toute paréidolie ordinaire ou enrichie par l’imagination, l’illusion et le réel, l’invisible et le visible, le vu et l’invu, le songe et l’exact, l’objet et le sujet : les nuages et moi, la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée dit si joliment Breton.

(photographie personnelle)

         La première phrase du chapitre VIII de L’air et les songes de Bachelard, consacré aux Nuages est des plus simples, ce sont les plus efficaces. Les nuages comptent parmi les « objets poétiques » les plus oniriques. J’ai retardé un peu la saisie du volume, tant je savais y trouver des formulations décisives, non parce qu’elles auraient l’épaisseur apodictique qui manque à mes souvenirs, mais pour la joliesse de leur tournure. Les nuages sont une matière d’imagination pour un pétrisseur paresseux. « Un pétrisseur paresseux » quelle expression ! qui, en deux mots, a tout compris de ce désir toujours inassouvi de plonger ses mains jusqu’aux coudes dans un édredon de nuages ou ses doigts dans un pâton moelleux et tiède, et déplace, pour une fois, l’imagination de la vue au toucher, ce n’est pas si fréquent, tant on s’esbigne à trouver des formes où la volonté de voir l’emporte sur l’objet vu, le regardant sur le regardé, ses mains sur ses yeux, dans cet univers de flocons et de plumes. Le silence, ce beau silence que le nuage porte, et emporte avec lui le chagrin, le métal et le cri.

         Les concepteurs de sujets d’examen ne vont pas chercher loin. Il eût suffi qu’ils allassent sans quitter Baudelaire, à ces lignes heureusement titrées Curiosités esthétiques, ils eussent laissé pantois et interdits les petits cerveaux qu’ils prétendaient piquer au vif de leur créativité verbale. Pensez-donc ! des nuages encore, des nuages toujours, le poète achevant une phrase longue, ébouriffée, rugissante, dit qu’ils sont comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Après cela que voulez-vous qu’il s’é-c-r-i-v-î-t ? : « Tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselant de métal fondu, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau [].»

et d’ajouter : « Chose curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. » Baudelaire - Pléiade, p 1082 – on ne s’étonnera pas que ces lignes fussent écrites à propos d’Eugène Boudin – Salon de 1859

 

 

 

Mantegna - détail - circa 1500-1502

 

Divagation des nuages

fait le ciel s’étrécir
S’entorser

rêche et rude

sec des pluies qui tardent.

in Ce beau silence de flocons et de plumes.

 

 

 

 

Photographie personnelle

 

Magritte - 1939

- ces deux dernières, à l'instant, levant la tête et l'appareil au bout des mains à bout de bras.

Nicolas de Staël 1953, immense !

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