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Analecta, varia et autres spicilèges (4)

17 Février 2024 , Rédigé par pascale

 

Si je suis resté obscur et ignoré, si jamais personne

N'a tympanisé pour moi, si je n'ai jamais été appelé

Aiglon ou cygne, en revanche, je n'ai jamais été

Le paillasse d'aucun ; je n'ai jamais tambouriné

Pour amasser la foule autour d'un maître,

Nul ne peut me dire son apprenti. –

Pétrus Borel, Rhapsodies(1832)

 

*

 

Chez Jean-Michel Maubert, in Décombres *— dont il me faudra parler, tant de puissance encore, tant de visions bouleversantes — je rencontre l’axolotl, le mot et l’animal larvaire et qui le reste, même à l’âge adulte. Cette caractéristique ou propriété, quasi unique chez les êtres vivants, s’appelle la néoténie. Il vivrait encore au Mexique – on l’entend dans son nom – mais c’est à peu près tout, à l’état naturel. Dans Décombres, l’axolotl apparaît sous (une) forme blanche et fuselée (…) ses petits yeux d’or palpitants de la même résignation exaltée. Superbe !

*Editions de l’Abat-jour, 2021

 

         *

« il n’était empli que du plaisir d’être malheureux, de l’horreur du monde, du désir d’en finir. » in Archives, Mademoiselle de Zohiloff,  06/05/2020

*

de l’amphibologie et autres doubles sens :

il a plu

aux nues

de pleurer un peu

 

le martinet sifflait

*

On rappellera opportunément à ceux qui s’obstinent à utiliser les termes mail et e-mail à l’écrit comme à l’oral, que si la caution d’une instance officielle leur est indispensable – on ne sait jamais ! – pour oser abandonner des mots anglais au profit de mots français, la Commission d’enrichissement de la langue française*, est peut-être là pour eux. Depuis bientôt 21 ans – autrement dit, un bon paquet de ceux-là était encore en couche-culotte ou bermuda – courriel a été reconnu et sanctifié au JO (au Journal Officiel, pas aux Jeux Olympiques, un domaine, le sport, qui – avec la mode et la communication – ont bien enlaidi et appauvri notre langue par leurs manies anglomoches à deux dollars) donc au JO du 23 juin 2003.

*créée en 1996 !

 

*

Ne pas craindre parfois de parler aux murs puisque les murs ont des oreilles.      

*

Chez Louis-Sébastien Mercier, on apprend que la Samaritaine était le nom de la pompe à feu servant à la distribution de l’eau dans Paris. (in Le tableau de Paris – 1781/88)

*

Au secours Balzac ! les rienologues sont au pouvoir !

« Pour ses 800 ans, cette église iconique va vivre une expérience immersive (un spectacle immersif) … église dans laquelle Lully et Sully se sont mariés ! une performance live … et toujours les technologies de pointe ; projections de visuels ; le public interagissant avec l’acoustique… » ! recopié tel quel après quelques instants pour reprendre mes esprits.

Voilà, voilà à quoi l’on arrive pour avoir laissé la plume – le clavier – à des sots qui, non contents d’ignorer le sens précis des mots – iconique, technologie, visuel – se gargarisent de la bouillasse contemporaine – immersif, interagissant – sans oublier l’anglolaid – performance live, ni le n'importe quoi (je manque de mots) une église (qui) va vivre une expérience ... Les sommets du ridicule sont quand même atteints avec « l’église dans laquelle Lully et Sully se sont mariés ! ». Ça alors !

*

La bouillasse est multi-quotidienne, nous sommes cernés : toujours dans la presse — mais les échanges de courriels avec tous organismes et administrations ne sont pas en reste trois prélèvements frais du jour :

une situation malaisante ; une entité globale unique ; — toutes les urgences seront techniquées sur place ;sa nouvelle coupe capillaire lui scie à ravir ... 

*

Dans la Rome antique, un chamulchus désignait un haquet pour le transport des matériaux lourds, tels des blocs de marbre, des colonnes, des obélisques, etc. Chamulchus … on s’empresserait bien d’inventer une phrase juste pour avoir à l’y glisser, ou, nonobstant ce qu’il désigne, le faire gambader entre les nuages … chamulchus chuchoté hors prononciation académique devient un chuchotis délicat … chut.

*

Dans la Grèce et la Rome antiques, on appelait diploma le document ou passeport de deux feuillets (di) que l’on transmettait à la personne qui pouvait/devait lever tous les obstacles sur votre route dans le cadre d’une mission d’Etat ; ce qui n’est pas loin de signifier qu’il permettait quelques privilèges à qui le recevait … chut.

*

(inlassablement : Gaston Miron – inlassablement : L’homme rapaillé)

Nous sommes nombreux silencieux raboteux rabotés

dans les brouillards de chagrin crus

à la peine à piquer du nez dans la souche des misères

un feu de mangeoire aux tripes

et la tête bon dieu, nous la tête

un peu perdue pour reprendre nos deux mains

ô nous pris de gel et d’extrême lassitude

*

 

Après les « livres de l’été », la « rentrée littéraire » d’automne, puis la « saison des prix », voici la « rentrée littéraire d’hiver » qui précède forcément celle du printemps.

Arcimboldo et Vivaldi sont dans le même bateau … qui vient de couler.

 

*

Armance, 3 ans fermes, insiste pour dire que le matin elle se dépyjamaille puisque, n’est-ce pas, ôter un habit c’est se déshabiller

*

 

Pratiquer l’art de la « robe de chambre pleinière », une mission quotidienne difficile à tenir.

         *

 

   D’azur à l’âne d’or passant ; l’écu sommé d’une couronne de feuilles de chardon et de perles alternées, et timbré d’un casque ailé posé de trois quarts, la visière ouverte, avec les lambrequins des émaux de l’écu ; pour cimier, une étoile d’argent ; pour supports : à dextre, un dragon de sinople armé et lampassé de gueules, colleté et enchaîné d’or ; à senestre, une syrène de carnation ; et pour devise : Aurea patientia ex mente devina.

   Telle est, sous la plume d’un contemporain, la description du blason que Pétrus Borel – le républicain frénétique – demanda qu’on lui fît pour orner l’Âne d’or, la revue qu’il fonda tout juste à côté de la Revue pittoresque qui ne satisfaisait pas suffisamment son goût prononcé pour la fantaisie, pour le dire vite. Selon ses propres termes, il voulait en faire un écrin littéraire, c’est pourquoi il le plaça sous le parrainage conjoint des Lucien, Apulée, Érasme, Quevédo, Boccace et … Saint-Evremond. En cette liste prestigieuse, nous ravit plus que tout la présence de notre élégant Normand, avec elle, celle d’un dragon, animal qui, pour moult raisons, croise souvent mon chemin.

*

 

Coquecigrue : oiseau fantastique ou chose de peu, de rien.

Jamais la langue française de m’éblouir ne cessera.

*

« Adonc le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglais Shakespeare » : Alfred Jarry qu’on ferait bien de prendre en infusion chaque matin pour aller mieux que bien. Et comme deux plaisirs s’additionnent sans se fondre, la citation est en exergue d’un article de J. L Steinmetz consacré à notre bousingot et frénétique lycanthrope préféré. (L’ouïe du nom : Pétrus Borel, in Littérature n° 33, 1979).

     

*

         Toute promesse de partage d’huîtres fait (aussi) promesse d’incursion en antiquité grecque : la coquille, un réceptacle si facile pour y glisser le choix d’un nom à bannir de la cité, ne pouvait échapper aux Athéniens malins (l’usage d’un tesson de céramique en cas de pénurie, mais le terme ne changeait point, ostrakon, στρακον.) Le citoyen dont le bannissement était décidé à la majorité simple, partait pour une période de dix ans sans perdre pour autant ses biens, l’éloignement politique valait plus que tout ; Socrate – qui n’avait aucun bien – le refusa à Criton et ses amis, qui en avaient organisé les conditions acceptables, certes en fuyant plutôt qu’en subissant un bannissement officiel, mais sur le plan politique la gravité était la même. L’ostracophorie, à laquelle donc il ne fut pas stricto sensu soumis, était un scrutin purement arithmétique et sans débat, seul le nombre des coquilles d’huîtres contenant le nom du banni suffisait, au moins six mille et vous voilà sous dix jours au loin pour dix ans. Des nuances et des modifications intervinrent au fil du temps, mais qu’elle s’appelât pétalisme (à Syracuse, sur des feuilles d’olivier) ou ostracisme (à Athènes) l’exclusion de la Cité était la pire honte. Je propose que toute agape ostréicole commence par une cérémonie semblable — histoire de réfuter, bannir et oublier les faux frères et les vrais chicaneurs — le tout sous un olivier ou ce qui en tiendrait lieu.

*

         Voici pourquoi j’aime Michel Chaillou : il a le style pour préoccupation constante dont il dit qu’il est pour lui le « sujet profond » d’un livre, l’histoire n’en est que le « sujet apparent ».  

*

         L’huître est décidément formidablement adaptée à toutes les formes de métaphores et autres analogies : quand Jean Paulhan, dans un petit carnet que sa petite-fille – qui le réserve aux autographes – lui tend, écrit « Si j’étais une huître, je ne cultiverais pas ma perle. » que veut-il dire exactement ?

*

Une vie dans le monde,

Une poussière dans l’univers,

Nous ne sommes qu’excerptio.

In Ce beau silence de flocons et de plumes

 

*

         Lucien de Samosate, apprenti sculpteur chez son oncle, comprit, ayant cassé une table de marbre, qu’il lui fallait abandonner l’atelier pour les études. Il était Syrien, parlait araméen comme Jésus de Nazareth, le médecin Galien et le romancier Longus – qui ne sont pas du tout contemporains les uns des autres – mais sa passion pour le grec l’emporta ; il l’étudia dans les meilleures écoles de l’époque, en Ionie – en maîtrisa la plus subtile expression, l’attique.

*

Si le féminin grammatical est souvent marqué par un « e » — mais pas toujours, très loin s’en faut (la vérité, la splendeur etc. et tous ceux de même farine) — il y a danger à s’en tenir là pour seule rengaine. On peut s’amuser à le vérifier en passant du masculin au masculin-agrandi-par-un- « e » sans précaution, cela donne, écrit à la très très va-vite certes, mais sans barbarisme :

Le cuisinier venait d’allumer sa cuisinière quand, dans la pièce d’à côté, la secrétaire avait savonné son secrétaire et le médecin présenté sa médecine secrète. Par la fenêtre, on apercevait le jardinier s’agiter devant la grosse jardinière, un pèlerin affublé de sa vieille pélerine passait au bout de la rue sans un regard pour la grand-place où, debout sur une tribune le tribun s’égosillait, ni le restaurant où l’avocate mangeait tout cru l’avocat qu’elle malmenait. Chez lui au repos, derrière ses rideaux, le marin s’extasiait devant la marine qu’il venait de regagner de haute lutte. Au doigt du chevalier brillait sa chevalière, lisait-on en titre d’un roman qui se voulait drôle à la vitrine du libraire… Mais pourquoi donc, ou pour qui, ce curé peu catholique réclamait-il la curée par affichage à la porte de l’église ?

 

*

 

Apprenant qu’il y a 100 millions d’années et plus, des rosiers sauvages fleurissaient, j’ai subitement plus de sujets de réflexion dans un seul pétale de rose que dans l’univers tout entier ; et puisqu’on affirme aussi en avoir trouvé traces avant le crétacé — soit au carbonifère, 200 millions d’années et quelques grains de poussière — j’ai même, en y songeant bien, un léger vertige.

          

il reste à dire

12 Février 2024 , Rédigé par pascale

 

 

j’ai un trou dans la tête

y sont logés

tous mes mots à venir

 

*

les ruines

grusinent

grain après grain

s’évanouissent

 

*

la neige tombe

le monde bouloche

*

 

 brisures cassures fêlures blessures

fractures ruptures ratures

biffures griffures

 

je demeure

écriture

 

*

aux braises rouge orange

les cendres vernissées

aux diamants roses égrisés

l’ambre l’émail

 

de bronze d’airain

d’acier

 

je suis feue

 

*

sur la page blanche du ciel

sont piquées en sequins

des lettres bleues

 

*

au bout du monde

les heures marchent à l’envers

à l’horizon passe la mer

 

alors les pendrillons du temps

piétés de velours noir

s’illuminent

*

autour de mon silence

j’ai dessiné un péribole

pour m’enchâsser

*

un dragon de paille et d’or

dévore le sol

au-dessus d’un vertige

 

il m’engloutit

*

oooh

tant de bruits qui jamais ne cessent

épuisent mon ouïe

et brisent ma maison

*

attendre la première fleur éclose

où les neiges déclosent

boueuses en leur disparition

 

 

*

N’en faire qu’une bouchée ou le(s) manger tout cru.

8 Février 2024 , Rédigé par pascale

 

 

Précédemment titré Le cru et le recuit (2018) – ce qui suit (entièrement revu et corrigé de ses imperfections) s’est rappelé à moi par et grâce à une opportune remarque d’un excellent avisé et fidèle lecteur du billet précédent De l’ironie.

Un(e) quelqu’un(e), un jour de basse inspiration, me prêtant une « nature » sarcastique — ce que je pris et continue de prendre pour une offense et un contre-sens, offense parce que contre-sens — je rédigeai les lignes qui suivent :

 

je ne me savais pas cannibale, carnivore oui, omnivore d’abord, mais cannibale, non, car de tous les mots et maux dont on me charge pour nommer ce qu’on me reproche, j’entendis aussi celui de sarcastique, ce n’est pas sans rapport. Pratiquant la rumination pourtant réservée aux herbivores – par déformation professionnelle et goût privé – je me suis mise à mâcher, mâchouiller, remâcher, régurgiter ce mot.

Parce qu’il appartient à la catégorie bouchère, le sarcasme – qui signifie arracher la chair n’est-ce pas, σαρκάζω – fait toujours un carnage. (Sans oublier un sens attesté encore au xiiie siècle qui l’oppose au carême, ce temps interdit de viandes et autres nourritures carnées avant les fêtes pascales.) Le sarcastique accomplit ainsi les basses œuvres de dépeçage, découpage, que sais-je encore, étripage peut-être – n’ai-je pas vécu une partie de mon âge en ce coin normand qui fleure bon la pomme, le calvados, la crème double et… les tripes à la mode ? On est toujours rattrapé par les entrailles qui font ripailles et rimailles… un vrai bain de sang !

Mais quittons ces abattoirs d’occasion et faisons un peu le larron.

Pratiquer le sarcasme ne se peut, étymo/logiquement, sans une certaine cruauté – un mot cher à Clément Rosset* – qui vient de crudité, cru s’opposant à cuit dans les sociétés initiales, comme disent les ethnologues d’aujourd’hui. Lévi-Strauss préférait traditionnelles, gardiennes de leurs traditions, résistant à l’entropie.  Il y a bien des chances qu’en ces temps et ces lieux d’antan, la Sarcophaga carnaria fût de compagnie le premier animal : la mouche grise mangeuse de viande, à moins d’avoir été gobée sans sommation par le terrible et aujourd’hui disparu Sarcosuchus, un crocodile sans limite et sans pitié. Dans tous les cas, les mangeurs de chair se mangent entre eux dans un sarcasme réellement accompli qui ne manque pas de mordant. Victor Hugo appelle bourreau cette plaisanterie cruelle qui cloue ceux qu’elle atteint au pilori de l’offense pour mieux l’anéantir. Est-il des sarcastiques ignorant qu’ils le sont ? la faute en serait vénielle avec l’assentiment de Socrate pour qui nul ne fait le mal volontairement. A quoi il faut rétorquer qu’on ne peut manger – qu’on dévore, broie ou engloutisse – sans savoir que l’on mange …

Pour peu que vous le voulussiez**, il vous serait possible d’éviter de mettre votre interlocuteur sous emprise par sarcasme, le maintenir sous l’étau de telles puissantes mâchoires et l’achever d’un coup de dent. Incisif et pointu, le piège mortifère se referme, il ne peut s’agir que d’une mise à mort, loin de toute drôlerie, de tout faire-semblant. Le sarcastique est un sacré tueur. Aussi, si de loin croyez en deviner, si pensez en avoir près de vous, si jugez votre air gâché par sa proximité, si voyez se déployer au loin les mouches sarcophages, les pamphiles voraces et oublieuses, si à votre tour voulez faire mouche en visant cette cible et vous montrer mouche plus fine qu’indicateur de police ou espion révolutionnaire, il vous faut raison garder. Le sarcastique de l’espèce chevillard, louchebem, viandeur, n’a rien d’un enfant de chœur. Il n’est point gentillet usant de quolibet – quod libet, ce qui plait – à moins d’envisager qu’en plus d’être assassin il y prenne plaisir … je me mets à l’instant à envisager sérieusement  la profondeur de cette boutade enfantine : celui qui l’dit qui y est !

Planter ses dents carnivores et cruelles pour que coule le sang, se repaître du cadavre, s’en lécher les babines : tel est l’homo sarcasticus qui partage avec l’homo diabolicus le défaut d’aimer la renommée. Il ne pratiquera jamais le sarcasme à l’encontre d’un inconnu, son rictus sardonicus se doit de résonner de par le monde : en conséquence, qui se fait accuser de manier le sarcasme se doit de rappeler à son sycophante sans conséquence qu’il se donne du mal pour rien : un gentilhomme ou femme en sa gentilhommière – il se peut que voici là une sorte de métaphore pour désigner celui qui préfère son chez soi que paraître au dehors*** – aime l’impertinence, la plaisanterie, l’ironie**** évidemment, l’ironie toujours, fouailler, disputer, gourmander, se moquer un peu, remettre en place, analyser, synthétiser, dépasser les platitudes par piques, pointes et saillies, se draper en sa fantaisie, ne manquer ni redan ni ressaut, décocher et décrocher à propos… Mais le sarcasme, anagramme de massacre, n’est point de sa manière, n’est point de la mienne.

*Le Principe de cruauté. Editions de Minuit, 1988. **admirable conjugaison, in Pétrus Borel, Croque-mort (1840) *** c’est un peu moi, en somme ****la socratique, telle que décrite dans le billet précédent …

de l'ironie.

3 Février 2024 , Rédigé par pascale

 

Mentir, c’est formuler le contraire de ce qu’on sait ; ironiser, le contraire de ce qu’on pense pour que l’interlocuteur abandonne toute polémique par effet de surprise. Le menteur ne veut pas qu’on sache ce qu’il cache en mentant, l’ironique – ou qui se prétend tel – voudrait qu’on devine ce qu’il ne dit pas, en prenant un plaisir bien solitaire à signaler sa manœuvre, par un mot, un geste, une mimique, un changement de ton, et être reconnu dans son ironie. Dans le premier cas, il n’y a pas de « technique », il suffit de s’emparer du contraire de ce qu’on sait qu’il faut avouer, il y a un mobile. Dans le second, le maniement de ruses plus ou moins grossières signale une distance à combler entre ce qui est dit et ce qu’on voudrait qu’il soit compris … c’est, fréquemment mais pas seulement, le lieu de l’antiphrase : tout le monde comprend, alors qu’il fait mauvais temps, celui qui s’exclame « comme il fait beau ! » … ce genre de facéties peut satisfaire à bon compte, les bons comptes faisant les bons amis.

Mais l’ironie est aussi un double langage au sens du double-jeu, de la tartuferie, quand celui qui l’annonce — dans ce cas, toujours a posteriori, une fois que le mal est fait — éprouve le besoin de justifier bévue, maladresse, petitesse ou attaque : il avoue avoir usé de l’ironie, que l’interlocuteur n’aurait pas saisie, reconnue, comprise ; cet aveu nécessaire après coup contient une malhonnêteté, la véritable ironie se reconnaît d’emblée, elle n’a pas besoin d’être nommée, elle prend celui qu’elle vise pour digne de la reconnaître et ne répartit pas la finesse sur elle-même et la balourdise ou la stupidité sur celui qui en aurait manqué la portée ; l’ironie se marque au fer rouge de la sincérité, alors qu’en se prétendant ironique pour justifier des propos inaudibles, on fait la preuve du contraire.

Ces deux ironies se distinguent dans leurs intentions, leurs destinations et leurs objets. La première est à la loyauté, la spontanéité, ce que la seconde est à la fourberie. Dans la première, l’énoncé est porteur d’un sens qu’il n’est pas nécessaire de décoder : il est clair – si l’on peut dire – que saluer le beau temps alors qu’il tombe des hallebardes, non seulement génère un effet comique – c’est le but recherché – mais ne prend pas celui à qui l’on s’adresse pour un imbécile, c’est même le contraire, on sait qu’il mesure et saisit cette habileté de parole de laquelle il se fait complice. Dans la seconde, l’énoncé contient une intention implicite dont dépend la réception du propos : si elle contrarie l’énonciateur railleur, il dégaine dans l’instant l’arme de la dissimulation respectable qu’il appelle son ironie, sa malice, son talent à lancer des pointes et son esprit de légèreté. Tandis qu’il se désigne comme un chevalier blanc, il prend l’autre pour un crétin, à lui la probité, à l’autre les égarements. Cette ironie blessante et consciente de l’être, s’exerce contre les personnes plutôt que les objets ou les circonstances. Voilà pourquoi, bien qu’elle s’efforce d’être doucereuse, elle est acide, amère, voire humiliante. Malheur à vous si vous osez relever l’offense, il vous en coûtera une salve supplémentaire, définitivement vous n’êtes pas à la hauteur de celui qui se prétend ironique et léger alors qu’il envoie l’artillerie lourde. Evidemment, pour se sentir puissant – tout en jurant le contraire – l’ironique n’a ni argument, ni raisonnement à vous opposer, c’est bien pour cela qu’il brandit son droit à l’ironie.

L’ironie véritable se moque de l’ironie : elle est alerte, immédiate, elle ne sert pas d’excuse mais de moyen pour une fin toujours supérieure de laquelle elle se « détache » comme moyen. — Socrate la maniait avec adresse ; un jeu de l’intelligence, un jeu de l’esprit sous la forme prétendue d’un non-savoir qui se fait savoir et s’amuse à retourner les fats comme un gant. Feindre l’ignorance est une attitude, un comportement, qui, en soumettant autrui à un questionnement rude et malicieux tout ensemble, l’oblige à fendre l’armure de ses prétendues connaissances et compétences alors qu’il se voyait déjà, tel Hippias, lui faire la leçon. Hippias qui ironise pour se sortir d’embarras, finit par être acculé à l’aveu qu’il ne voulait pas faire, sous les applaudissements de Socrate, qui, il faut le dire aussi, ne rate pas une occasion de rendre la monnaie.

L’autre caractéristique de l’ironie négative, celle qui se sert de ce qu’elle ne sait pas pour se pousser du col sur le registre de la moquerie ou de la raillerie c’est l’étalage de ce qu’on ne lui demande pas. Hippias met en avant ses ambitions, ses relations, ses qualités d’omniscient … se mettre à la disposition de tous pour discourir, dit-il. Il n’en fallait pas tant pour que le malin Socrate aiguise sa vanité … ou quand l’ironie se retourne contre l’ironique, incapable de déceler les indices et fermé à toute perspicacité. La précipitation à se faire valoir, se vanter, en lieu et place d’une réponse sensée – dont la première marque serait l’aveu d’ignorance du sujet abordé – doublée d’un sarcasme qu’on baptise ironie croyant en alléger les effets, cette précipitation est un comportement de pouvoir qui ne dit pas son nom, mais échoue dans l’impuissance et se dilue dans l’ironie mordante, celle qui s’en prend à la personne. L’ironie, une lame à deux tranchants, l’une dénigre dans une jouissance possessive, l’autre adoucit dans la complicité partagée. Alcibiade, vaincu par la douce insistance d’un Socrate qui ne ménage pas ses moqueries ni ses refus, finira par se remettre en question. L’ironie est venue à bout de sa suffisance et (l’) a éveillé de sa torpeur.

 

Au début de son essai*, Vladimir Jankélévitch considère l’« l’ironie élémentaire » – comprenons celle qu’on manie sans précaution – trop cruelle pour être vraiment comique et lui dénie toute intention de servir l’amusement, la légèreté ou l’euphémisation d’une attaque, développant la métaphore d’une cage derrière les barreaux de laquelle se trouve le danger. L’ironiste ou l’ironique joue à se faire peur, il ose avancer une fausse vérité pour ne pas perdre la face : il se ment à lui-même autant qu’il ment à l’autre, à cette différence que ce mensonge est faux, c’est un jeu de dupes, chacun sait que l’ironie cruelle est formulée, fabriquée pour être cruelle justement, pour alimenter une éristique stérile qui repose sur des procès d’intention non sur une réflexion. De quelle culpabilité ou orgueil tus, celui qui répond par l’ironie mordante et cruelle à une question, proposition, demande, peut-il bien procéder ? Dans quel but paralyser l’interlocuteur par des attaques ad hominem plutôt que se laisser gagner par une démangeaison socratique de connaissance ? Dans le jeu incertain entre ironie cruelle et ironie philosophique, souvent la première l’emporte, il arrive que le philosophe soit impuissant devant des attaques injustes, Socrate boira la ciguë. Les ironiques qui devraient, pour les siècles des siècles, en concevoir leur mauvaise conscience – et Jankélévitch dût-il être contredit – n’ont pas occasionné une gêne durable, ni une aporie profonde hormis en philosophie. Les saillies ironistes blessantes se fécondent dans l’autosatisfaction de « gagner la partie » contre ceux qui opposent raison et libido sciendi à l’illusion des idées communes : il y a une part de cynisme – un moralisme déçu, dit Jankélévitch – dans le dilettantisme du paradoxe et du scandale, i.e l’ironie infondée de la moquerie gratuite. Si l’on approfondit encore la sorte d’hébétement dans laquelle on se tient quand on nous oppose une ironie cruelle plutôt qu’une réflexion, on rencontre une indifférence d’autant plus insupportable si, par malheur, elle vient de quelqu’un d’éduqué ou lettré et révèle non une faiblesse passagère mais une structure, un fonctionnement. La réponse ironique ad hominem à une proposition disons « intellectuelle », de celles qui mériteraient un échange fourni et argumenté révèle une négation de la valeur de l’esprit, l'esprit qui, pour vous, l’emporte toujours sur la frivolité et le rideau de fumée d’une saillie qui se prétend ironique. Jankélévitch la nomme la pseudologie ironique ; et de la feinte** quelque chose comme l’art de l’évitement, un maniement de l’immédiateté qui joue et se joue dans le cadre étroit de la « bonne conscience » et décide – sans sortir du cercle, sans ouvrir la cage – qui n’y entre pas : l’ironique cruel et blessant ne décide pas qui entre, mais qui-n’entre-pas, il prononce l’anathème qui, par définition, n’a besoin d’aucune légitimité rationnelle, le tout avec le sourire – à califourchon sur le mensonge et la vie** – ou la condescendance. La mendacité est l’une de ses composantes, sans laquelle elle ne pourrait atteindre son but. Paradoxalement ce serait par dénigrement de lui-même que l’ironique ironise, point de vue défendu par Pierre Hadot*** qui reprend une signification commune à Aristote ou Théophraste contenue dans le grec eironeia : se montrer inférieur à ce que l’on est. Pour ironiser parfaitement, l’interlocuteur, quand il se fait adversaire, ne ménage pas ses efforts pour paraître sans défense, mais à la différence de l’ironie socratique, l’ironie blessante n’échange pas, n’écoute pas, elle impose l’idée de la nullité de ce qu’on lui dit eu égard à ce qu’il veut entendre. Ce n’est pas à une aporie qu’il nous mène – celle-ci demande une réflexion dont la conclusion est inaccessible ou indécidable – c’est une fin de non-recevoir emballée dans une politesse immodeste ou pour le dire comme Cicéron****– un air de bonne foi.

 * L’ironie. ** ibidem, c’est le titre du chap. 2 ; ibidem. *** in Exercices spirituels et philosophie antique. « La figure de Socrate ». **** in De oratore, Livre 2, ch. LXVIII

[cf, dans le même état d'esprit, ibidem Archives Décembre 2023 : de la dévotion. ]

Folle et douce lumière du Noir

26 Janvier 2024 , Rédigé par pascale

 

D’aucuns ne me connaissent que de noir vêtue et je ne suis que de noir vêtue – à l’exception de quelques heures accordées à un châle noir et blanc. Le noir est de toutes les couleurs noires, cela est ma première raison : mat, brillant, profond, sombre, lumineux, opaque, noir charbon, noir corbeau, noir bleuté, gris-noir, noir cirage, selon qu’il teinte le coton, le lin, le velours, la laine, la soie, le fil, le drap, le cuir, le tulle, qu’il s’offre une broderie, une dentelle, un tombé, un plissé, qu’il soit froissé, ruché, doublé, transparent, qu’on y pique une rose de feutre noir ou une petite broche dorée. Sais-je exactement pourquoi ? si je le sais je ne le dirais pas, si je l’ignore aussi : l’harmonie des noirs dans leur diversité me suffit pour contourner – en cela comme en tout – les occasions de diversion, de divertissement d’un esprit qui rechigne bec et ongles à la dispersion. J’aime les couleurs – des fleurs, des ciels, des nuages, des pluies, des arbres, de la mer, des sables, des terres et des pierres, des mots, des sons, du monde, j’aime des peintres les monochromes, les fauvismes, les impressions frémissantes, les obsessions coloristes, les transparences, les volutes et les lignes droites, les effusions et les concisions, les excès de silence, les excès du silence qui fait le blanc si beau.

On ne reviendra pas, n’est-ce pas, sur les poncifs contre une couleur qu’il est de bon ton de désavouer : le noir est triste, le noir est angoissant, le noir est inquiétant, le noir est mélancolique, fait pour les pessimistes, les atrabilaires, il engendre la sinistrose, s’oppose à la joie et même à la vie ; autant de clichés ignorants ou oublieux de l’insondable et infinie puissance du nocturne comme nécessité métaphysique, cosmologique, thaumaturgique, esthétique, qui le réduisent à une noirceur barbouillée de moraline et de parénèse. L’obligation d’être joyeux, heureux, par injonction commune doit s’afficher en rouge, jaune, orange, vert, disons, ce sera plus rapide, en tout ce qui n’est pas noir – ni gris, bien sûr, sa version blêmie. On ne reviendra pas non plus sur le seul nom avancé par les pratiquants de la culture-petit-écran et gros titres pour qui Pierre Soulages est une exception tolérée et son outrenoir une dérogation à l’ordre chromatique, ce qui est faux. En revanche on ira, passionnément, à ceux, moins connus ou moins connus pour cela, qui ont célébré sa puissance créatrice, ubéreuse, son énergie onirique, sa fécondité poétique, son intensité visionnaire, sa mordante vigueur, ses insoupçonnables hardiesses et nuances mêlées.

          Pour y aller il faut partir de loin et de peu, entrer par les spélonques antéhistoriques sur les parois desquelles le noir à gros traits fascinants de précisions et de qualités graphiques nous porte aux émotions esthétiques les plus pures en des âges inconnus de la raison, touchés là par une grâce insoupçonnable.  

Du morceau de charbon de bois ou d’os paléolithique aux ampélites, encres, pigments, fusains, craies, du mur irrégulier de la grotte à la toile, au papier, vergé ou vélin, aucune rupture, aucune contrariété, aucune contradiction. Transcendant les temps, les espaces et l’univers connu tout entier en quelques nanosecondes, notre esprit et notre œil perçoivent encore, quand ils frissonnent plus tard, devant des gravures, estampes, peintures, encres si belles dans leurs noirs, ce lien fragile et infrangible.

         En 1904, le Conservateur du Musée national du Luxembourg répond à une demande du directeur des Beaux-Arts — faire entrer dans les collections d’art contemporain, une œuvre significative d’Odilon Redon —et choisit, en accord avec l’artiste, Les Yeux clos a. A cette date, les quinze dessins connus de nos jours sous le nom Les Noirs l’étaient beaucoup moins, au bénéfice d’un Redon moderne, comprenons, passé à la couleur. Il faut attendre le début des années cinquante, soit plus de trente ans après sa mort, pour que le Louvre acquière quatre dessins – vendus par son fils – et, une petite décennie plus tard, reçoive en don Le Calvaire, un crayon graphite sur papier vélin. La même année, le musée des Beaux-Arts de Bordeaux fut dépositaire, grâce à un don d’Albert Marquet, de Léonore (fusain) et Tête de femme de profil (fusain et pastel). Les marchands parisiens ne furent pas plus précoces, L’Araignée ou Araignée souriante (1881) 

trouva un acquéreur audacieux et résolu en 1952, cette œuvre exceptionnelle à tous égards, était propriété d’un ami et biographe de Redon, André Mellerio, par qui il approcha le cercle nabi. Quand, en 1966, les Noirs furent acquis par les Musées nationaux – i.e leur comité des conservateurs – L’Araignée était alors le seul fusain b. Le parcours chromologique de Redon l’aurait fait passer, dit-on couramment, des noirs angoissés aux « épousailles » c avec la couleur. Il ne faut pas hésiter, parfois, à contrarier les arbitres des élégances ou des commentaires : si les Noirs et les noirs de Redon, au crayon gras, à la plume, lithographiques, eaux-fortes, fusains … nous saisissent, c’est au motif, non de leur dimension oppressante mais de leur « inquiétante étrangeté », la proximité onirique reconnue avec nos chimères, croque-mitaines et autres monstres qui s’évanouissent au contact du monde réel, pour nous qui ne sommes ni des artistes, encore moins des génies. Ce n’est pas sans raison – précisément parlant, si l’on peut dire – que Redon crée et titre Dans le rêve, A Edgar Poe, Hommage à Goya. Dans une lettre à Mellerio en 1898, il affirme que s’il préfère le papier à la pierre – trop grave, revêche et dur(e) – c’est qu’il lui permet les aventureuses entreprises de (sa) fantaisie. Entendons ce dernier terme en sa signification forte en laquelle on perçoit le fantasme, l’hallucinatoire. Le papier cède, la pierre résiste poursuit-il, aveu qui relie le geste créateur aux plus profondes ou aux plus hautes – l’inconscient ne connaît pas les contraires – instances des énergies psychiques. André Mellerio, toujours lui, trouve les mots : on est hypnotisé – non par une sorte d’admiration coite devant un talent plus ou moins expressif – mais par la singularité complète, l’étrange bouleversante du non-vu. Ce saisissement, disons-le tout de go, que ses/les œuvres non-noires ne suscitent pas. Six lithographies sur Chine appliqué sur vélin, regroupées dans un album quasi confidentiel en 1898 — Hommage à Goya — sont accompagnées d’un récit de rêve, ou l’inverse ? que le mystère, un fou, des êtres embryonnaires, un étrange jongleur habitent. Huysmans est sous le charme – au sens strict –, les mirages d’hallucinations goyesques l’enthousiasment sans réserve ni retenue, Redon, dit-il, le Nécroman au crayon. Il faut dire qu’une telle plume ne pouvait pas ne pas s’accorder à un tel génie. 

 

         Soyons honnête, ce Redon-là n’est pas le plus connu ni le moins méconnu – la seconde moitié du 20ème siècle réparera cette offense – on a surtout et trop retenu la dernière période, dite japonisante, ou colorée, ou décorative – pour réparation inavouée à l’offense des noirs si noirs qui disent tant des images et rêveries de l’enfance et des lectures qui lui succèdent ? Redon a lu Poe, Flaubert, Baudelaire, il découvre Goya, il ne cesse de contempler les nuages … il saisit, au tréfonds des obscurités qui nous constituent des filaments lumineux que les surréalistes reconnaîtront pour leur, l’humour noir, celui de l’Araignée souriante, la Bataille des os, L’œuf (1885)

 pour les plus connus. Il écrit dans son Journal : Je ne crois pas que la pensée prise pour ce qu’elle est en elle-même, ait à gagner beaucoup dans ce parti-pris de ne considérer que ce qui se passe en dehors de nos demeures … Rapportons ces mots à certains de leurs contemporains, tant les écrits freudiens  « le Moi n’est pas maître dans sa propre maison » où la logique intrinsèque de notre inconscient nous conduit à notre insu – qu’aux Illuminations et autres enfers rimbaldiens, à Germain Nouveau, Mallarmé.

Soyons deux fois honnête, il y a plus inconnus encore dans ce maniement exceptionnel des puissances du noir et de la même façon imméritée :  Georges Dorignac, contemporain plus jeune, Léon Spilliaert, qui connaissait les œuvres de Redon. Voyez dans cet ordre  :

    

 

 

 

a) une huile sur toile contrecollée sur carton, première transposition en couleurs d’un fusain – 1890 b) savoir que dès 1907, une exposition Redon se préparait à … Rotterdam c) il dit – à la fin des années 1890 – qu’il a « épousé » la couleur.

- merci infiniment, Stéphanie -

Un os au fond de la mer.

19 Janvier 2024 , Rédigé par pascale

 

Bien que l’on sache qu’ils n’étaient pas toujours aimables, les héros de la mythologie grecque restent à nos yeux suffisamment grands, puissants – invulnérables, musclés, vigoureux, influents, infatigables – pour nous éblouir indûment, sauf pour qui les fréquente d’assez près. Qu’ils soient dieux, demi-dieux, humains exceptionnels à quelque titre que ce soit, leurs légendes ou les récits de leurs exploits nous sont connus dans un brouillard aussi épais que les brumes d’invisibilité déversées par Héra ou Zeus dans les récits homériques, des imprécisions que nous manions au prétexte d’une ambiguïté épique, signal d’un savoir mal maîtrisé, approximatif, flottant, dont nous nous satisfaisons à bon compte : les dieux, déesses, héros, naïades et autres nymphes n’ont plus besoin de nous : ils sont, au sens précis de Roland Barthes, nos Mythologies.

 

Quelles que soient les narrations – plurielles, confuses ou contradictoires – transmises depuis les confins de la mémoire humaine, les aventures lacunaires voire incohérentes de nos héros célèbres et mal connus semblent désormais figées en quelques moments, gestes ou mots définitifs. Franchissant les siècles, ils se sont statufiés, devenus parfois des slogans ou des marques … Piètre persistance de leur gloire passée, négation de la nature même du mythe inapte à toute banalisation, à toute logique.  

         On raconte aux enfants qu’une méchante sorcière viendra les punir s’ils n’obéissent pas, ne se tiennent pas sages ou ne mangent pas leur soupe, sans savoir d’où elle vient ni où elle repart, si elle a une ascendance, des descendants … Le Père Noël – plus affable il faut l’avouer – est dans le même cas : personne ne lui connaît de géniteur ni génitrice, ses pouvoirs sont immenses – ubiquité, maître du temps et de l’espace, multilinguisme avéré, prévoyance des désirs et comptable de leur accomplissement, miraculé permanent des saisons qui passent sans l’atteindre. On pourrait retrouver dans ces deux-là – un peu d’Héra, de Tantale, d’Hermès, de Zeus l’omniprésent, sans oublier, pour d’autres circonstances, les héros non divins – Damoclès, éternel épéiste planant au-dessus du monde qu’il tient dans l’inquiétude, de loin le plus fréquenté dans les tics de langage, avec Achille dont la fragilité ligamentaire n’a d’égale que la surdétermination oraculaire qui préside à son existence.

         Certes, les héros grecs sont courageux et forts, mais ils ne seraient rien sans leurs dieux et déesses tutélaires qui sont souvent leurs parents. On peut, en ces histoires sans logique mais pas sans mystère, demander secours et assistance à Athéna, Poséidon, Aphrodite et tous les autres … lesquels s’autorisent à décider en raison de leurs défauts très humains – jalousie, colère, rancune – de ce qu’ils accorderont ou refuseront. La valeur personnelle du héros n’est jamais suffisante, sans protections divines il n’est rien, lesquelles sont parfois distribuées hors légitimité explicite ; une seule chose semble échapper à l’exception : la nécessité de chercher sans fin à se les concilier – le succès n’étant jamais acquis.

Les héros des légendes grecques – aux origines divines multiples invérifiables – se fréquentent les uns les autres et-ou se retrouvent voisins ou parents de généalogies plus inextricables que les branchures jamais taillées d’une épaisse forêt. Nombreux ont un pied dans l’Olympe et l’autre sur terre, engendrés par les rencontres – violentes, amoureuses, fatales – des dieux et-ou déesses et des mortels des deux sexes. Pélops, fils de Tantale, un mortel mais un roi, est de fait petit-fils de Zeus d’un côté – mais qui ne l’est pas ? – et d’Atlas de l’autre. Voilà un légendaire fameux à qui rien ne fut épargné : réduit en fricassée par son père et offert aux dieux en festin pour réparation d’une inconduite mal précisée, reconstitué vivant par intervention d’une des Moires et le souffle de Rhéa, après que Zeus qui ne prisa point cette cuisine, donna un ordre contraire à Hermès, il lui manquait une omoplate – certaines versions disent une épaule, nous ne chipoterons pas – que Déméter, commensale perturbée par la disparition inquiétante de sa fille, avait avalée tout d’un trait. Elle répara cette faute de goût en offrant une prothèse d’ivoire. Pélops ressuscité plus beau que beau fut, pour un temps non précisé, ravi par Poséidon qui l’emporta sur l’Olympe en char tiré par des chevaux d’or. Lorsqu’il en repartit, il reçut un char ailé et amphibie – qui traversait la mer sans que ses essieux ne touchassent l’eau – en cadeau de rupture.  

Avec Hippodamie qu’il épousa après quelques ruses hippiques et traîtrises humaines rien qu’humaines contre Œnomaos son père – qui ornait son domaine des têtes tranchées des prétendants de sa fille chérie – Pélops eut beaucoup d’enfants, on alla jusqu’à dire vingt-deux – dont les fameux jumeaux Atrée et Thyeste – ; et d’une nymphe il eut Chrysippe, le préféré, ce qui entraîna des épisodes de rivalités familiales cruelles et durables nourris par une malédiction généalogique tenace, rapportée à peu près identiquement selon les sources. De Pélops on retient surtout et presque exclusivement que le Péloponnèse lui doit son nom et qu’il fut l’un des premiers et meilleurs artisans des Jeux d’Olympie où son omoplate d’ivoire brillait, étincelante, au soleil. Cependant deux épisodes inégaux auraient pu mieux soutenir nos attention et curiosité : sur les terres conquises qu’il baptisa de son patronyme, Pélops étant devenu très puissant, voulut mettre fin à sa rivalité militaire avec Stymphalos le roi d’Arcadie. Il l’invita, aimablement et amiablement, i.e dépourvu de toute protection et … le fit découper en morceaux. Le découpé d’antan se fit découpeur à son tour de Stymphalos peu méfiant d’un homme ivre de puissance dont le père avait défié les dieux et lui-même ressuscité des morts, après remembrement. La seconde remarquable circonstance peu reprise, rapportée par Pausanias, est posthume : jusqu’à Troie qui s’enlisait dans la guerre, le souvenir de son omoplate d’ivoire aurait été évoqué par des voyants, étonnant détail rapporté à l’étymologie du nom Pélops, qui – Socrate le convoque dans Cratyle de Platon pour servir sa démonstration – signifie qui a la vue courte. Les devins auraient assorti la chute de Troie à deux conditions, dont le retour des ossements de Pélops depuis Olympie. Un naufrage empêcha la prévision de se réaliser, mais pas une omoplate de remonter, bien des années plus tard, dans les filets d’un pêcheur érétrien – expression qui fait un quasi-pléonasme. On se demande quelle idée lui prit de la cacher dans le sable avant de rejoindre Delphes … mais Pausanias le Périégète n’est jamais à court de mille détails non résolus, plusieurs siècles plus tard. La Pythie, qui conseillait alors des Eléens de passage sur le moyen de juguler la peste, les exhorta à retrouver les ossement de Pélops à cette fin. Damarménos, le pêcheur qui passait aussi par là, leur remit solennellement l’omoplate d’ivoire – seule rescapée de la morsure saline de l’eau de mer contre un tas d’os gisant par le fond.

Entre la prothèse d'omoplate en ivoire de Pélops ou – sait-on jamais ? – un os éburné par un trop long séjour dans les flots marins, Pausanias ne doute pas un seul instant de l’authenticité de la première, même s’il avoue ne l’avoir jamais vue. Soudain, nous avons une envie folle de mordre à l’hameçon.

[avec et grâce à la complicité involontaire de Roberto Calasso – son indépassable Les noces de Cadmos et Harmonie – merci à qui mit ce livre sur ma route, il ne me quitte plus.]

« tracer une ligne dont il faut penser la brisure serpentine »*

13 Janvier 2024 , Rédigé par pascale

J-M Maubert

 

Dans la grande famille des exhérédés de la littérature, voici un livre saisissant – troublant et bouleversant – quoique parfaitement insaisissable. Grâce soit rendue aux rarissimes signataires d’articles littéraires qui s’enhardissent à penser en lisant, qui élisent des écritures-pensées, ou — comme je lus dans une autre parution de la revue* où je trouvai l’une de ces profondes chroniques qui vous tiennent intranquille — qu’il y a une grande, une vraie joie si, quand, parce que, des livres font basculer quelque chose du monde. Il fallait que la fascination l’emportât sur l’audace, ce me semble, pour rédiger cet exigeant papier, à propos d’un livre hors sentier ** dans une petite maison d’édition qui a l’honnêteté de prévenir ses candidats-auteurs du ridicule mais réel montant qu’elle leur versera, toutes charges et autres contraintes déduites et détaillées. [Façon de dire, certainement : amis écrivains, non seulement le talent ne fait pas l’argent, non plus le rendement, ni la célébrité, encore moins la popularité ou la gloire. Chapeau !].

      Couronné du compliment qui pouvait à coup sûr me toucher avant toute lecture — Sa langue est celle d’une irrésistible hamadryade — le livre de J-M Maubert tint ses promesses au-delà de tout. Hypnotisée par une langue qui élabore le fond avec la forme, une écriture d’une concentration rare, consentant sans relâche à chaque page, chaque paragraphe, chaque phrase et ligne à ce qui m’avait attirée dans la présentation exigeante de l’ouvrage : il faut être possédé par son propre verbe pour écrire depuis l’intérieur comme de l’extérieur de celui-ci. Habité jusqu’à l’obsession triomphante, triomphale, par un rapport charnel, sensuel, physique, minéral, granitique à l’Antiquité mythologique, J-M Maubert reprend – tel un des ces enfants qui suivent les poètes maniaques, selon Horace – J-M Maubert reprend pour le remonter jusqu’à y perdre toute raisonnable composition,  le fil si abîmé par des siècles de distances mensongères, le fil des légendes que nous avons tous croisées un jour, ou peut-être seulement l’avons-nous cru, tant les atavismes mnésiques ont en nous d’insoupçonnées puissances.

Le sacrifice du géomètre et autres textes, est constitué – reconstitué conviendrait mieux encore – de plusieurs chants *** ou de plusieurs voix et à plusieurs voix. On ne sait pas exactement ni toujours qui parle, qui écrit, qui rêve, qui murmure ; grognements et chuchotements (…) dans l’idiome d’Astérion déchirent et emplissent de sons parfois inaudibles et de cris déchirants, un silence aussi épais que le ciel (est) intensément cru. Il faut se soumettre sans résister – ou alors se démettre et se sauver – à ce monde inconnu des logiques et des raisonnements, inadapté à nos besoins de comprendre, étanche à nos savoirs exacts ; à la beauté d’une écriture trempée dans le sang et les cendres, affûtée aux arêtes coupantes des pierres, des silex, des os, squelettes et autres carcasses, heurtée aux murs invincibles du labyrinthe jonché de cadavres et troué de malheurs ; aux métamorphoses douloureuses, aux amours interdites, aux souffles puissants, aux caresses voluptueuses ; il faut se laisser porter par des noms — Ariane, Phèdre, Icare, Dédale, les Amazones, Ulysse — que l’on croit familiers, ce qui n’est pas si vrai, et tromper par d’autres — Xherr, Aïsta, Thelxinoé … — ils ne sont pas de ceux que l’on connaît ;  il faut, d’une île l’autre — la Crête de Minos, la Sicile jamais nommée d’Empédocle, l’inconnue toute de poussière qui sent bon l’origan où, nous dit-on, dorénavant repose Ikaros —  reconnaître les mêmes incandescences, les enivrantes senteurs, poivrées, mentholées, résineuses, celle du thym et celle légèrement âcre de la lavande, et partout, partout, toujours, autour, à l’entour, l’odeur fraîche et ensorcelante de la mer.

Une pesanteur multipliée nous saisit de texte en texte, sept fois sans reprendre souffle. Les regards croisés entre humains et créatures, les visages, les voix, folies et transes, les souffrances – atroces – les hypnotiques peurs, ce goût de sel mortuaire sur les lèvres, la chute d’Icare toujours recommencée jamais semblable, dessinent de page en page un immense corps sanguinolent et déchiqueté par autant de plaies profondes et noires que le sable compte de grains et l’air de particules cendreuses. Blanc le visage d’Ariane, bleu indigo la mer, rouge écarlate le désert, nulle teinte n’aura pourtant la puissance minérale des gris de ce monde où un enfant-taureau devenu fou de sa difformité dans sa prison de pierre, cette forêt aride de murs et jonchée de charognes, pris au piège architectural, au piège géométrique d’un cerveau labyrinthique, se consume d’une insensée tristesse tandis que des hyènes, des vautours, aussi des scarabées, rodent au milieu des spectres doucement éclairés par la lune, et des insectes vert citron.

J’ai tant cheminé auprès et avec Empédocle que, d’un mot, je sus qu’à nouveau il croiserait mes chemins de pensée, d’écriture, de poésie. Les prairies fendues d’Aphrodite me happèrent d’un signe, déjà Sphairos me prenait par la main et des fragments des Fragments revinrent flotter en ma mémoire où ils reposaient déjà pour toujours. Je fus tant troublée de retrouver le même et différent, celui que j’ai toujours vu méditer devant la mer violette, dont je croyais tout savoir pour avoir beaucoup lu et un peu écrit ; il me manquait peut-être une autre liberté à conquérir dont J-M Maubert s’est emparé : Empédocle un familier glorieux, un proche déifié, le penseur absolu apprivoisé, l’éternel présent au monde et le solitaire résolu, de la Discorde à l’Amitié toujours recommencées tels de nouveaux fragments de discours amoureux. Il lui inventa des compagnies, des gestes, des itinéraires entremêlant d’inconnues légendes à la légende vraie ; le fit mourir par la cruauté d’hommes-loups qui jetèrent son corps supplicié dans le volcan ; Empédocle martyr présocratique de la fureur des hommes, Empédocle victime expiatoire de leur Haine, l’ennemie résolue de la Concorde qui à son tour la captera, quand les temps seront venus.

A quel sacrifice consentit le géomètre, l’homme qui, pour échapper à la vengeance des uns, fut à l’origine du malheur de plusieurs autres, le tortueux père d’Icare qui inventa un piège duquel – par tous calculs arithmétiques d’angles et de côtés, de lignes droites sécantes sans fin qui sont à elles-mêmes leurs propres limites – duquel on ne peut s’échapper sinon en croyant échapper à la mort par la ruse et l’artifice alors qu’on la reporte seulement ailleurs et un peu plus tard ? Le dernier texte qui compose ce livre vibrant et lui donne son titre, sous l’autorité de Diodore de Sicile invoquant Pasiphaé, Dédale et Icare, mêlant images et récits, prenant puis l’abandonnant pour s’en saisir encore, la première personne, construit en l’écrivant un espace labyrinthique d’ombres et de sommeils à la faible lumière où circulent plutôt des masques que des visages. Uniment et toujours minéral c’est un lieu d’initiation et d’apprentissage, sous l’autorité d’un maître de géométrie. Un nommé Aristoclès s’y est perdu, peut-être volontairement ? Il écrit.

A son tour prisonnier d’un illogique et allégorique bâtiment géométrique, tenu de coexister avec ses habitants, il apprend vite que tout labyrinthe en contient d’autres et qu’on ne peut jamais en sortir, métaphore architecturale de la destinée, d’où la peine la plus lourde pour le crime le plus odieux, est un exil plus secret encore à l’intérieur de soi. Aristoclès suspend sa réflexion et son écriture à une indécision profonde, il n’est pas loin de croire qu’au cœur du cœur, qu’au centre du centre, qu’au point crucial de cette construction si logiquement infinie, on (re)trouverait Dédale. De quoi tutoyer la folie que les Cyclophores – nom que se donnaient les habitants, qui, à lui seul, suffit pour contredire l’image usée des labyrinthes aux murs perpendiculaires et aux couloirs rectilignes – semblent s’appliquer à doucement provoquer par des artifices résolument ingénieux et vicieux. Dans l’espace froissé de sa chambre, Aristoclès s’efforce de déjouer et démêler le piège où sa pensée risque de s’enfermer à jamais.

        Alors, seules les sensations de l’enfance ont une force suffisante ; opposer les couleurs, les senteurs, les sons – éblouissantes, puissantes, tournoyants – au chromatisme cendreux du labyrinthe pour, lentement, très lentement, dans ses songes d’abord, faire entrer contre toute obscurité native la conviction innommée et renaître la certitude oubliée que le désespoir n’est pas sans fin. Sans cesse il se remémore des souvenirs, certains bien plus précis que d’autres, tel ce noyé aux restes de cire dans le dos et quelques plumes encore pour lequel, une fois sorti de l’eau, il éleva un bûcher et le brûler. Le pauvre jeune homme portait sur lui la carte d’une île au centre de laquelle était figuré un labyrinthe. Nous n’en saurons pas plus, Aristoclès passe à un autre souvenir d’enfance, J-M Maubert nous porte de rêves en rêves d’hallucinations en mirages de songes en visions de mythes vrais en mythologies supposées, fabuleuses, feintes ; et toujours cette écriture qui scintille par les sables, les pierres et les cendres, qui fait les gris lumineux, les minéraux radieux.

         Nous savions que la géométrie est une poésie, qu’elle plie et déplie les lignes, les angles et les points, qu’elle seule rend possible dans son imprévisibilité même la courbure mosaïque des artisans **** mais qu’à ce point si inattendu l’on pût ainsi le dire, quelle décharge ! Et tandis qu’Aristoclès écrit, réinvente à nos héros lointains des fins qu’ils n’ont pas eues, des vies qu’ils n’ont pas vécues, des amours qu’ils n’ont pas connues, nous l’accompagnons sans la moindre réticence, nous n’opposons ni refus ni déni, ni protestation, nous entrons dans ses rêves empoisonnés comme dans ses vertiges, nous sommes hantés de ce qui le hante, le labyrinthe serait-il une paradoxale mer verticale, nous en absorbons l’image et nous roulons dans ses murs-vagues.

 

 *En attendant Nadeau – 18 octobre 2023 – Tristan Felix : « Les chants du labyrinthe. » ** « Hors-sentier » est le nom de la collection aux Editions Sinope, dans laquelle parut Le sacrifice du géomètre et autres textes de J-M Maubert – (déc. 2022) *** sept « nouvelles » à l’origine indépendantes mais qui font chorégraphie et choral au sens musical du terme – échos, reprises, contre-points et basse continuée, voix en canon – le choix du mot « chant » par Tristan Felix, très pertinent à cet égard **** cf archives – 1er Janvier 2017.

Analecta, varia et autres spicilèges (3)

7 Janvier 2024 , Rédigé par pascale

 

 

« L’esprit a quelque chose d'infernal quand il fait, en riant, des blessures profondes » Louis-Sébastien Mercier

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Ses pensées marinées dans le vinaigrier de son pauvre cerveau, il ne raconte plus que des salades qu’il accompagne du trait acide d’un citrus frotté à l’ail de ses délires.

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Être hypocondriaque, né sous le signe du Cancer… vraiment, c’est pas de veine !

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Le tant aimé Pétrus Borel pouvait se vanter de festonner sa phrase et guillocher son prône, nous acquiesçons : Il fait une giboulée à donner une pleurésie à l'univers alors que pour nos écrivaillons adulés des foules « il tombe des cordes » — comme pour tout le monde quoi !

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On aurait grand tort d’ailleurs de croire que les pirouettes verbales sont définitivement d’une autre époque et, à ce titre, totalement hors d’usage. 

Petite dégustation du jour, provenue de Fils du feu de Guy Boley :

-  (le linge brodé) Elle le tord, il fâche son eau comme un chagrin.

- Elle acheta une sobre tenue de deuil qu’elle enfila par-dessus un désespoir pondéré.

- En sus, un échange magnifique avec la frangine qui n’aime que la peinture qui reproduit quelque chose de vrai et pour laquelle, les pommes de Cézanne (sont) carrées. Pour réponse, la défense de Nicolas de Staël en deux mots qui se heurtent dans un choc de lumière et de matière.

- Du même, à propos de Nietzsche : sa moustache est une armure royale (in A ma sœur et unique)

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Saint-Evremond prône la « tendre admiration » (De la Tragédie ancienne et moderne - 1672). Rien à redire, tout à pratiquer.

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L’écrivain est, au Moyen-Âge et encore jusqu’à la fin du 15ème siècle, celui qui apprend à écrire aux enfants.

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« Quand on vous mène en bateau, c’est croisière sur le beau Danube bleu ou le superbe Orénoque, puis naufrage dans la Baie de la Désolation. » Éric Chevillard.

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« Quand les mots jouent entre eux, c’est qu’ils reconnaissent leur cousinage » ainsi parle Alfred Jarry. Je m’exerce : le même répète sa première syllabe à l’identique, et l’été n’est jamais présent.

         *

Petite(s) scène(s) courante(s) dans la vie ordinaire :

Vous venez d’achever quelque(s) propos que votre interlocuteur a fait mine d’entendre, bien poliment. Après quoi, reprenant la main de la conversation, il commence sa phrase par Sinon… : manière tortueuse et perfide de vous dire que vous l’avez profondément ennuyé(e). Ce sinon est un tacle pour vous remettre dans le droit chemin de son seul centre d’intérêt, lui-même, loin, si loin (si non) des vôtres. Certains excès de politesse ne sont que les cache-misère de l’indigence des échanges.

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Un oxymoron parfait en un seul mot : avoir nommé Âme le vide intérieur d’un canon.

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En fauconnerie, voler d’amour se dit des oiseaux qu’on laisser voler en liberté afin qu’ils soutiennent les chiens

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Salvador Dali, selon Freud qui le cite approximativement, aurait affirmé : Le héros est celui qui s’est opposé à l’autorité paternelle et a fini par la vaincre. Que la source soit fiable ou non, que les propos aient été tenus en ces termes ou non, la déclaration est recevable. Rappelons que le premier nourrissait une admiration obsessionnelle pour le second qu’il rencontra à Londres le 19 juillet 1938, un an avant sa mort : un jeune homme aux candides yeux de fanatiques et un vieil homme malade d’une imperturbable indifférence.

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On oublie ou on ignore que le terme électricité vient du grec λεκτρον, l’ambre, qui s’électrise dès qu’on le frotte.

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Il est dommage qu’un article scientifique passionnant consacré aux vents venus des confins de l’univers porte en son titre une erreur sémantico-épistémologique dommageable (que monsieur-tout-le-monde pratique couramment) : « Une expérience vient de démontrer … ». Les expériences ne démontrent rien, elles montrent, elles établissent ; seules les mathématiques – qui ne sont pas expérimentales – démontrent, par usage exclusif du raisonnement, sans autre recours que la construction théorique, abstraite.

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« N’est-ce pas la preuve qu’il filait un mauvais coton ? La corde à laquelle il a voulu se pendre a rompu. » Éric Chevillard.

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Dès l’âge de dix ans, Colette était entichée des fournitures de bureau. Dans le Képi (1943), elle recense les coupe-papier de celui de son père, trois ou quatre en bois de buis, un en faux argent, le dernier en ivoire jauni fendu tout de son long. Bénis soient les bureaux sur lesquels – au milieu d’un fouillis raisonnable voire construit – traînent encore comme si l’on venait de les poser il y a peu, deux ou trois coupe-papier avec les crayons de bois à pointe de graphite et les stylo d’or.

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« les hommes ont inventé le feu » … l’expression, archi courante, est archi fautive. (à l’instar de : « le soleil se lève à l’est »). Les humains ont découvert des feux de broussailles, de forêts … qu’ils avaient peut-être provoqués involontairement, accidentellement, eux ou le soleil, frappant des micas, des herbes sèches etc. Ils ont tout fait pour le domestiquer, comme on dit parfois dans les livres, ce qui n’est guère mieux, mais on progresse ; ils ont surtout tout fait pour le conserver à l’abri des vents, des pluies et des courants d’air, pour qu’il ne s’éteigne pas tant il devait être difficile de le rallumer. Mais inventer non. Les hommes ont inventé la roue, l’écriture, la cafetière, l’imprimerie, l’élevage des vers à soie, la justice et l’injustice, l’alcool, l’encre et le papier, les idées, les bonnes et les mauvaises, la guerre et la paix, mais le feu, non. Ce serait comme dire, la découvrant, qu’ils ont inventé la mer. Ah, reconnaissons qu’ils ont inventé les allumettes, oui, et les bateaux !

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Je clos pour moi-même, un petit cycle de grande fatigue d'avoir cru en la loyauté de quelques. 

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Dans La pratique de l’art d’Antoni Tàpies, cette anecdote qui semble ne rien avoir à y faire :  la réponse de Bertrand Russell à une société protectrice des animaux qui lui demandait de s’unir à sa campagne contre la chasse au renard en Angleterre : « Entièrement d’accord avec vous, disait-il. Mais je suis tellement pris par ma campagne pour l’interdiction des armes atomiques que je ne peux m’occuper de rien d’autre. Et comme une guerre nucléaire tuerait probablement tous les animaux, il me semble que je lutte déjà pour votre cause. » On sait ou se souvient que Russell (1872-1970) était un très éminent mathématicien et épistémologue, dans le sillage duquel avança Wittgenstein autant qu’il s’en éloigna.

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Le verbe souloir – avoir coutume, avoir l’habitude – ne se conjugue plus qu’à l’imparfait affirme déjà en la 3ème édition de son dictionnaire (1740) l’Académie française, lui offrant alors un enterrement de 1ère classe plutôt que les soins intensifs qu’il aurait fallu ; le bon Vaugelas, La Bruyère avec lui au siècle précédent, demandaient ardemment « qu’il fût encore en usage ». Ils ne furent point ouïs, au grand dam de Littré qui lui opposa la lourdeur et l’incommodité de la formule moderne. C’est, dit-il, une des plus grandes pertes que la langue ait faites. Las ! à l’aune de cette désolation, la langue est dorénavant plus qu’une lettre morte, un cimetière à ciel ouvert.

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« Depuis quelques années je compte de ne pouvoir pas vivre longtemps. Au commencement de chacune, je souhaite de pouvoir manger des fraises ; quand elles passent, j’aspire aux pêches, et cela durera autant qu’il plaira à Dieu. »

Gourville in Mémoires, t II, (cité par René Ternois in Lettres de Saint-Évremond t II, p. 243)

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Patte-pelu et gourdiflot, valent-ils mieux que pouacre et zoïle ?

A la recherche de mots perdus – 10

2 Janvier 2024 , Rédigé par pascale

 

En imprimerie, il arrive que plusieurs feuillets d’un ouvrage se soient détachés, désolidarisés, ils deviennent alors dépareillés, on ne peut les récupérer pour de nouveaux exemplaires, ils sont défaits et s’appellent des défets – un nom le plus souvent au pluriel, on comprend pourquoi : à l’unité on dit une feuille volante. Volons, advolons-nous, emblons sans nous anonchalir ni ardre – pas question, tel Icare, de nous volgrener – allons où il nous duit et sieut, mugueter les mots jolis. Certes, plus d’un s’en trouvera hurepé qui jupera et nous fernera, nous accusant d’être sorcuidiés – cette fois, je l’avoue, ce mot a disparu depuis plusieurs siècles – cela dérange les plans des plan-plan, c’est très agacinant.

Tant j’aime noctambuler en paperassant, fureter et dégotter quelque vionche à ressusciter comme aurait dit Louis-Sébastien Mercier, le plus grand livrier de France* ainsi s’appelait-il lui-même empruntant le mot à Rousseau, tant j’aime, noctambulant, entrer dans les palais d’Armide décorés de mots insoupçonnés et obscurs pour les en issir au grand jour de mes fièvres verbales méthémérines.  

 

Pour avoir ignoré ce que berquinade signifie, il s’en fallut de peu que je fisse erreur et prononçasse une sottise :  les yeux lisant la fin avec le commencement (un rare inconvénient de la méthode de lecture rapide), j’envisageai qu’une berquinade devait se rapporter à un débordement — une berquinade qui devient crue — ; je compris, reprenant un train habituel, que la crue n’y était point cette quasi-inondation que je crus, mais l’adjectif féminin synonyme de osée, graveleuse, grossière ou grivoise : une berquinade qui devient crue était, dans ce contexte, un roman à l’eau de rose, id est une bluette (réjouissant rapprochement de deux teintes pâlottes !), qui s’encanaille … Hors de question de faire le cunctateur, les choses étant ce qu’elles sont — quae cum ita sint — les significations aussi, on ne sursoit pas avec les mots en péril, on se deut qu’ils soient à l’abandon et sans tollir l’effort ni treschignier des dents ni tamoir, on s’active à leur doux parfum et désuet, on en odore les lignes, les pages et les espaces pour mieux les émailler de mots désaffectés, ils sont nôtres à jamais, pour toujours.

*in Rev. crit. 24 fév. 1877, p. 130.

2.0.2.4

31 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

 

Je n’ai jamais trouvé meilleurs souhaits à offrir que ceux que chacun désire pour soi-même et ses tout proches. Ce n’est pas dépourvu de sincérité, beaucoup moins, je le crois, que de se faufiler – faux filet – dans les mailles toutes tricotées des formules convenues (hum !) dévolues dans le même semi-enthousiasme à son boulanger – précieux – au collègue – horripilant – aux voisins – insignifiants – et autres de même farine.

Que chacun puisse connaître l’affection loyale, droite et désintéressée, la bonté sincère, solide et simple de quelques irremplaçables siens, cela vaut pour tout univers dans le temps qu’il lui reste.

 

A nous lectures inattendues, exigeantes, fracassantes, ébouriffantes, étonnantes, savantes et légères, épaisses et onctueuses, tristes et heureuses, loin, très loin de ce qui se présente, nos esprits en seront moins rangés, moins sages et moins convenables ! A nous les beautés fulgurantes de mots inconcevables, invraisemblables, des mots faramineux, remarquables, vertigineux, leurs nouures et trames étranges, leurs inconnus usages !

Ici, j’embrasse ceux qui savent pourquoi et dis ma gratitude à tous les passants — les fidèles se reconnaîtront, merci, merci — les promeneurs, les flâneurs, les visiteurs du soir et les rôdeurs du jour, auxquels je souhaite des brassées de bonheurs en l’an vingt-quatre de ce deuxième millénaire après JC, soit environ 2 500 ans et quelques brouettées après Empédocle.

 

Annum novum faustum tibi et ad omnia, quae recte cupis

*

γίεια, ζωή, χαρά, ερήνη,  εθυμα, λπίς

(d’après une mosaïque d’Halicarnasse)

*

 

(marbre, 3 000 ans, environ, avant JC)

chchcha

25 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

(photographies privées, par moi prises ou reçues en amitié)

 

Intouchable — les plus grandes plumes ont fait glisser leurs mots le long de sa pelisse et de ses flancs secrets — le Chat, le chchcha, ses vibrements, le frémissement de sa fourrure fauve, le brondissement semi-ouï de son doux grognement, file en douceur vers des ailleurs ailleurs, même s’il regarde au près, toujours il regarde loin au loin, toujours.

Aussi marmoréen qu’impassible, le Chat est l’image inversée du temps platonicien : dans son éternité – changeante, variée, diverse – il est présence immobile, contredisant ainsi une conception du monde, des essences et des existences, à laquelle nous nous sommes habitués au point de ne jamais nous interroger sur le principe d’unité qui résout sans affecter notre entendement, l’ensemble des réalités dans lesquelles nous vivons. Que toutes les variétés, sortes, apparences de tous les arbres – ceci pour exemple – soient confondues sans risque d’erreur sous la seule opération abstraite de leur reconnaissance en tant qu’« arbre » –  conceptualisation – ne pose de difficulté à personne, or, un baobab n’a rien à voir avec un lilas en fleurs – syringa vulgaris ! À l’infini de toutes choses nous pouvons tout décliner : les couleurs, innombrables en leurs nuances, n’en sont pas moins des couleurs, pas des théières … Il suffit de poser le regard autour de soi : de tous temps, lieux et âges, quelles qu’en soient la forme et la matière, les chaussures sont des chaussures, pas des maisons, pas des moutons.

Platon, pour expliquer cette nature intelligible des choses, inaccessible par nos seules facultés sensibles (sensorielles), prit moult exemples, que Socrate, fin pédagogue et maïeuticien sous sa plume et pour l’histoire, avait toujours en réserve ; à quelques rares exceptions près, il puisait dans le quotidien, l’ordinaire, l’artisanat, les métiers, les objets, les mythes connus de tous. Pour illustrer en quoi il faut nécessairement un « au-delà » de la multiformité pour la distinguer de ce qu’elle n’est pas tout en la rapportant à ce qu’elle est, il prit – parmi d’autres – l’exemple du cheval, certaine traduction vieillotte dit « cabale » : tous les chevaux – y compris leurs images ou représentations – peuvent être rassemblés sous le concept de « chevalité » sans qu’aucun ne la représente à lui tout seul tout en y participant. Et, pour fixer un point très important de cette théorie des Idées (terme qui, en grec, change de sens sous ce point de vue et signifie concevable par la pensée seule et rapportable à cet unique champ lexical), ajoutons, à gros traits, que nonobstant notre capacité à comprendre – distinguée de nos capacités sensorielles – l’illusion demeure permanente, avec elle notre cécité à la vérité, notre infirmité à dépasser les apparences, consubstantielle à notre sensibilité native. La « chevalité » ne se peut voir, elle n’existe pas en quelque sorte, (puisque) c’est une essence.

             Fallait-il passer par ce petit rappel du socle même du platonisme* —lequel mériterait, que dis-je ? exigerait d’être repris avec une précision d’entomologiste et que l’on cesse enfin d’enseigner aux élèves « le mythe de la Caverne », voire, dorénavant dans les lycées, se laisser aller à des commentaires pseudo-littéraires pour araser les difficultés et donner dans le charmant plaisir d’un petit prestige philosophique ? Oui, il le fallait. Le chemin du Chat – chchcha – passant par-là et le contrariant, c’est mon hypothèse ; par-là ? hum … il fallut l’y mener un peu, ou peut-être fut-ce lui qui m’y conduisit. Je le regardai, entre Plaute qui sourit quand il écrit et la machine à coudre qui se tait, autour, des livres et des tissus ; dehors, des coulis de vent.  

 

Le Chat, étranger aux développements de l’ontologie platonicienne, en est le parangon antithétique, son essence est son existence. Et tout chat est Chat, toujours et partout, son principe d’intelligibilité tout entier contenu en ses apparences, c’est une exception remarquable ; phainomena (φαινόμενα)**  pas de place pour le(s) simulacre(s), eidolon (εδωλον)** le Chat est à lui-même son propre parachèvement, et ne peut, en ce sens, l’être que parfaitement ; jamais il ne souscrirait (mais nous non plus) à la moindre ligne du (mauvais) petit texte anthropomorphique d’Hippolyte Taine, Vie et opinions philosophiques d’un chat. (1858) parce qu’elles sont « d’un chat » alors qu’il n’y a, en chaque chat – chchcha – particulier que l’accomplissement et l’absoluité du Chat.

 

C’est précisément là que le chat bouscule Platon

 sans jamais renverser le pot à crayons.

 

(le cliché 3 est une eau-forte et aquatinte de Christopher Nevinson, vers 1920)

* se plonger, en affrontant des niveaux de difficultés hétérogènes, dans Parménide, Phédon, République, Timée, avec armes et casque à pointe. ** les apparences concernent les objets (concrets), les simulacres leurs représentations ; d’où, mais c’est une autre affaire, la dévalorisation platonicienne de l’artisanat et de l’art qui ne sont, selon lui, que des copies de copies … (Rép. X)

« une petite cour, est–ce une courette ? »

18 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

J’aurais pu garder pour moi seule l’immense tendresse contenue dans ce livre sitôt achevé, à peine tournée la dernière page, à peine lus les mots derniers, sitôt posé refermé, avec elle cet insondable sentiment de solitude qui me prit. Pas la solitude de qui n’a personne ni avec soi ni en soi à qui parler, pas la solitude anachorète de l’isolé volontaire et autoflagellant qui tourne en rond dans sa tanière, non, la solitude grave, épaisse, lourde, infranchissable qui vous enveloppe pour vous réchauffer, vous exalter et lyriser, qui fait de vous, pour un moment, un autre que vous qui vous dépasse et vous magnifie. Vous êtes étonnée d’en être étonnée, cette sensation n’aurait pas dû être puisque rien, rien, dans l’univers de papier que vous venez de traverser enfiévrée, rien n’a croisé vos passions ou vos attachements : vous n’auriez jamais pu croire que la boxe en mots eût pu vous mettre KO.

Rien ne m’est plus étranger que la pratique régulière et que l’on prétend nécessaire du (d’un) sport, et s’il fallait en saisir quelques-uns  pour constituer déraisonnablement une liste improbable, je peux jurer sur tous les livres ici réunis, que jamais au grand jamais, la boxe n’y aurait la moindre place* ; et si le choix d’un livre s’opérait au seul « bénéfice » de son titre — je vis un jour un quidam hésitant, opter pour celui qui avait une couverture « plus jolie » que les autres — Quand Dieu boxait en amateur contenait en cinq mots, au moins deux qui m’auraient fait fuir…  Cette parabase achevée, il me faut dire qu’au seul nom de Guy Boley, en revanche, — cf. « ça cogne, ça tape, ça claque, ça broie, ça bat » ici même, 24 novembre — j’entrais en lecture comme un futur champion sur le ring, déterminée, entraînée, ardente. 

 

Après le brasier de Fils du feu, rencontrer Dieu en gants, short et sueur, sautillant entre deux coups portés, c’est un peu les mêmes vibrations, forgeron ou boxeur (…) c’est du pareil au même : il est le père et cela suffit quand on est un enfant pour qu’il soit votre dieu vivant, les répartitions, les fonctions et les grades, embrouillés dans les cordes du ring et les coups devenus sacrés, portés aux mandibules de chair, loin, très loin des chaires ecclésiastiques, là où boxer suffit pour toute religion. Ce n’est pas faute d’avoir vécu au plus près des cieux, pensez donc ! Pierrot, son ami d’enfance, d’école et de camps de vacances, revint un jour ensoutané dans son nom d’abbé.  La faute à toutes ses lectures, d’Homère à la Bible la différence n’est pas si grande ! Ce passage – je parle du livre – est hilarant, qui, en quelques traits irréprochables saisissent l’abbé Delvault, adorateur du successeur de Zeus se déplaçant sur une moto Peugeot, bricolant les moteurs comme les crucifix déglingués, allant porter des engrenages ou des extrêmes-onctions. René et Pierrot font la paire : le père abbé flanqué du fils de Dieu — par l’onction sacrée du théâtre paroissial, René sera un Jésus crucifié — ils sont aussi, ils sont surtout, Oreste et Pylade ou Castor et Pollux, Montaigne et La Boétie.

René ! natif de la ville qui, sous ses airs de ne pas y toucher, verra naître aussi son fils — celui qui écrit — dans un quartier de hangars à locomotives — les mêmes que dans Fils du feu — René, le héros qui aima le théâtre, la boxe, l’opérette et Luis Mariano, sans cesser de frapper l’enclume et par-dessus tout, les mots qu’il chérissait de passion gratuite et libre, au point de les recopier par centaines et pour le seul plaisir de leur rareté, sonorité, orthographe ou les trois ensemble : Ectropion, empyreume, éphorie, pour illustrer la lettre E, sortis du dictionnaire comme les chaussettes d’un tiroir, dans l’ordre. Guy, son fils, en a les larmes aux yeux et les retrouvailles à la pointe du stylo, infusées invisiblement par ce père divinement fragile et grandiose, dont le propre père fut écrasé paf-entre-deux-wagons-comme-une-crêpe-le-pauvre, ce qui fait refrain, leitmotiv, ritournelle jusqu’à la rengaine de page en page.

On comprend qu’avoir eu pour père un façonneur ferronnier forgeur et fasciné par l’élégance des mots autant que celles des formes forgées en frappant sur l’enclume, doublé d’un amateur du noble art du geste élégant et juste depuis la pointe du pied, coordonné, attaque, retrait, esquive, défense …  re–copieur de termes qui claquent et résonnent, rondache, sélénieux, quartaut, ou xiphoïde à ne savoir qu’en faire – stricto sensu – un tel atavisme ne pouvait que « finir » dans le scintillement rythmé d’une écriture apothéotique, trempée dans le sang et la sueur de son père, les larmes et la tendresse de l’enfant ébloui. Guy Boley nous uppercute en pleins cœur, âme, fraternité, lâchant sans frein la générosité d’un style à couper le souffle – ce qui nous avait déjà tant subjuguée sous le soufflet de la forge de Fils du feu – où rien ne tombe au hasard et tout s’articule aussi parfaitement qu’un destin ordinaire. C’est son problème, les mots … il lui faut, lui le fils, expier ce péché dans une rédemption, une assomption, une consécration et déification par l’écriture, une sanctification du verbe blanc du père en feu d’artifice polychrome.

Un jour simple où pour aller voir Pierrot – le surnom de l’ami Pierre avant qu’il ne s’ensoutane, abandonné à l’instant où il changea son amour des dieux anciens pour un seul et unique – René traverse une petite cour et se demande, in petto le plus sérieusement du monde : une petite cour, est-ce une courette ? Ça se dit, courette ? Les atermoiements de René courent sur deux pages – comprise une excursionnette dans le dictionnaire où la courette finit par apparaître, il était temps, la question demeurait pendante de savoir si, étant donné qu’un petit mur est un muret, une petite cour, est-ce une courette ? Où il ne faut pas douter que les mots les plus simples disent les choses les plus profondes …  et que le fils dût être ondoyé de cette eau baptismale–là, qui, par le miracle de l’hérédité poétique lui fait chaque fois trouver les échos, accords et harmonie, cadences, allures et eurythmie dans lesquels toute historiette devient une épopée. Et prenant voix et crayon pour souligner ce que l’on entend qu’il se lit, ainsi l’avait–on fait pour Fils du feu, les mots par leurs accordances – un terme qui contient et les cœurs et les liens qui les tiennent entre eux – on entend et l’on voit que Guy Boley choisit un par un et par l’oreille, chacun de ceux qu’il posera auprès des autres : ainsi n’élire que des verbes du premier groupe pour un passé–simple d’une voix, s’agenouilla, se signa, pria … puis se redressa, ôta quelques pétales … flâna … déambula … et contempla. Peu ont cette délicatesse pour l’ouïe du lecteur ; ou, quelle qu’en soit la graphie, adopter un son unique – et la mise en abyme de la forme et du fond – pour décrire un sonnet de facture classique … rimes embrassées et deux tercets, élégamment troussé, et qui résumait […] la vanité […] Toutes les pensées, guidées … s’étaient déjà tournées […] son texte joliment chantourné (…) la moindre bondieuserie aiguillonnait, l’oreille chatouillée par la sapience du dernier alexandrin… un exemple qui ne fait pas exception. Si j’osais je rapporterais cette phrase où douze fois le « r », équilibré dans le roulage en s’adossant à une autre consonne (cr, rdr, br, vr, gr, tr, br, tr, vr, tra, tra, pro), fait trembler la voix du père curé mais pas celle des garnements venus lui jouer un tour.

 

Son père, son dieu, ce héros, roi du monde et boxeur recopiait les mots qui tombaient de son dictionnaire. Son père, son dieu, le forgeron aux doigts encore gourds traçait des chemins de mots sans savoir bien les arranger pour en faire (en fer) des phrases volubiles. Après sa mort, les mots gisants éternels dans le cahier désoccupé s’ennuyant, alors son fils l’ouvrit et pour nous écrivit qu’à la page 39, ce fut le mot amourtrois voyelles et deux consonnes, ça ne pèse pas lourd pour les dégâts que ça fait – près duquel il demeura un peu. Il y avait de quoi, son père–et–dieu l’avait coincé entre amouillante et amouracher (qui rime avec arracher, ça, c’est moi qui l’ajoute), un dessin d’un amphioxus et autres amph– à découvrir. Les mystères et voies de Dieu sont si impénétrables qu’indispensable est ce livre. Ciel ! quels talents !

 

*seule peut-être l’escrime, pour un motif « inattendu » … Saint-Évremond y excellait, on dit qu’il y pratiquait une botte de son invention, toujours usitée.

des ombres et reflets

11 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

la lune a fait du ciel

    un aimable cyclope

 

 

  *

dans la neige

le sang des dieux

devenus fous

* 

caillou caché cueilli aux rives du volcan

noyé sous l’eau brouillonnée à ses pieds

pierre noire et ponce et légère et fumante

 

*

une pluie vilaine

en ses longs sanglots longs

ravaude les poussières d’eau triste

en rideau monotone

 

         *

si la vie pouvait sinuer

         pour s’éviter

         si belle serait sa mélodie

         moins longue sa mélancolie

        

*

les brouillards bas

avalent leurs cotons

aspirent les limons

attrapent des moutons

courant courant au vent

*

il capture des lumières

pour les jeter aux loins

dans un arc de pluie 

         *

batelière

d’un fil

filandière embarquée

 

sa robe défroissée

*

les feuilles de l’ypréau

écrivent ligne à ligne

les pages blanches

de nos jours gris

*

des alucites bleues

dans mes mots se consument

goût de phyllade

lumières de gemmail

*

la cendre

 

sables salis aux feux de la terre

empoudrés sous le vent

mille et cent aiguilles de verre

et chagrins revenus et larmes en gélivure

tels des cristaux de sel au soleil de Sicile

 

         *

fouettés par la foudre

       les nuages en feu

       riffaudent l’horizon

*

la prière des vivants

         au souvenir des morts

tresse d’épais silences

à d’impassibles ténèbres

 

*

la simarre usée

de ses années croupies

ses velours cramoisis

aux bords des canaux

et des pavés vieillis

d’une ville élimée

 

*

soupendus pêle-mêle dans le bleu

les nuages rient

d’être à la première marche

pour sauter dans la Lune

 

*

 mots du poète

                        mouettes en équilibre

     au-dessus de l’estran

 

 

De la dévotion,

6 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

     

      Pour que ce mot, lancé un jour comme un couperet, atteignît le but recherché, il fallait l’entendre non pas en sa véridicité mais dans l’intention de l’envoyeur. C’est le cas dans tous les cas : il n’y a, parfois, rien de plus clair que l’implicite. Adonc ce compliment — parce que la dévotion est (aussi) une qualité — s’il est décoché en mauvaise part, l’est-il en souvenir du poids des reproches accumulés depuis le 17ème siècle, dont La querelle des dévots — juste condamnation de l’hypocrisie des postures versus l’affichage de la sincérité de l’incroyant — fut un grand moment dans le néant de l’histoire. Et l’histoire est têtue, même celle qu’on ignore.

 

         Opposer dévotion à candeur c’est le fiel et le miel tout ensemble : annoncer une position de probité étalonnée à l’irrationalité présumée de l’interlocuteur, c’est faire un procès en bigoterie et imbécillité — ce mot, en son sens premier de faiblesse, d’infirmité. Un tel reproche serait pour partie recevable, s’il ne s’arrimait à un argument d’autorité, riveté à une auto proclamation d’incorruptibilité : sa propre droiture contre toutes les adorations, adulations et autres coups d’encensoir aux fumerolles suspectes de faire tousser son petit monde tout entier à soi… car il vaut mieux tancer un crime de dévotion — toujours entendre un excès de dévotion — que risquer d’être troublé, peut-être l’est-on déjà, par un savoir, une analyse, un paradigme nouveaux, imprévus, des connaissances qu’on n’avait pas rencontrées ou pas de cette manière, des raisonnements surprenants, avec pour signe patent de ce désarroi offensif, l’indigence de toute connaissance documentée sur ce que l’on condamne au nom de la dévotion qui s’y rattacherait ! Il y a, sous cet aspect, deux relations irréconciliables eu égard au(x) savoir(s) : ceux qui ne se laissent jamais toucher, séduire, bouleverser, grandir ou seulement changer, contre ceux qui l’osent. Et ce n’est pas la force contre la fragilité que les premiers opposent aux seconds, bien qu’ils le fassent, c’est l’inverse : dans cette impossibilité à parcourir des chemins inconnus, ou s’y laisser mener, il y a un véritable aveu de faiblesse. Pour sauver sa mise et la face, vilipender la dévotion de l’interlocuteur fera l’affaire, « explication » par avance défavorable à la qualité et la force d’une rencontre avec quelque objet qui nous surprend — ces derniers mots, de Descartes (Les passions de l’âme, II -art. 53).

 

         Outre qu’il y a insulte à l’intelligence de l’autre, il y a surtout péché d’orgueil pour qui revendique n’être jamais tombé si bas et se préserver comme de la peste d’un étonnement et d’une admiration qui nous surprend par sa nouveauté, contre ce que nous connaissions auparavant — Descartes encore, qui ne confond jamais, jamais, dévotion et idolâtrie, ce dernier mot n’étant, sauf erreur de ma re-re-lecture, pas employé une seule fois dans les 212 articles du Traité.

 Je m’en voudrais de ne pas reproduire cette magnifique approbation à la dévotion que Saint-Évremond, plus tard dans le siècle, fit Au comte d’Olonne (Lettres, t. I, p 261, éd. Ternois) : « Je ne conseillerai jamais à personne de résister à la dévotion qui se forme de la tendresse, ni à celle qui nous donne de la confiance. L’une touche l’âme agréablement, et l’autre assure à l’esprit un doux repos ; mais tous les hommes et particulièrement les malheureux doivent se défendre avec soin d’une dévotion superstitieuse qui mêlerait sa noirceur avec celle de l’infortune. » Voilà qui est dit : il y a deux sortes ou plutôt deux usages de la dévotion qui s’entend comme une faute contre l’esprit si l’on est soi-même malheureux et que l’on rapporte ses propres ressentiments à celui que l’on blâme.

         Toujours dans Les passions de l’âme (article 70, De l’admiration ; sa définition et sa cause), Descartes revient à la notion de surprise : bien qu’elle inclue le surgissement, l’imprévisibilité ou l’impréparation, il ose le pléonasme subite surprise mais, contrairement à l’idée commune qui y voit motif à méfiance voire à rejet, une subite surprise doit nous porter à la meilleure attention et la plus fine envers ce qui nous étonne, en raison de son caractère rare, inaccoutumé, inhabituel, en raison donc du dérangement qu’elle provoque. Cet arrivement subit et inopiné – quelle jolie expression ! – est toujours une force (ibid. 72), nous sommes plus riches alors de ce que nous avons auparavant ignoré (ibid. 75). Seule la rareté produit cette inclination. Descartes poursuit (ibid. 76) : pour se prémunir de l’excès d’admiration, il ne faut pas, paradoxalement, se limiter mais être sans limites dans l’acquisition des connaissances les plus rares et les plus étranges. Voilà une talentueuse façon de soigner le mal — dont on accuse ceux qui (vous) dérangent — par le mal, inoculer un contrepoison à sa propre routine, son train-train, son ronron, son misonéisme intellectuels, étant entendu, n’est-ce pas, que nous ne parlons de rien d’autre ici.

 

         Nous n’avons de la vénération que pour les causes libres Descartes, ibidem III, art. 162 — alors, seules celles de qui nous n’attendons que du bien seront objets de dévotion, c’est moi qui souligne. Or, préalablement — danger de ne pas lire in extenso ces textes de haute volée, avec lui le beau risque inverse, ne plus jamais cesser — Descartes avait clairement établi qu’il y a défaillance à refuser l’examen de ce qu’on ignorait auparavant, si, en toute surprise et rareté, on se trouvait en sa présence. Il y a une autre raison — non envisagée par Descartes qui n’entre pas dans les particularismes, s’efforçant, c’est le métier de philosophe, de demeurer au-delà (et non au-dessus) d’eux — l’autre raison à se voir reprocher (euphémisme) le péché, la faute, l’inconduite, et même l’indignité de la dévotion à laquelle l’accusateur se prévaut d’échapper comme à la peste et au choléra conjoints, s’appelle l’inconnaissance de ce qu’il faut rudoyer en soi pour se réveiller de [son] sommeil dogmatique. L’aveu est de Kant, qu’on ne peut soupçonner de survoler ses sujets. Il désigne David Hume, son contemporain, sans la lecture duquel il n’aurait pu élaborer ses Critiques (rappelons que critique signifie examen approfondi et non condamnation) de toute(s) connaissance(s). Le « dogmatisme » ici visé n’est pas celui qui tombe du ciel ni des cieux selon le sens courant, mais l’ensemble des savoirs que nous avons acquis par accumulation d’habitudes, mémorisations mécaniques dans et par une inappétence acquise à scruter leurs contenus i.e y prendre des risques (bis bis repetita). Peut-être, peut-être qu’une accusation de dévotion procède aussi de la soudaineté qui bouscule celui qui ne connaît pas l’intensité des ruminations incessantes auxquelles, par excès de zèle philosophique, certains esprits sont condamnés.

        

         Descartes — Saint-Évremond aussi en termes plus délicats, et l’austère Kant — Descartes est finalement très sévère contre celui qui choisit la dérision ou la moquerie (ibid. 178) envers quiconque suppose (i.e pose pour préalable) qu’une personne mérite le mal qu’on dit d’elle. Il y voit une joie mêlée de haine, expression qu’il faut entendre dans l’usage habituel de l’auteur, ce qui exclut l’idée d’hostilité profonde envers quiconque, mais la satisfaction que peut et certainement doit éprouver celui qui rejette (tout) ce qui ne pourrait que troubler sa tranquillité — intellectuelle, bis repetita au carré. Il ne s’agit que de cela. Mais cela est rude.

L’instant hamadryade

29 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Ils pourraient être vus n’importe où, pas vraiment n’importe quand.

Jamais totalement affranchis de la nostalgie des sonnets alexandrins-lamartiniens-hugoliens des récitations de l’enfance — les arbres y sont toujours jaunis et leurs cimes dépouillées, parfois les deux ensemble, une licence poétique — les arbres des mois qu’on dit par ailleurs en « r-e », les quatre derniers de l’an civil, me font une fascination permanente, seraient-ils — parfois il faut savoir le dire — semblables les uns aux autres, arrière-plans obligés d’un tableau répliqué ad infinitum. Je me demande soudain si la nature subit ou pratique l’éternel retour nietzschéen. La question s’envole sitôt qu’elle apparaît, les arbres, sans être toujours les mêmes, se suivent et se ressemblent sous les gris poisseux du crachat crachiné des bruines. J’en connais qui, pour moins, ferait une embardée et planterait les pneus de leur véhicule dans un talus glissant et gras.

Après plusieurs jours venteux-pluvieux-tempêtueux-tumultueux-ombrageux-coléreux-furieux-quinteux et autrement disgracieux, je ne parviens pas à oublier un gros pois jaune soleil, une flamboyante pastille, déposée par un pinceau d’enfant triomphateur involontaire de ses maladresses, au beau milieu du rien asphalté franchi sous un chiffonné de grisailles. En tout autre lieu il eut fallu faire demi-tour, ralentir, reculer, s’arrêter, que sais-je ? Depuis, l’arbuste ou l’arbrisseau, le point d’or entre-aperçu en contre-plongée de berges herbues, seul et victorieux et anonyme fugace des éléments courroucés autour de lui, l’arbuste apparu-disparu dans le même instant, l’arbrisseau, un éblouissement à lui seul, cherche en moi une écriture à la hauteur du petit séisme noémique dont il fut la cause. Seul le fond de ma rétine qui grignote jour après jour la partie abécédaire de mon cerveau pour mieux la guirlander, sait, tandis qu’elle déforme au bout de mes doigts détrempés par les eaux du ciel pendues aux souquenilles sales des nuées qui se traînent au sol, avec elle, l’écran infidèle des souvenances, il sait en silence de moi ce qui, passant par-là, se passa là :

 

l’or citron vert caméléon

d’un point  de braise

en ma mémoire

 

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